XXVIII

Zampa mit le pied à l’étrier avec la difficulté d’un homme tout à fait ivre ; mais, une fois en selle, il retrouva son assiette et eut bientôt l’attitude d’un cavalier difficile à désarçonner. Quant à Rocambole, il enfourcha fort lestement son cheval.

– Passe devant, dit-il à Zampa, tu me montreras le chemin.

– Non pas, répondit le Portugais, la route est assez large pour aller de front tous deux et nous pourrons causer.

– Marchons donc ! dit le faux marquis.

Ils traversèrent le faubourg, les promenades extérieures, et, une fois hors des remparts, Zampa prit, à droite, un chemin de traverse.

– Voici, dit-il, la route de Sallandrera.

Il faisait un fort beau clair de lune, et la nuit était tiède et parfumée.

Le Portugais étendit la main vers une chaîne de montagnes qu’on apercevait à l’horizon :

– Voilà le chemin que nous allons suivre.

– Nous allons nous enfoncer dans ces montagnes ?

– Oui, et je t’assure que nous ne rencontrerons pas beaucoup de monde, à moins que ce ne soient des bandits.

– N’avons-nous pas des pistolets ?

– Si, répliqua Zampa ; d’ailleurs je ne crains pas les bandits.

– Pourquoi ?

– Parce que les loups ne se mangent pas entre eux, ajouta le Portugais d’un ton moqueur.

– Tiens ! murmura Rocambole, il me semble que tu te dégrises.

– C’est le grand air.

Zampa donna un coup de cravache à son cheval et poursuivit :

– Figure-toi, mon bonhomme, que nous allons passer au travers de gorges profondes et au bord de précipices incommensurables.

– Qu’est-ce que cela me fait ? demanda Rocambole.

– Rien ; mais pour passer le temps, je te fais une description du pays. J’ai des instincts pittoresques quand je suis gris.

– Drôle ! murmura le faux marquis en haussant les épaules.

Zampa poursuivit :

– Nous allons passer à deux mètres d’un abîme dont on n’a jamais pu trouver le fond.

– Ah ! ah ! Et où est-il, cet abîme ?

– Nous y serons dans une heure. Il se trouve au milieu de la première vallée que nous allons traverser. On le nomme le trou du Chevalier-Félon.

– Pourquoi ?

– C’est une légende.

– Eh bien ! conte-la.

Zampa se tourna à demi sur sa selle et dit :

– Cela remonte au temps des croisades ; tu vois que ce n’est pas d’hier.

– En effet.

– Un gentilhomme espagnol s’en revenait de Terre sainte, où il avait guerroyé pendant plus de dix ans, et il regagnait son manoir, qui était situé dans les environs, en compagnie d’un écuyer qui l’avait fidèlement suivi pendant cette longue guerre. Le chevalier, à qui plus d’une fois son écuyer avait sauvé la vie sur le champ de bataille, aurait dû l’avoir en amitié et grande estime… Et cependant il n’en était rien.

– Bah ! dit Rocambole, et pourquoi ?

– Parce que le gentilhomme espagnol était jaloux.

– Jaloux de quoi ?

– Du bonheur de son écuyer.

– Allons donc !

– Le chevalier avait quitté son manoir, et il n’avait eu que la peine de fermer la porte et de mettre la clef dans sa poche, vu qu’il n’y laissait ni femme ni fiancée. L’écuyer, au contraire, avait laissé une jolie petite maison au bas de la colline qui supportait le château, et dans cette maison une charmante femme à l’œil noir, aux lèvres rouges, une femme qui se nommait Pepa, et qui sans doute comptait les jours et les heures depuis son départ, et priait Dieu pour son retour. Le chevalier aimait la femme de son écuyer.

– Bon ! je comprends la jalousie, voyons la suite de l’histoire.

Zampa reprit :

– Quand ils furent dans la vallée que nous allons traverser bientôt, comme la nuit était sombre et silencieuse, le chevalier dit : « Si je tuais mon écuyer, sa femme serait à moi… » Et comme l’écuyer chevauchait le premier, tête nue, car il avait pendu son casque à l’arçon de sa selle, le chevalier se dressa sur ses étriers, leva son épée à deux mains et lui fendit le crâne jusqu’aux épaules.

« L’écuyer tomba de sa selle sur le sol sans pousser un cri ; le gentilhomme félon le cacha dans un amas de broussailles et continua sa route.

« Au point du jour, il arriva à la porte de son manoir et envoya quérir Pepa, la femme de son écuyer ; mais le valet à qui il donna cet ordre se signa dévotement et dit :

« – On voit bien que Votre Seigneurie vient de Palestine et ne songe point qu’il y a plus de dix ans qu’elle est partie.

