Rocambole soupa d’un excellent appétit et but à longs traits le vin qui miroitait dans les flacons de cristal envoyés du château de Sallandrera. Ce vin avait sans doute une propriété capiteuse, car, si rude buveur qu’il fût, notre héros se sentit la tête lourde et se leva de table en chancelant.
Le vieux garde accourut, lui offrit le bras, et lui dit :
– Votre Seigneurie n’a qu’à s’appuyer sur mon bras ; j’aurai l’honneur de la conduire dans sa chambre à coucher.
– C’est singulier ! pensa Rocambole, le vin de ma future monte joliment à la tête ! Je suis gris comme un vrai baron polonais que j’étais il y a trois jours.
Le garde le conduisit au premier étage du pavillon et le fit pénétrer dans une jolie pièce disposée en chambre à coucher. Le confortable de l’ameublement, la recherche qui semblait présider en toutes choses frappèrent agréablement Rocambole.
– Conception a passé par là, pensa-t-il ; je reconnais dans ce luxe tout parisien la main délicate de mon adorée.
Et il se mit au lit avec l’aide du vieux garde et s’endormit bientôt d’un profond sommeil. Pendant la nuit, l’élève de sir Williams fit des rêves que justifiait amplement le château espagnol à l’ombre duquel il dormait. Il se vit Grand d’Espagne, ambassadeur, duc de Sallandrera, riche à millions, éblouissant le Brésil de sa bonne mine, de son bonheur. Le vin qu’il avait bu aidant, il eût sans doute prolongé son sommeil outre mesure, si le vieux garde ne fût venu l’éveiller vers huit heures du matin. Rocambole trouva d’abord qu’il était bien léger de troubler ainsi le repos d’un Grand d’Espagne, puis il se frotta les yeux et regarda autour de lui. Le vieux garde, sa casquette à la main, se tenait devant lui dans la plus respectueuse des attitudes.
– Votre Seigneurie m’excusera, dit-il ; mais il est huit heures, et Votre Seigneurie n’a que le temps.
– Hein ? fit Rocambole, dont l’esprit n’était point complètement lucide encore.
– C’est à neuf heures le mariage.
– Ah ! très bien.
Et Rocambole sauta lestement hors du lit, murmurant :
– Jamais je n’oserai dire à Conception que j’ai dormi comme une brute la veille de ma nuit de noces… C’est honteux !…
– Monsieur le marquis, poursuivit le garde, va me permettre de lui donner quelques renseignements…
– À propos de quoi ?
– À propos du cérémonial.
Rocambole regarda le garde, et parut ne point comprendre.
Le garde continua :
– En Espagne, et quand il est question de grands personnages comme Votre Seigneurie et mademoiselle Conception…
– Oh ! je sais, dit Rocambole, c’est son oncle l’archevêque…
Le garde sourit.
– Précisément, dit-il.
– Eh bien !… demanda le faux marquis, qu’est-ce qu’il a donc imaginé, le bonhomme d’archevêque ?
– Oh ! répondit le garde. Votre Seigneurie sera mariée comme en plein Moyen Âge.
– Peste ! dois-je endosser une cuirasse ?
– Non, mais votre Seigneurie aura des moines à sa messe nuptiale.
– Des moines à longue barbe ?
– Oui, Votre Seigneurie.
– Avec un grand capuchon ?
– Qui leur couvre toute la figure.
– Après ?
– Les moines s’empareront de Votre Seigneurie.
– Très bien.
– Et Votre Seigneurie leur appartiendra…
– Jusques à quand ?
– Jusques après la cérémonie.
– Est-ce tout ?
– Les moines sont venus.
– Ici ?
– Oui, dit le garde.
– Pourquoi ?
– Pour conduire Votre Seigneurie à la chapelle.
Rocambole se mit à la croisée.
Le pavillon dans lequel il se trouvait était au bas de la colline. Tout en haut, le marquis aperçut le manoir de Sallandrera, un vieux manoir crénelé, aux tourelles pointues, aux clochetons sveltes et dentelés, aux murs grisâtres envahis par le lichen, et dont l’imposante et sauvage attitude jetait dans l’âme une vague tristesse.
Cette tristesse serra un moment le cœur de Rocambole.
– Ma parole d’honneur !… pensa-t-il, ce mariage ressemble à un enterrement.
Le garde continua :
– Les moines vont venir ici prendre Votre Seigneurie.
– Oh ! je monterai bien tout seul au château. Je vois le chemin.
