Vingt-quatre heures s’étaient écoulées. La nuit tombait.
Une litière, qui était sortie de Cadix par la porte orientale, après avoir fait le tour de la ville, sans doute pour donner le change, prit le chemin qui conduisait à la villa de monseigneur l’archevêque de Grenade. Cette litière renfermait deux personnes – un homme et une femme.
L’homme était M. Fernand Rocher. La femme, on le devine, n’était autre que la comtesse Artoff. Seulement, elle avait gardé ses habits d’homme, sous lesquels elle voyageait depuis son départ de Paris.
– Ma chère comtesse, disait Fernand tandis que la litière s’en allait au grand trot de ses quatre mules, ne pensez-vous pas que l’heure des explications soit venue ?
– Je vous devine, mon ami, répondit la comtesse, et je vais vous répondre.
Fernand se renversa dans le fond de sa litière, et Baccarat poursuivit en souriant :
– Depuis huit jours que je suis ici, vous avez dû marcher d’étonnement en étonnement.
– Je l’avoue…
– D’abord, vous avez peu compris pourquoi je voulais que Conception pût aimer un jour le vrai marquis de Chamery.
– Vous me l’avez expliqué en me disant que vous ne vouliez pas traîner Rocambole, que madame d’Asmolles a cru son frère et qu’elle a aimé comme tel, sur les bancs des tribunaux.
– C’est vrai.
– Mais ce que je n’ai pas compris, c’est ceci : en admettant que vos espérances se réalisent, que M. de Chamery, le véritable, soit aimé, et que le jour vienne où il épousera, aux lieu et place de l’infâme Rocambole, mademoiselle de Sallandrera, n’arrivera-t-il pas tôt ou tard que la vérité se fera jour ?
– Je ne le crois pas.
– Ne faudra-t-il pas tôt ou tard que la vicomtesse d’Asmolles apprenne…
– Non.
– Voilà où ma raison est trop faible pour comprendre, comtesse.
– Eh bien ! écoutez-moi attentivement, mon ami. Je vais vous dérouler mon plan tout entier.
– J’écoute, comtesse.
– Le vrai Chamery, ce noble et beau jeune homme si malheureux et si fier, a produit une impression profonde sur mademoiselle de Sallandrera, impression qu’elle ne s’est point avouée d’abord, qu’elle n’a point comprise ensuite, parce qu’elle aimait ce misérable voleur de noms et de titres, mais qu’elle comprendra maintenant, je l’espère.
– Bon, dit Fernand. Eh bien ?
– Si je puis faire jaillir une étincelle du contact de ces deux cœurs – et j’espère y arriver, car mademoiselle de Sallandrera a produit sur le marquis une impression tout aussi vive –, rien ne sera facile comme de substituer le vrai marquis au faux.
– Vous croyez ?
– Sans doute. On attend de Paris celui qu’on croit le vrai marquis. Tout est prêt pour le mariage, qui doit se faire sans pompe dans la chapelle du château de Sallandrera. Après le mariage, les deux époux doivent se rendre à Madrid. Là, le marquis doit y trouver ses lettres de crédit auprès de Sa Majesté brésilienne, et partir dans les quarante-huit heures.
– Pour le Brésil ?
– Sans doute.
– Je ne comprends toujours pas.
– Attendez… Supposez donc que la substitution soit possible ; le vrai marquis, au nom duquel Rocambole a obtenu ses lettres de naturalisation, prendra la place de Rocambole ; il emmènera sa jeune femme, et partira pour le Brésil. Il y passera dix ans.
– Ah ! je devine.
– Rocambole et lui sont de la même taille ; ils se ressemblent vaguement, puisque cette ressemblance a fait la force du bandit. Dans dix ans, madame d’Asmolles, en revoyant son vrai frère, croira l’avoir déjà vu à Paris.
– Oh ! je comprends très bien maintenant, dit Fernand ; seulement, pour en arriver là, que de difficultés !
– Je le sais, mais… Dieu est bon !
– Et puis… ce misérable, qu’en ferons-nous, comtesse ?…
Un éclair jaillit des yeux de Baccarat.
– Oh ! il sera châtié d’une façon terrible, dit-elle, vous verrez.
L’accent de Baccarat fut solennel et redoutable comme la voix d’un juge, et Fernand ne put s’empêcher de frissonner.
– Mais, dit-il encore, expliquez-moi une dernière chose, comtesse ; pourquoi, puisque Rocambole est ici caché sous un déguisement et un nom polonais, ne le faites-vous point arrêter ?
– Ceci est mon secret pour trois jours encore, mon ami, répondit Baccarat en écartant de sa main blanche et délicate les rideaux de cuir de la litière, qui venait de s’arrêter.
Ils se trouvaient à la grille de la villa.
Une femme, au bruit de la cloche, se montra sur le perron. C’était la duchesse de Sallandrera. La pauvre mère accourut vers la comtesse et lui tendit les bras.
