XXV

À peu près à l’heure où Fernand Rocher et la comtesse Artoff se rendaient à la villa habitée par Conception et sa mère, M. le baron Wenceslas Polaski montait dans son carrosse et se rendait au palais du gouvernement. Le matin même, le noble personnage avait reçu la visite du capitaine Pedro C… Le capitaine avait traité l’illustre étranger avec les marques de la plus grande déférence, lui renouvelant de vive voix la pensée de sa lettre de la veille, à savoir qu’il lui suffisait d’être recommandé par le général C… pour le voir, lui, le capitaine Pedro, tout entier à sa disposition.

– Monsieur le baron, avait dit le capitaine du ton le plus sérieux et le plus pénétré, ce me serait une joie et un honneur de vous avoir à dîner ce soir.

Le baron avait accepté l’invitation, et c’était pour y dîner qu’il se rendait au palais du gouvernement.

Le capitaine s’avança à sa rencontre jusque sur la dernière marche du perron, au bas duquel vint tourner et s’arrêter le carrosse. Puis il le conduisit dans une vaste salle dallée en marbre, meublée à l’espagnole, et qui était le salon d’honneur. Là, il s’excusa de le laisser seul quelques minutes pour aller expédier quelques ordres, et il lui offrit des journaux anglais. C’était en anglais que la conversation s’était engagée entre eux, car le baron ne paraissait pas savoir l’espagnol.

À peine le capitaine était-il sorti que, par une petite porte, Rocambole vit paraître Zampa en grande livrée. Et, comme il faisait un geste de surprise, le Portugais posa un doigt sur ses lèvres.

– Chut !… dit-il, j’ai deux mots à te dire et je me sauve.

Il s’approcha du baron, se pencha à son oreille et ajouta :

– As-tu reçu mon billet ?

– Oui, tu m’as dit de rester chez moi toute la journée.

– Et tu l’as fait ?

– Sans doute.

– Alors tout va bien ?

– Que veux-tu dire ?

– J’aurais beaucoup de choses à te dire. Seulement je n’ai pas le temps en ce moment. Qu’il te suffise de savoir que c’est pour ce soir.

– Quoi ?

– Le mauvais quart d’heure du marquis. À moins que le diable n’ait cassé sa pipe pour ne plus fumer avec toi, cette nuit il n’y aura plus qu’un marquis de Chamery, et ce sera toi.

– Dis-tu vrai ?… murmura Rocambole, dont la voix tremblait d’émotion.

– Parbleu ! Maintenant, voici ce que tu as à faire : à dîner, tu paraîtras désirer faire une promenade en mer, la nuit, sous le prétexte… ma foi ! tu en trouveras un, je suppose.

– Je le trouverai. Après ?

– Le capitaine mettra un petit canot, son domestique et un forçat à ta disposition.

– Tu crois ?

– J’en suis sûr.

– Ce forçat, tu comprends, ce sera lui. Je m’arrangerai pour cela.

– Et… le domestique ?

– Moi. Chut ! je t’en dirai plus long bientôt. Je m’esquive.

Zampa sortit en effet et, quelques minutes après, le capitaine revint. Il s’excusa auprès de son hôte de l’avoir laissé seul si longtemps, et le présenta à sa femme, qui parut en ce moment.

Trois secondes après, maître Zampa ouvrit les deux vantaux d’une porte qui donnait dans la salle à manger du palais, et dit solennellement en espagnol :

– Leurs Seigneuries sont servies !

M. le baron Wenceslas Polaski offrit galamment la main à madame Pedro C… et l’on passa à table. Le dîner fut tout intime. Le baron se trouvait seul avec le capitaine et sa femme. Cette dernière parlait, comme son mari, parfaitement l’anglais.

Après le dîner – il était alors environ huit heures et la nuit était venue – le commandant du port invita son hôte à passer sur une terrasse, où le café était servi.

– Oh ! la belle nuit !… dit le baron ; et comme cette mer est calme !…

– La brise est un peu fraîche encore, répondit le capitaine ; mais, dans un mois, les promenades nocturnes en mer seront charmantes.

– Ma foi ! reprit le baron, je vous avoue, señor capitaine, que si j’avais un canot à ma disposition, j’irais volontiers fumer un cigare au large. Je suis rêveur comme tout enfant du Nord.

– Qu’à cela ne tienne, monsieur le baron, dit le capitaine ; je puis vous offrir le canot que vous désirez.

– Vrai ? fit le baron avec une joie naïve.

– Et un forçat pour gondolier.