Et Rocambole indiquait du doigt un sillon blanc qui montait au flanc de la colline, et décrivait de nombreux zigzags.
– Ce n’est point par là que Votre Seigneurie montera au château.
– Bah ?…
Le garde se prit à sourire.
– Monseigneur de Grenade est un peu toqué…
– Il l’est beaucoup, murmura le faux marquis de Chamery.
– Sa Grâce veut que le mariage de Votre Seigneurie avec mademoiselle Conception ressemble en tous points au mariage de demoiselle Cunégonde de Sallandrera, qui épousa, en l’an quatorze cent soixante-dix, sous le règne de Ferdinand le Catholique, très haut et très puissant seigneur Lorenzo d’Alvimar, marquis de Valgas.
– Et, demanda Rocambole, que toutes ces bizarreries amusaient fort, comment eut lieu ce mariage ?
– Le pavillon où nous sommes, répondit le garde, était une chapelle dédiée à la Vierge.
– Très bien.
– Le marquis de Valgas arriva ici la veille du mariage, tout comme Votre Seigneurie.
– Trouva-t-il à souper ?
– Non, dit le garde en riant. Il passa la nuit en prières.
– Et… après ?
– Après, quatre moines encapuchonnés arrivèrent, bandèrent les yeux au marquis.
– Hein ? fit Rocambole.
– Et lui passèrent le vêtement nuptial.
– Qu’est-ce que ce vêtement ?
– C’est une chemise de laine, par-dessus laquelle on met à l’époux une robe de moine.
– Ah çà ! mais, interrompit Rocambole, c’est fort ennuyeux, tout cela, et monseigneur l’évêque de Grenade est fou.
– Je suis de l’avis de Votre Seigneurie, et je crois que mademoiselle Conception pense de la même manière.
– Ah ! tu crois ?
– Je suis monté hier au château, et j’ai entendu mademoiselle de Sallandrera qui disait : « Mais, mon oncle, tout cela est absurde en notre siècle ! »
– Et qu’a répondu l’archevêque ?
– L’archevêque a froncé le sourcil et doña Conception s’est tue. Croyez-moi, Votre Seigneurie, l’archevêque est vieux, il est riche à millions… Il faut flatter ses manies.
– Soit, dit Rocambole.
– Au reste, ajouta le garde, j’ai un petit billet pour Votre Seigneurie.
– Un billet ?
– Oui…
Et le garde cligna de l’œil.
– De… Conception ?
– Sans doute.
– Donne vite, alors.
Le garde tira de sa poche une jolie lettre mignonnement pliée, d’où s’échappait un parfum discret. Rocambole s’en empara et l’ouvrit précipitamment.
La lettre renfermait deux lignes sans signature ; mais Rocambole reconnut l’écriture, et son cœur battit bien fort.
Ces deux lignes disaient :
« Ami,
« Prenez patience ; vous n’avez plus que quelques heures à attendre pour voir le marquis de Chamery l’époux de mademoiselle de Sallandrera. »
– Ma foi ! pensa Rocambole, puisqu’elle le veut, je passerai par où l’on voudra, et je me prêterai à toutes les mômeries possibles.
Puis, il demanda au garde :
– Ainsi, on va me bander les yeux ?
– Oui, Votre Seigneurie.
– Et par où me conduira-t-on à la chapelle ?
– Par une route souterraine qui relie l’ancienne chapelle de la Vierge au château, et qui fut creusée au Moyen Âge.
– Est-ce les yeux bandés ?
– Sans doute.
– Ah çà !… est-ce que je dois me marier les yeux bandés ?
– Oh ! non, Votre Seigneurie ôtera son bandeau dans la chapelle.
Comme le garde faisait cette réponse, on frappa à la porte.
– Voici les moines ! dit-il.
Et il alla ouvrir.
C’étaient les moines, en effet, et Rocambole recula, malgré lui, à l’aspect de quatre personnages vêtus de robes blanches, le visage couvert de grands capuchons au travers desquels leurs yeux brillaient comme des lampes funèbres.
Le garde salua Rocambole et sortit.
Les quatre moines s’inclinèrent devant Rocambole, puis l’un d’eux dit en espagnol :
– Frère, êtes-vous prêt ?
– Peste ! murmura Rocambole, est-ce qu’on va me recevoir franc-maçon ?
Et il répondit en riant :
– Je suis prêt.
L’un des moines prit une pièce de laine blanche qu’il avait apportée sous sa robe et banda les yeux à Rocambole.
