Un nouveau silence régna entre ces deux hommes, dont l’un commandait impérieusement après avoir longtemps obéi.
Puis Rocambole frappa du pied le parquet et dit avec véhémence :
– Mais c’est donc ma tête que tu veux, misérable !…
– Peuh ! dit Zampa, que voulez-vous que j’en fasse ? Si je tenais à me débarrasser de vous, je n’aurais nul besoin de vous faire écrire votre vrai nom. Tenez, je lèverais le canon de ce pistolet à la hauteur de votre œil gauche, et je vous boucherais cet œil avec une balle de la grosseur d’un pois chiche.
Zampa s’exprimait en souriant et du ton dont il eût raconté une gaudriole. Rocambole, le sourcil froncé, froissait sa plume dans ses doigts et se taisait.
– Tenez, poursuivit le Portugais, je vais vous dire pourquoi je tiens à ce que vous écriviez cette petite déclaration, et je suis persuadé que vous ne résisterez plus.
Le faux marquis le regarda.
Zampa reprit :
– Pendant quelques mois, je vous ai très fidèlement servi, un peu parce que je vous craignais, un peu aussi parce que vous m’aviez fait de fort belles promesses…
– Je suis prêt à les tenir.
– Bah ! vous m’aviez fait le même serment et vous m’avez envoyé prendre un bain dans la cave.
– C’est vrai, j’ai eu tort.
– Eh bien ! c’est pour que cela ne se renouvelle plus que je veux ce bout de papier et ces trois lignes de votre écriture.
– Et qu’en feras-tu ?
– Je les porterai chez un homme de loi – sous enveloppe cachetée, bien entendu ! – et je lui dirai : « Ceci est mon testament. Je viendrai vous faire une visite tous les mois. Si un mois s’écoulait sans que vous m’eussiez vu reparaître, eh bien ! supposez que je suis mort et ouvrez mon testament. » Comprends-tu, marquis ?
– Oui, fit Rocambole d’un signe de tête.
– Tu sens bien que ce sera réellement un brevet de longue vie pour moi, mon cher monsieur de Rocambole, ajouta le Portugais d’un ton facétieux. Allons, un peu de courage… écris… et tu épouseras Conception.
Malgré ce nom magique, Rocambole hésitait toujours. Enfin il regarda fixement Zampa.
– Est-ce bien là ton unique but ? demanda-t-il en lui dardant un regard qui sembla vouloir lui fouiller l’âme et deviner sa pensée tout entière.
– Je n’en ai pas d’autre.
– Vrai ?
– Dame ! le vrai marquis de Chamery ne fera jamais pour moi ce que tu feras.
– C’est juste… Eh bien ! en ce cas, tu ne te refuseras point toi-même…
– À quoi ?
– À écrire ces quelques mots…
Et Rocambole dicta :
« On m’appelle Zampa, mais ce n’est point mon vrai nom ; je m’appelle Juan Alcanta, Portugais d’origine, et condamné à la peine de mort pour crime d’assassinat, le…, etc.
– Oh ! mon Dieu ! répondit l’ancien valet de don José, s’il ne faut que cela pour faire votre bonheur, passe-moi ta plume, marquis.
Et Zampa écrivit fort lisiblement et signa de son vrai nom de Juan Alcanta.
Rocambole étendit la main pour s’emparer du papier.
– Oh ! pardon, dit Zampa qui allongea le bras et releva son revolver, tout à l’heure, quand tu auras écrit, nous échangerons cela dans les règles.
– Soit, répondit Rocambole.
Il prit la plume, et à son tour il écrivit sous la dictée de Zampa. Puis il signa.
Alors l’échange des deux papiers eut lieu.
– Maintenant, ajouta Zampa en se levant, je m’en vais.
– Pourquoi ?
– Pour aller m’occuper de tes affaires… Demain, tu auras le portrait.
– Avant que Conception l’ait vu ?
– Parbleu !
– Et… le forçat ?
– Nous nous en débarrasserons.
– Quand ?
– Demain soir.
Rocambole respira avec une volupté secrète.
– Mais, ajouta Zampa, pardon, monseigneur, voulez-vous me permettre une question ?
– Va, j’écoute.
– Pourquoi votre Seigneurie, qui vient à Cadix pour se marier, y arrive-t-elle incognito et sous le nom du baron Wenceslas Polaski ?
Rocambole hésita un instant.
– Bon ! dit Zampa, vas-tu faire des mystères avec moi ?
– C’est que je voulais voir le marquis.
– Le vrai ?
– Oui.
– Tu avais donc eu vent de la chose ?
– Parbleu !