– Diable ! un forçat ! dit le noble étranger, qui laissa échapper un geste d’inquiétude. (Puis il ajouta :) Je ferai peut-être sagement, en ce cas, de vous laisser ma montre et ma bourse.

Le commandant répondit, souriant à son tour :

– Ne craignez rien, monsieur le baron, je vais vous donner mon meilleur sujet du bagne, et avec lui mon valet de chambre.

– Parfait ! dit le baron.

Le capitaine appela Zampa.

Zampa arriva, tête nue, respectueux, et salua le baron jusqu’à terre.

Le capitaine lui dit quelques mots en espagnol, et, vingt minutes après, M. le baron Wenceslas Polaski prenait congé du commandant du port et de sa femme, et descendait, en compagnie du Portugais, les marches d’un petit escalier tournant qui conduisait à la mer.

– Maintenant, lui dit le Portugais en se penchant à son oreille, nous pouvons parler.

– Je t’écoute ; voyons ?

– La nuit est sombre… Nous allons gagner le large ; puis nous doublerons cette pointe de rochers qui se trouve sur notre droite, de façon à nous mettre hors de vue.

– Es-tu niais ! dit Rocambole, puisque la nuit est sombre !…

– L’éclair d’une arme à feu traverse la nuit.

– C’est juste. Mais il me semble qu’on pourrait employer un de ces jolis couteaux catalans… tu sais ?

– Non, dit Zampa. Avec un couteau ou un poignard, on n’est pas toujours sûr de tuer roide – j’en suis la preuve, hein ?

– Bah ! répliqua Rocambole d’un ton léger, ne parlons point de cela.

– Soit. Avec une balle, au contraire, on est certain de son affaire. Tiens, voilà ton revolver.

Et Zampa tendit le revolver au baron Wenceslas Polaski.

– D’ailleurs, ajouta-t-il, notre homme est un solide gaillard et il faut le tuer, comme un lièvre au gîte, sans qu’il s’en doute. Avec un poignard il pourrait bien y avoir lutte… et puis, enfin, j’ai trouvé une combinaison que je t’expliquerai après l’affaire. Allons toujours.

Rocambole mit le revolver dans sa poche.

Le palais du gouvernement, on s’en souvient, donnait sur le port. L’escalier par lequel Zampa et son compagnon descendirent aboutissait directement à un autre escalier en plein air, dont les dernières marches étaient battues par la vague.

Au bas de cet escalier il y avait un canot. Ce canot, dans lequel un homme paraissait sommeiller, était celui que le commandant du port mettait à la disposition de M. le baron Wenceslas Polaski.

Zampa, en posant le pied sur la première marche de ce deuxième escalier, se pencha encore à l’oreille de Rocambole et lui dit tout bas :

– Maintenant, pour envoyer le marquis rejoindre ses aïeux, tu attendras que je t’indique le moment par un signal.

– Quel sera ce signal ?

– Quand nous serons à une certaine distance en mer, je lui dirai : « Hé ! marquis, raconte-nous donc ton histoire. Tu es un vrai marquis, n’est-ce pas ? »

– Et c’est alors que je tirerai ?

– Parbleu ! tu as six balles à lui envoyer avec ton revolver.

– C’est convenu, murmura Rocambole, qui avait reconquis un merveilleux sang-froid.

Zampa sauta le premier dans la barque.

– Allons, marquis, allons ! dit-il, en éveillant assez brusquement le dormeur.

L’homme couché dans le canot se redressa et dit en espagnol :

– Qu’est-ce que c’est ?

– C’est moi, Zampa, le valet de chambre du capitaine.

– Est-ce que le capitaine a besoin de moi ?

– Allume ton falot à l’avant du canot, et prends tes avirons, marquis. Le personnage qui m’accompagne est un grand seigneur polonais très original : il aime à se promener la nuit.

Rocambole, qui se tenait encore sur l’escalier, n’avait point perdu un mot de ce court colloque.

Pour entrer dans la barque, il attendit que l’interlocuteur de Zampa eût fait jaillir quelques étincelles d’un briquet et allumé une torche de résine qui se trouvait fichée à l’avant. À la lueur de cette torche, Rocambole put voir fort distinctement le visage du forçat.

Cet homme, en veste rouge, à bonnet vert, Rocambole le reconnut sur-le-champ et comme s’il l’eût quitté la veille : c’était l’officier de marine du brick la Mouette, c’était celui dont il portait le nom, le vrai marquis de Chamery.