– Comment va-t-elle ? demanda Baccarat.
– Elle a beaucoup pleuré, mais le calme est revenu, et depuis ce matin, madame, elle demande à vous voir.
– Où est-elle ?
– À sa fenêtre, dans sa chambre, elle regarde toujours la mer. Cette ténacité m’effraie.
– Et moi, dit la comtesse, elle me met une espérance au cœur.
– Dieu vous entende, madame !
– Voulez-vous me permettre de pénétrer seule chez elle ?
– Comme vous voudrez, madame.
La duchesse prit la main que lui offrait M. Fernand Rocher et le conduisit au salon d’été de la villa. Quant à Baccarat, elle monta lestement au premier étage, traversa un vaste vestibule et frappa deux coups discrets à la porte de Conception. La jeune fille ne répondit point.
La clef était sur la porte ; la comtesse entra. Aux dernières clartés du jour elle aperçut mademoiselle de Sallandrera accoudée à sa fenêtre, l’œil fixé sur la mer, comme l’avait dit sa mère, et abîmée en une rêverie profonde.
Baccarat referma la porte et alla presque à elle sans que la jeune fille l’eût entendue. Puis elle lui posa un doigt sur l’épaule. Conception se retourna vivement et jeta un cri.
– Ah ! c’est vous, comtesse, dit-elle avec émotion.
La comtesse Artoff la prit dans ses bras et la pressa affectueusement.
– Pauvre enfant, dit-elle, comme vous devez souffrir !
Ces mots eurent pour résultat de réveiller l’orgueil de race de la jeune fille. Elle se redressa calme, l’œil froid, presque menaçant.
– Vous vous trompez, comtesse, dit-elle, je songe à me venger ce matin même…
– Vous serez vengée, mademoiselle.
– Maintenant, ajouta Conception, j’ai un tel mépris pour ce misérable que la vengeance me semble indigne de moi, comtesse.
– Mademoiselle, répondit Baccarat, la vengeance est, comme vous le dites, indigne de vous, mais vous avez le droit de punir, et j’oserais même dire que vous n’avez pas celui de pardonner.
Conception tressaillit et regarda la comtesse.
Celle-ci continua :
– L’homme qu’il faut châtier d’une façon solennelle et terrible, l’homme qui doit être retranché pour jamais du milieu social a volé un nom, une fortune, il a assassiné lâchement et il appartient à la justice humaine.
– Eh bien ! livrez-le donc, fit Conception avec une sorte d’indifférence qui dissimulait mal sa douleur.
– Non, répondit Baccarat ; plus tard.
– Que voulez-vous donc faire, madame ?
– Avant de punir le voleur et l’assassin, il faut songer…
– Ah ! s’écria Conception, je vous devine, madame, et votre pensée a été la mienne durant la journée tout entière… Il faut que l’homme spolié soit remis en possession de son nom et de sa fortune, il faut que M… de… Chamery… sorte… du bagne…
– Oui, mademoiselle.
– Oh ! je vais écrire à la reine… je vais, s’il le faut…
Baccarat arrêta Conception d’un geste. Puis elle dit :
– Avant tout cela, mademoiselle, avant que j’ose vous donner un conseil, faites-moi une grâce !
– Oh ! parlez ! parlez !
– Accordez à M. de Chamery une entrevue…
Conception pâlit, un flot de sang lui monta au cœur ; Baccarat la vit chanceler et la soutint dans ses bras.
– Venez ! venez ! lui dit-elle en l’entraînant sur la terrasse de la villa.
Ce soir-là, la nuit lumineuse et les rayons de la lune glissaient à la crête des vagues.
La comtesse étendit la main dans la direction de Cadix.
– Regardez et écoutez, dit-elle. Ne voyez-vous pas un point noir… une barque, là-bas dans le sillage du courant ? N’entendez-vous point un bruit d’avirons ?… C’est lui !…
Conception s’appuya presque défaillante sur la comtesse.
– Elle l’aime déjà ! pensa Baccarat, qui frémit de joie.
Les deux femmes, penchées sur le parapet de la terrasse, l’œil fixé sur la mer, se prirent alors, silencieuses, à suivre les mouvements de la barque… La barque s’avançait rapidement. Quand elle ne fut plus qu’à une faible distance, Conception put voir qu’elle contenait deux hommes : l’un, courbé sur les avirons, nageait vigoureusement ; l’autre se tenait debout à l’arrière du canot.
À mesure que le canot approchait, Conception éprouvait un terrible battement de cœur.
Enfin il toucha la première marche de l’escalier et le rameur amarra.
Alors la jeune fille, qui se soutenait à peine et sous la frêle et svelte taille de qui la comtesse Artoff avait passé son bras, vit l’homme qui s’était tenu debout dans le canot sauter lestement sur les marches de l’escalier et les gravir… Il monta, et avant qu’il eût touché la terrasse Conception le reconnut. C’était lui, c’était bien lui.