– Hum ! murmura le Portugais, si tu ne m’avais pas rencontré, ton incognito ne t’aurait pas servi à grand-chose ; tandis que maintenant j’en suis enchanté.
– Ah !…
– Mais lis donc la lettre du señor Pedro C…, le commandant du port ; tu as été un peu troublé en me reconnaissant et tu as oublié…
Rocambole ouvrit la lettre et lut :
« Monsieur le baron,
« Les amis du général C… me feront toujours honneur et plaisir en me permettant de leur être agréable. Si l’heure n’était pas si avancée, je me serais présenté à votre hôtel – ce que je compte faire demain – pour me mettre à votre disposition, et, en attendant, j’ai l’honneur d’être, monsieur le baron,
« Votre très obéissant serviteur,
« PEDRO C… »
– Le señor Pedro C…, dit Zampa, est un homme charmant, il t’invitera à dîner, sois-en sûr, et tu trouveras chez lui le marquis de Chamery.
– Tais-toi donc, malheureux ! il n’y a d’autre marquis de Chamery que moi…
– Pas encore… mais, demain soir, tu pourrais bien avoir dit vrai ; adieu…
Et Zampa mit le revolver dans sa poche.
– Que fais-tu là ? demanda Rocambole.
– J’ai besoin de cet outil, je te le rendrai demain… Bonsoir.
Et Zampa sortit sans vouloir s’expliquer davantage. Dans l’escalier il rencontra les laquais galonnés de M. le baron Wenceslas Polaski et il les salua jusqu’à terre ; puis il gagna la rue, et quand il fut en plein air il se dit :
– La comtesse Artoff a dû m’attendre sur le port depuis plus d’une heure, et je suis convaincu qu’elle m’accuse de trahison.
Sur ce mot de trahison, Zampa s’arrêta.
– Il est bien certain, continua-t-il peu après, que la vengeance est non seulement le plaisir des dieux, mais encore celui des hommes. Rouler ce bon monsieur de Rocambole, qui a voulu m’assassiner, ce sera pour moi une volupté sans pareille… Cependant…
Comme, sans doute, il était en proie à de très graves méditations, Zampa s’arrêta, s’assit sur une borne et prit sa tête à deux mains.
– Allons, Zampa, mon ami, se dit-il, ne faisons pas le niais et raisonnons : sans doute, il serait agréable de prendre une revanche avec cette canaille de Rocambole ; mais cependant, s’il y avait encore moyen de le tirer de ce mauvais pas et de le faire duc de Sallandrera, conviens que tu aurais une jolie position et que, grâce à ce papier que tu as dans ta poche, il ne pourrait plus rien te refuser… Jusqu’à présent, je me suis moqué de lui et j’ai joué la comédie ; à présent, soyons sérieux et réfléchissons, pesons bien et sagement le pour et le contre : sauver Rocambole, c’est mentir à tous mes sentiments de vengeance, c’est servir l’homme que je hais, mais, aussi, c’est faire ma fortune… Sauver Rocambole !… D’abord, voyons si cela est possible. Jusqu’à présent, mademoiselle Conception ne sait rien, c’est la comtesse et moi qui devons tout lui apprendre. Pour que je pusse me taire, il faudrait… Ah diable ! s’interrompit Zampa, voilà une fameuse idée, par exemple !… Si la comtesse m’attend encore, si elle est toujours sur le port, si nous faisons tête-à-tête, dans un canot, le voyage de la villa… Diable !… diable !… on pourrait bien la noyer, après tout !
Et Zampa, qui laissa glisser un sourire cruel sur ses lèvres, se leva de sa borne et reprit, en pressant le pas, sa course vers le port. Minuit sonnait à toutes les églises quand le Portugais arriva sur le port, il le trouva désert ; mais il entendit au large un bruit d’avirons. C’était un canot qui s’éloignait.
Un pêcheur était assis dans sa barque, qui était amarrée au quai, et il fumait tranquillement en regardant les étoiles.
Zampa s’approcha de lui.
– Dis donc, camarade, lui dit-il, sais-tu qui va à la pêche si tard ?
Et il indiquait du doigt la direction probable du canot qui s’éloignait.
– Ce n’est pas un pêcheur, répondit celui à qui Zampa s’adressait.
– Qui est-ce donc ?
– Une dame qui se promène la nuit sur la mer. C’est Juan, mon camarade, qui l’a prise dans son canot.
– Ah !… pensa Zampa, voici qui renverse toutes mes combinaisons. Cette dame, c’est la comtesse. La comtesse s’en va à la villa. Elle a le portrait. Dans une heure, Conception saura tout… Décidément, Rocambole est un misérable et je l’abandonne.
