XXX

Le moine qui venait d’ôter son capuchon, et que Rocambole considérait avec des yeux hébétés, n’était point un vrai moine.

C’était Zampa ! Zampa, que le faux marquis de Chamery avait vu lever les mains, pirouetter sur lui-même comme un homme frappé à mort et disparaître ensuite dans les profondeurs de cet abîme qu’on nommait le trou du Chevalier-Félon ; Zampa, que cinq minutes auparavant Rocambole croyait si bien mort qu’il eût parié, à l’appui de sa conviction, l’immense dot de mademoiselle de Sallandrera, sa fiancée. Pendant dix secondes, l’élève de sir Williams demeura immobile, bouche béante, les cheveux hérissés, attachant un œil rempli d’effroi sur cet homme qui paraissait sortir de la tombe. Puis, tout à coup, il fit un nouveau pas en arrière et, détournant la tête, il chercha autour de lui une issue par laquelle il pût prendre la fuite. Mais toutes les portes étaient fermées, et Zampa se prit à rire d’un rire moqueur et terrible.

– Eh bien ! mon maître, dit-il, qu’en penses-tu ? est-ce bien joué ?

Rocambole continuait à le regarder, et ses dents claquaient de terreur.

– Mon pauvre vieux, reprit le Portugais, tu m’as cru ivre, hein ? Tu t’es figuré que je brûlais ta petite signature tout exprès pour te plaire… Ah ! ah ! ah !

Et Zampa avait un rire strident qui donnait le frisson de l’épouvante à Rocambole.

Rocambole avait repris l’immobilité d’une statue.

Le Portugais continua :

– Comme on voit bien, mon bonhomme, que tu n’as pas l’âme d’un vrai bandit, mais bien le cœur d’un coquin vulgaire ! Tu n’es point un scélérat, tu es un filou. Tu ne sers pas ceux qui t’ont servi, tu les assassines ! Une première fois, à Paris, tu as voulu te débarrasser de moi, et tu m’as dagué par derrière, comme un lâche ! et tu as cru, maître fou, qu’un homme comme moi, un homme né sous le soleil, avec les dents blanches et le teint olivâtre, mépriserait cette sombre et gigantesque divinité qu’on nomme la Vengeance !

Zampa s’interrompit encore pour rire à son aise, puis il reprit :

– Quand tu t’es vu en mon pouvoir, tu m’as offert de l’or, et comme j’acceptais, tu t’es dit : « Voilà un niais que j’amorce deux fois avec la même graine ! » Eh bien, tu t’es trompé, cher ami. Si Zampa possédait les deux Indes et la couronne d’Espagne, il engagerait tout pour se venger d’un ennemi. Comprends-tu ?

Et Zampa riait à se tordre, et Rocambole tremblait de tous ses membres.

Le Portugais continua :

– Hein ! te l’ai-je bien arrangée, cette petite histoire de l’abîme sans fond – lequel abîme, mon pauvre vieux, n’a que quelques pieds de profondeur ! Crois-tu que j’ai bien joué mon petit rôle d’homme frappé en pleine poitrine par la balle que j’avais eu soin de retirer de tes pistolets ? J’ai tournoyé, j’ai crié, et puis je suis tombé sur un monceau d’herbes fraîches qu’on avait entassées là pour amortir le bruit de ma chute.

Zampa riait toujours, et Rocambole était livide…

Cependant l’élève de sir Williams fit un effort surhumain, ouvrit la bouche, étendit la main et murmura :

– Tais-toi ! parle moins haut ! Ce que tu me demanderas, tu l’auras… Veux-tu ma fortune ?

– Plaît-il ?

– Tais-toi ! tais-toi !

– Bah ! tu as peur du bruit ?

– Tais-toi donc, misérable, elle va t’entendre…

– Qui… elle !

– Conception… ma fiancée… celle qui m’attend.

Zampa haussa les épaules.

– Allons donc ! fit-il, tu crois qu’elle t’attend ?

– Oui, continua le faux marquis, dont le front était inondé de sueur.

– Sérieusement ?

– N’est-elle pas là, derrière cette toile, au pied de l’autel ?

– Tiens ! c’est juste, dit le Portugais avec une épouvantable bonhomie, j’oubliais que tu vas te marier et que tu as déjà revêtu ton vêtement nuptial, tu sais, la chemise de laine exigée par Sa Grâce l’archevêque de Grenade.

Et Zampa mit la main sur l’épaule de Rocambole et lui arracha sa robe de moine.

Soudain Rocambole jeta un cri terrible : la chemise de laine qu’il portait était rouge ! C’était la vareuse d’un forçat.