« – Pourquoi cela ? demanda le châtelain, qui fronça le sourcil.

« – Parce que Pepa est morte depuis cinq ans et qu’elle est enterrée là-bas, derrière l’église du village, sous un saule.

« Le châtelain devint livide et vomit un torrent d’injures contre le sort, qui lui avait fait commettre un crime inutile. Pour calmer sa douleur, il se fit servir à boire, et il vida un broc de vin tout entier ; cet excès lui procura une telle ivresse, qu’on fut obligé de le porter sur son lit, où il s’endormit d’un profond sommeil. Mais au milieu de la nuit suivante, il s’éveilla brusquement, ouvrit les yeux et vit une forme blanche assise à son chevet. Cette forme blanche, ce fantôme, c’était Pepa, Pepa, toujours pure et belle ; Pepa, dont l’œil noir pétillait, dont la lèvre était chargée de promesses et qui lui dit :

« – On t’a dit que j’étais morte, mais on t’a trompé, je suis vivante et je t’aime… Viens avec moi, je vais te conduire en un lieu où notre félicité sera sans égale.

« Et comme s’il eût obéi à une force irrésistible, le châtelain se leva et suivit le fantôme, devant lequel les murs s’entrouvraient pour lui livrer passage. La trépassée, toujours suivie du châtelain, descendit dans la plaine, traversa un torrent, entra dans une vallée et gagna celle où le chevalier félon avait assassiné son malheureux écuyer. Le chevalier, entraîné par une puissance mystérieuse, la suivait toujours.

« Le fantôme s’arrêta à la place même où le meurtre avait été commis ; puis il étendit la main, et soudain un bruit épouvantable se fit, la terre mugit et trembla, puis elle se déroba sous les pieds du chevalier félon.

« Un abîme venait de s’ouvrir, dans lequel l’assassin disparut, tandis qu’un groupe blanchâtre s’élevait dans les airs. C’était le fantôme qui emportait au Ciel, dans ses bras, le corps sanglant de l’écuyer son époux.

« Et voilà ! dit Zampa avec un gros rire.

– Elle est intéressante, ta légende, dit Rocambole, mais je n’y crois pas.

– Ni moi non plus ; seulement, je crois à l’abîme.

– Il existe donc réellement ?

– Parbleu !… Il est couvert de broussailles ; mais tu peux jeter une pierre dedans, tu n’entendras point le bruit de sa chute.

– Vraiment ?

– Il y a quatre ans, nous chassions à Sallandrera, feu le duc, don José et moi. Les chiens poussaient un loup et le chassaient chaudement. Le loup vint passer dans la vallée et suivit fort tranquillement le chemin qui, ainsi que j’ai eu l’honneur de te le dire, côtoie la crevasse.

– Eh bien ? fit Rocambole.

– Au moment où le loup passait auprès de l’abîme, le duc lui envoya une balle et il roula dans le précipice. C’était pourtant en plein jour, mais nous eûmes beau nous pencher et regarder, le trou était noir, et nous n’en aperçûmes pas plus le fond que nous n’entendîmes la chute du loup.

– Est-ce qu’il est grand, ce trou ? demanda Rocambole.

– Assez pour y faire disparaître un cheval et son cavalier.

L’élève de sir Williams tressaillit.

– Et nous en sommes loin encore ?

– Mais non ; ne vois-tu pas que nous venons d’entrer dans la vallée ?… Avant une demi-heure nous y serons. Malheureusement, tu ne verras rien. Voici la lune qui disparaît à l’horizon.

– C’est fâcheux, en effet, murmura Rocambole, qui donna un coup d’éperon à son cheval.

Zampa, depuis que la route était devenue étroite, marchait le premier. Rocambole mettait de temps en temps la main sur ses fontes et caressait le pommeau luisant et poli de ses pistolets.

Après avoir conté sa légende et donné tous ces renseignements, Zampa tomba dans une sorte de mutisme que Rocambole ne chercha point à troubler.

Les deux cavaliers cheminèrent au petit trot environ une demi-heure et atteignirent ainsi la vallée au milieu de laquelle se trouvait l’abîme dont avait parlé Zampa. La lune avait disparu, la nuit était sombre, et le sillon blanc du chemin se détachait à peine du milieu des ténèbres. Tout à coup Zampa s’arrêta et fit volte-face.

– Tiens !… dit-il, étendant la main vers la gauche, voilà le trou…

Rocambole regarda.

– Il fait noir, dit-il, je ne vois rien.

– Attends… tu vas voir.

Zampa mit pied à terre, prit une grosse pierre et la lança au milieu d’une touffe de broussailles.