Ayant ainsi pris sa résolution, Zampa roula une cigarette et emmena le pêcheur dans une posada voisine, où il lui offrit de la limonade.
Il sortit du cabaret vers trois heures du matin, gagna la haute ville et alla tranquillement s’asseoir sur le seuil de la maison qu’habitait la comtesse Artoff.
Ce fut là qu’en revenant de la villa Baccarat le trouva. En ce moment-là, le jour commençait à poindre. Baccarat reconnut le Portugais, qui vint à elle la casquette à la main.
– Tu m’as fait attendre, lui dit-elle, et je trouve cela au moins singulier.
Zampa mit un doigt sur ses lèvres, et montra Fernand.
– Quand je serai seul avec madame la comtesse, dit-il, je lui expliquerai…
– Parle devant monsieur.
– Non, dit le Portugais.
– Drôle ! murmura Fernand.
Zampa salua.
– Monsieur m’excusera, dit-il ; mais ce que j’ai à dire à madame la comtesse est un secret.
– Bien, répondit-elle.
Elle tendit la main à Fernand, qui prit congé d’elle, et elle pénétra dans la petite maison à l’aide d’un passe-partout.
Zampa la suivit. Baccarat le fit entrer dans un petit salon qui se trouvait au rez-de-chaussée.
– Tu as l’air bien mystérieux, lui dit-elle.
– Dame ! ce n’est point sans raison.
La comtesse le regarda avec surprise.
– De quoi s’agit-t-il ?
– De Rocambole.
Baccarat tressaillit.
– Tu as de ses nouvelles ?
– Oui, madame, je l’ai vu ce soir.
– Que dis-tu ?… s’écria la comtesse, Rocambole serait-il… ?
– Il est à Cadix.
– Depuis quand ?
– Depuis quelques heures, incognito, sous le nom du baron Wenceslas Polaski.
– Tu es fou !
– Nullement, madame.
– Comment ! tu l’as vu ? tu l’as bien vu ?
– Je lui ai parlé. Et c’est parce qu’il m’a retenu longtemps que je n’ai pu me trouver au rendez-vous que madame la comtesse m’avait donné.
– Mais que vient-il donc faire à Cadix sous un faux nom ?
– Et, ajouta Zampa, avec une lettre de recommandation du général C… pour son parent le capitaine Pedro.
– Dis-tu vrai ?
– Très vrai, madame.
– Que vient-il donc faire ?
– Prendre l’air de Cadix et trouver un moyen d’assassiner sérieusement le vrai marquis de Chamery.
Baccarat bondit sur sa chaise.
– Comment ! il sait ?…
– Il sait tout. Il a appris la moitié de l’histoire à Paris.
– Et… l’autre ?
– Je me suis chargé de la lui narrer.
– Mais alors il va prendre la fuite, il va nous échapper…
– Non, dit Zampa ; il dort fort paisiblement à cette heure, et il rêve qu’il épouse Mlle Conception.
Le sang-froid et l’air goguenard du Portugais impatientèrent la comtesse Artoff.
– Maître Zampa, dit-elle, faites-moi donc le plaisir de vous expliquer catégoriquement et sans réticences.
– Soit, madame.
Et Zampa raconta son entrevue fortuite avec le baron Wenceslas Polaski, et ce qui en était advenu. Puis il montra à la comtesse la déclaration écrite par Rocambole.
– Je crois, dit-il, que ces trois lignes pourront le mener loin.
– Nous le mènerons au bagne ou à l’échafaud, dit lentement Baccarat.
Le Portugais et la comtesse Artoff demeurèrent seuls plus d’une heure.
Que se passa-t-il entre eux ? nul ne le sut ; mais Zampa, en sortant de chez elle, s’en alla à l’hôtel des Trois Mages, et se fit annoncer chez M. le baron Wenceslas Polaski. Rocambole fronça le sourcil en le voyant entrer.
– Tiens, lui dit Zampa en lui tendant un rouleau assez volumineux, voilà le portrait de ton homonyme.
Il déroula la toile et montra à Rocambole le portrait du marquis de Chamery enfant.
En mettant le doigt sur la tache de vin que l’enfant portait à la jambe droite :
– Voilà ce qui a failli te perdre, dit-il.
Rocambole s’empara du portrait.
– Que vais-je en faire ? demanda-t-il.
– Tu le brûleras, répondit Zampa, et quand il n’existera plus…
– Eh bien ?
– Eh bien ! tu seras bien près de la grandesse espagnole et de la main de Conception.
Il y avait une sourde ironie dans la voix de Zampa, mais Rocambole n’y prit garde… sir Williams n’était plus là.