Un voleur ne se trouve jamais face à face de l’homme qu’il a dépouillé sans éprouver une certaine émotion. À la vue du marquis, Rocambole sentit que son cœur battait plus fort ; et, sous la couche de rouge brique dont son visage était couvert, il se sentit pâlir légèrement, sans songer que, grâce à son déguisement et à sa perruque blonde, il était tout à fait méconnaissable. Mais M. le baron Wenceslas Polaski n’était pas homme à se troubler bien longtemps. Il se remit en quelques secondes, entra dans la barque et alla s’asseoir à l’arrière, à la place d’honneur. Puis il fit un signe à Zampa, qui s’assit devant lui et tourna le dos au forçat. Celui-ci prit les avirons et détacha l’amarre de son bateau.

– Au large ! dit Zampa en espagnol.

Puis tout bas au baron :

– Tu sais qu’il parle l’anglais, le marquis ?

– Oui, fit Rocambole d’un signe de tête.

– Tu peux causer avec lui par conséquent.

– Non, dit Rocambole agitant la tête de droite à gauche.

– Pourquoi ?

– Parce que, dit le baron se penchant à l’oreille de Zampa, il pourrait me reconnaître à la voix.

– Bon ! je comprends…

Et Zampa prit un aviron au fond de la barque et aida le forçat à sortir du port.

La brise venait de se lever.

– Monsieur Zampa, dit le forçat en espagnol, on peut larguer la voile ?

– Comme tu voudras, marquis.

Le forçat dressa son mât, déploya sa voile et se mit à la barre. Aussitôt, poussé par la brise, le canot fendit les lames avec la légèreté d’une mouette qui rase les flots avant la tempête.

– Où allons-nous, monsieur Zampa ?

– Au large d’abord.

– Puis ?

– Et puis tu mettras le cap sur cette pointe de rochers qui s’avance là-bas dans la mer.

– Bien.

– Et tu la doubleras.

Le forçat s’inclina et exécuta les ordres du valet de chambre de feu le duc de Château-Mailly.

Zampa disait à Rocambole :

– C’est assez original, hein, que je tutoie le vrai marquis de Chamery, tandis que je te traite avec tant de respect ?

Rocambole prit le bras de Zampa, et le serra fortement.

– Tais-toi ! lui souffla-t-il à l’oreille.

Le vrai marquis de Chamery, l’homme à qui, quelques heures plus tôt, mademoiselle de Sallandrera avait offert sa main et qui avait repris sa vareuse de forçat, s’occupait de manœuvrer son embarcation et ne paraissait prêter aucune attention aux quelques mots échangés à voix basse entre Rocambole et le Portugais.

Le canot, poussé par une brise assez forte, était entré dans ce courant rapide qui passait au pied de la villa habitée par Conception et sa mère. Au moment où les murs de la coquette maison de plaisance commençaient à blanchir dans la nuit, Zampa dit tout haut :

– Hé ! le marquis, tu connais cette maison, n’est-ce pas ?

– C’est celle de l’évêque de Grenade, répondit le forçat.

– C’est là qu’est la fiancée de ton homonyme, marquis.

Et Zampa se tourna vers Rocambole.

– Attention, lui dit-il.

– Je n’ai pas d’homonyme, répondit le forçat avec fierté.

Le canot passa, les murs blancs de la villa disparurent dans la nuit et la pointe de rochers fut doublée. Le canot se trouvait alors hors de la vue du port.

Assis à la barre, le marquis de Chamery était parfaitement éclairé par la torche de résine, tandis que Rocambole et Zampa se trouvaient dans l’ombre.

– Comment ! dit Zampa, tu n’as pas d’homonyme ?

– Non.

– Ainsi, le marquis de Chamery…

– C’est moi.

– Bah ! et celui de Paris ?

– C’est un imposteur.

Rocambole, masqué par Zampa, venait de tirer son revolver de sa poche et ajustait le forçat par-dessus l’épaule du Portugais.

– Ainsi, dit celui-ci, qui éleva la voix, tu es un vrai marquis ?

Le marquis n’eut pas le temps de répondre ; un coup de feu partit et Rocambole vit l’homme sur qui il tirait bondir, se dresser, étendre les bras et porter ensuite les mains à sa poitrine avec un geste de douleur suprême, murmurant :

– Assassin ! assassin !…

Rocambole pressa coup sur coup la détente du revolver : trois détonations retentirent encore – le forçat jeta un dernier cri, voulut s’élancer vers son meurtrier et tomba à la renverse dans la mer.

Une vague passa sur sa tête et l’engloutit.

– Te voilà vrai marquis, dit Zampa, qui courut à la barre et serra son écoute.

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