M. le marquis de Chamery n’était plus revêtu de l’horrible vareuse rouge des forçats. Il portait une petite tenue d’officier de marine, et certes, sous ce costume, il n’était plus possible de douter. C’était bien le marquis, le vrai marquis de Chamery, et, si émue qu’elle fût, Conception se demanda comment elle avait pu un moment préférer à ce pâle et noble jeune homme l’odieux élève de sir Williams.
M. de Chamery était non moins ému peut-être que mademoiselle de Sallandrera, et ce fut en tremblant qu’il la salua, en tremblant qu’il osa lui prendre la main et la baiser.
La comtesse avait fait un pas en arrière. En ce moment, sans doute, il passa dans la tête et le cœur de la jeune fille comme une sublime inspiration.
Elle prit la main de la comtesse.
– Madame, lui dit-elle tout bas et d’une voix mal assurée, je vous en prie, allez rejoindre ma mère et laissez-moi seule une minute avec M. de Chamery.
Peut-être la comtesse devina-t-elle ce qui venait de se passer chez Conception, car elle lui pressa la main sans répondre, et se retira.
Conception et le jeune homme demeurèrent seuls, face à face, au milieu de cette nuit silencieuse et calme, ayant à leurs pieds la mer, sur leur tête la voûte étoilée du ciel espagnol. Et pendant quelques minutes ils se regardèrent, lui, n’osant se demander pourquoi elle avait voulu demeurer seule avec lui, elle se repentant peut-être de sa témérité.
Mais enfin elle sembla faire un effort sur elle-même, et levant ses grands yeux si tristes et si doux sur le marquis, elle lui dit : – Monsieur, je sais aujourd’hui votre nom et votre histoire. Je sais que ce nom vous a été volé, et vous savez sans doute, vous, que celui qui a osé le porter…
– Mademoiselle, interrompit vivement M. de Chamery, je sais que vous êtes la plus noble et la plus malheureuse des femmes.
– Oh !… monsieur, répondit-elle fièrement, ce n’est point de moi que je veux vous parler ; un misérable, un assassin, affublé d’un nom honorable, s’est trouvé sur ma route ; il a osé lever les yeux jusqu’à moi, et, crédule que j’étais, éblouie par cette renommée qu’il avait également volée, j’ai cru l’aimer. Je suis prête, moi, à subir le juste châtiment de ma faute, à entendre dire autour de moi : La fille des Sallandrera a failli épouser un assassin !… Mais près de moi, monsieur, près de vous, près de nous deux, il est des êtres nobles et bons, des êtres aimés qui vont être frappés comme moi, punis comme moi… ma mère… votre sœur !…
Elle prononça ce dernier mot avec une angoisse indicible.
– Ah ! mademoiselle, s’écria le marquis, contenant à peine son émotion, je vous comprends… si je me fais reconnaître, ce scandale tuera votre mère… il tuera ma sœur… Eh bien ! tenez, ajournez indéfiniment votre mariage avec ce misérable… Je ne réclamerai ni ma fortune, ni mon nom. Nous ferons disparaître cet homme… Vous feindrez de pleurer un fiancé – ma sœur, ma Blanche adorée, pleurera celui qu’elle a cru son frère. Et notre honneur à tous sera sauf, et il ne sera point dit qu’un scélérat a porté mon nom et qu’il a osé toucher la main de la noble fille des Sallandrera… Ne me laissez pas au bagne, faites-moi évader… Que je puisse voir une fois, une heure, quelques minutes, ne fût-ce qu’au milieu d’une foule, adossée à un pilier d’église, ma Blanche adorée, et je serai content, mademoiselle, et je vous bénirai…
Le marquis avait, en parlant ainsi, des larmes dans la voix et dans les yeux, et l’une de ces larmes, après avoir coulé sur sa joue, tomba sur la main de la jeune fille, qu’il tenait dans les siennes. Cette larme brûla Conception.
– Monsieur le marquis de Chamery, dit-elle, j’ai été une pauvre fille ignorante et crédule, mais j’ai dans les veines un noble sang qui ne mentira jamais et je passerai ma vie entière aux genoux de l’homme qui me tendra la main dans ma détresse…
– Mademoiselle ! s’écria le jeune homme, qui n’osait deviner.
– Monsieur le marquis, continua-t-elle, voulez-vous être noble et bon ? voulez-vous me sauver de la honte, sauver ma mère du désespoir, sauver votre sœur que vous adorez ?
– Oh ! parlez, dit-il, parlez !
Conception ajouta d’une voix ferme :
– Monsieur le marquis de Chamery, voulez-vous m’épouser ?
Le marquis jeta un cri de joie et tomba aux genoux de Mlle de Sallandrera.
– Oh ! oui, dit-il, car je vous aime.
– Et moi, murmura-t-elle frémissante et d’une voix presque éteinte… je sens que je vous aimerai…