Rocambole entendit le bruit de la pierre entrouvrant les broussailles, mais ce fut tout ; il ne l’entendit point tomber.

– Oh ! oh ! dit-il, le trou est profond.

– On le dit, fit Zampa en riant.

– Est-il large, ce trou ?

– Je l’ai déjà dit, un cheval y tomberait et y disparaîtrait comme cette pierre.

– Ah ! oui, je m’en souviens.

Zampa se baissa, prit une seconde pierre plus grosse que la première, et, tenant toujours au bras la bride de son cheval, s’avança jusqu’au bord extrême du précipice.

– Voici un morceau de sucre qui pèse bien dix livres, dit-il, mais tu ne l’entendras pas davantage.

Et il souleva la pierre dans ses deux mains et la balança au-dessus de sa tête… Soudain Rocambole, qui, malgré l’obscurité, voyait assez distinctement la silhouette du Portugais, prit un pistolet dans ses fontes, ajusta et fit feu…

Zampa jeta un cri terrible, et la pierre lui échappa. En même temps Rocambole le vit osciller une minute à la lèvre du précipice, puis il entendit un nouveau cri, et ne vit plus rien… Zampa, frappé à mort sans doute, était tombé dans l’abîme…

Au point du jour, M. le marquis Frédéric-Albert-Honoré de Chamery, désormais seul du nom, arriva dans un petit village qui, si les indications que lui avait données l’infortuné Zampa une heure avant sa mort étaient vraies, ne pouvait être très éloigné de Sallandrera.

M. le baron Wenceslas Polaski ne savait pas un mot d’espagnol ; en revanche, M. le marquis de Chamery parlait fort bien cette langue. Ce fut donc en pur castillan qu’il adressa la parole à une vieille femme qu’il trouva sur son chemin.

– Ma brave femme, lui dit-il, où suis-je ici ?

– À Corta, señor.

– Corta ? un bureau de poste…

– Précisément.

– Tiens ! dit Rocambole, est-ce que ce n’est point ici… qu’on a commis un crime ?…

– Oui, señor ; on a assassiné le directeur de la poste, le père Murillo la Jambe-de-bois.

– J’ai lu ça dans les gazettes.

– Oh ! ça fit beaucoup de bruit, señor.

– Et sait-on qui a commis le crime ?

– On ne l’a jamais su au juste, monsieur. Cependant on a prétendu que ce pourrait bien être un voyageur qui avait passé pendant la nuit en chaise de poste.

Rocambole jeta cent sous à la vieille femme, qui lui indiqua la posada du village, et passa son chemin en se disant :

– Une mauvaise action est toujours punie. Venture avait assassiné l’invalide, il a eu une fin désagréable, lui aussi.

Le bandit, en voyant disparaître Zampa, avait retrouvé tout son cynisme.

Il arriva à l’auberge de Corta, y mit pied à terre, se fit servir à déjeuner ; puis, son repas terminé, il alla se coucher et dormit fort paisiblement jusqu’à cinq heures de l’après-midi. Un peu avant le coucher du soleil, il se remit en route, accompagné d’un guide, et prit le chemin de Sallandrera. À neuf heures du soir, l’élève de sir Williams arrivait dans cette étroite vallée que dominait le vieux manoir de Sallandrera, et, suivant à la lettre les instructions de Conception, il allait frapper à la porte du pavillon du garde.

Le garde vint lui ouvrir. C’était un vieillard aux cheveux blancs qui le salua jusqu’à terre et lui dit :

– Je n’ai jamais vu Votre Seigneurie, mais je sais qui elle est.

– Ah ! fit Rocambole en riant.

– Votre Seigneurie vient pour le mariage.

– Peut-être…

– Et c’est à M. le marquis…

– Chut !

Le vieillard cligna de l’œil.

– Si Votre Seigneurie veut se donner la peine d’entrer, dit-il, tandis qu’une jeune fille accourue, pieds nus, s’emparait du cheval de Rocambole, je vais la conduire à l’appartement qu’elle doit occuper cette nuit.

Rocambole mit pied à terre et suivit le garde dans l’intérieur du pavillon, se disant que la nuit prochaine il coucherait au manoir de Sallandrera, ce qui lui serait infiniment plus agréable.

On lui avait préparé à souper, et le marquis vit briller sur la table des flacons de vin qui, bien certainement, avaient été descendus du château tout exprès pour lui.

– Ce pauvre Zampa, murmura-t-il à part lui, en se mettant à table, il buvait sec, et, du fond de l’autre monde, il doit singulièrement envier mon sort.

Telle fut l’oraison funèbre du Portugais.

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