À partir de ce moment, Rocambole ne vit plus, mais il entendit et sentit.
Les moines entonnèrent alors un chant latin qui le fit tressaillir. C’étaient les vêpres des morts.
Puis l’un d’eux lui ôta son habit et lui passa un vêtement dont il ne put deviner la couleur, mais que, au toucher, il reconnut pour cette chemise de laine dont lui avait parlé le garde. Après quoi on lui fit endosser un second vêtement plus lourd, et qui ne pouvait être que la robe de moine également annoncée.
– Venez, lui dit alors celui qui lui avait déjà adressé la parole.
On le prit sous le bras et il se sentit entraîné.
Les chants funèbres recommencèrent.
D’abord Rocambole comprit qu’on lui faisait descendre un escalier ; puis il marcha de plain-pied pendant quelques minutes, puis il descendit de nouveau. Il sentit alors qu’un air plus frais, un air plus humide, l’environnait, et il devina qu’il était dans le souterrain dont lui avait parlé le garde.
– Levez le pied, lui dit-on tout à coup, vous montez…
Rocambole sentit, en effet, qu’il gravissait un escalier, et cette ascension dura plus d’une heure. Pendant ce long trajet, les moines achevèrent les vêpres des morts.
Tout à coup, à l’atmosphère humide et froide du souterrain, succéda un air plus chaud, et Rocambole, toujours conduit par les moines, marchait de nouveau sur un terrain plat. Peu après, il entendit des portes s’ouvrir et se refermer ; puis des dalles résonnèrent sous ses pieds et ses conducteurs l’arrêtèrent.
– Ôtez votre bandeau ! lui dit-on.
Certes, l’élève de sir Williams ne se fit point répéter deux fois l’injonction.
Ces chants funèbres, tous ces apprêts mystérieux avaient fini par l’effrayer légèrement. Il arracha donc son bandeau avec une sorte de précipitation et jeta autour de lui le regard avide et fiévreux d’un homme longtemps privé de la lumière du jour.
Ce qu’il vit alors n’était certainement pas de nature à calmer ses vagues terreurs ; il se trouvait dans une sorte de niche ogivale large de six pieds carrés tout au plus. En face de lui était un prie-Dieu ; à sa gauche, entre deux piliers, une grande toile peinte par Vélasquez représentait la bénédiction nuptiale donnée à très haute et puissante demoiselle Cunégonde de Sallandrera et à très haut et très puissant seigneur don Alonzo d’Alvimar, marquis de Valgas, en l’église du château de Sallandrera, ainsi que l’expliquait une légende tracée au bas du tableau. À sa droite, et pareillement entre deux piliers, une seconde toile frappa ses regards. Celle-là représentait un lugubre sujet, qui semblait emprunté aux sombres annales de l’Inquisition. C’était un supplice entouré de toutes les tortures inventées par le Moyen Âge.
Rocambole détourna les yeux de cette seconde toile et ne songea point à en lire la légende.
Il se retourna. Trois des moines avaient disparu.
Un seul demeurait silencieux derrière lui.
Tout à coup un bruit se fit ; la toile qui représentait une scène de l’Inquisition remonta sur des tringles invisibles, et l’œil étonné et pour ainsi dire effrayé de Rocambole aperçut un spectacle étrange. Le tableau, en se retirant, venait de démasquer une sorte de cellule semblable à celle où se trouvait le faux marquis. Au milieu de cette cellule, les trois moines attisaient un brasier dans lequel rougissait un anneau de fer. À côté du brasier, il y avait une enclume. Sur cette enclume, Rocambole effrayé aperçut des tenailles et un marteau. Tout cela passa comme une vision.
La toile redescendit, et les moines et le brasier disparurent. En même temps, l’autre toile, qui représentait le mariage, exécuta la même manœuvre, et le faux marquis vit une chapelle illuminée par des milliers de cierges. Un prêtre était à l’autel, attendant sans doute les fiancés ; et Rocambole eut un frémissement d’espoir. Puis au fond de la chapelle, à gauche de l’autel, une porte s’ouvrit…
Le cœur de Rocambole battait violemment.
Une femme vêtue de blanc s’avança, donnant la main à une autre femme vêtue de noir… Rocambole reconnut Conception. Au même instant, et tandis que la jeune fille s’avançait vers l’autel, la toile redescendit – la chapelle disparut avec ses milliers de cierges, et le moine releva brusquement son capuchon.
Rocambole jeta un cri et recula épouvanté.