En même temps, Zampa s’approcha de la toile qui représentait le mariage de Cunégonde de Sallandrera, et il pressa un ressort. De nouveau, la toile remonta. Cette fois, l’église était pleine de monde. Au pied de l’autel, un homme était à genoux tenant la main de Conception, et le prêtre descendait pour les unir… Cet homme, Rocambole le reconnut. C’était le marquis de Chamery – le vrai, celui que Rocambole croyait au fond des mers et la proie des poissons…

Zampa tourna le bouton en sens inverse, la toile redescendit.

– Ne troublons pas les cérémonies du culte, dit-il.

Rocambole s’appuyait au mur pour ne pas tomber.

Zampa reprit en ricanant :

– Tu comprends, mon bonhomme, qu’à la fin d’une pièce tout doit s’expliquer. J’ai appris cela dans les mélodrames qu’on joue à Paris, au théâtre de l’Ambigu. Nous sommes au dernier acte, et je vais te faire voir les trucs de la chose.

« Le marquis de Chamery – pas toi, l’autre, le vrai, celui qui épouse Conception, en un mot –, eh bien ! il n’a pas plus été frappé que moi… J’avais enlevé les balles du revolver comme j’ai enlevé, quelques jours plus tard, celles des pistolets. Il est tombé à la mer, comme je suis tombé dans le trou, en criant. C’était convenu. Moi, j’ai fait le mort sur l’herbe ; lui s’est mis à plonger et il est allé ressortir à deux cents mètres plus loin. Tu sais que la nuit était noire… Le marquis s’est mis à nager tranquillement vers la côte, et il est allé s’échouer sur l’escalier de la villa habitée par mademoiselle Conception. Ah ! dame ! tu sais bien que le jour où une fille de cette race, une Sallandrera, apprend qu’elle a failli épouser un coquin vulgaire, un assassin, un voleur, elle devient terrible et altérée de vengeance !…

« Je t’assure, ajouta Zampa en riant, qu’elle ne s’est pas fait prier pour t’écrire cette petite lettre qui t’a fait tomber dans le piège…

Ces derniers mots firent comprendre à Rocambole qu’il était perdu… Ce n’était plus seulement Conception et l’héritage des Sallandrera qui lui échappaient, ce n’étaient plus son marquisat et son faux nom qu’il lui fallait abandonner – c’était sa vie, sans doute, qu’il n’allait plus pouvoir soustraire à ses ennemis.

Et il eut peur comme jamais il n’avait eu peur, et ses jambes fléchirent sous lui, ses dents s’entrechoquèrent, et, comme autrefois, en présence du comte Artoff et de Baccarat, dans le pavillon du bord de la Marne, il balbutia le mot : grâce !… Mais Zampa haussa les épaules et pressa un autre ressort placé au bas de cette autre toile qui représentait, à droite de Rocambole, une scène de tortures de l’Inquisition.

La toile remonta, la cellule sombre reparut.

Les moines attisaient toujours le brasier. Seulement leurs robes étaient tombées, et, dans ces trois hommes, Rocambole, éperdu, reconnut le bourreau et ses deux aides.

Puis, derrière eux, il aperçut un quatrième personnage, et la vue de ce personnage fut pour lui ce vers que le Dante a inscrit sur la porte de son Enfer :

Laissez ici tout espoir…

Ce quatrième personnage était une femme – une femme vêtue de noir comme un juge ; et cette femme avait déjà condamné et puni sir Williams à bord du Fowler. C’était Baccarat !

Les assassins s’évanouissent parfois sur les bancs de la cour d’assises ; mais il est rare qu’ils n’obéissent pas, à l’heure de leur supplice, à un sentiment de forfanterie qui devient du courage et leur donne la force de bien mourir, comme ils disent.

Rocambole fut pris de cet accès d’énergie vulgaire. Il redressa la tête, fit un pas en arrière, mesura Baccarat du regard et lui dit d’un ton railleur :

– Ah ! je savais bien que vous étiez derrière cet homme, vous ! Il n’était pas de force à me rouler.

– Rocambole, répondit la comtesse lentement, ne raillez point, ne blasphémez pas !… l’heure de votre châtiment est venue !

– Eh bien ! dit-il en jurant et en blasphémant, je me moque de vous, je vous brave !… Vous pouvez me tuer, que m’importe ! je n’en ai pas moins été marquis ; la fille d’un Grand d’Espagne m’a aimé, une vicomtesse m’a appelé son frère, et, acheva-t-il avec un rire sinistre, je vous ai fait passer aux yeux de tout Paris pour une femme perdue, vous, la comtesse Artoff, l’ange du repentir, comme on vous appelait, et j’ai rendu votre mari fou !… Tuez-moi donc, maintenant, j’ai vengé ma mort par avance !…

Et il la menaçait du regard et du geste, et l’âme de sir Williams semblait être passée en lui…

Mais la comtesse répondit avec calme :

– Vous vous trompez, Rocambole, on ne vous tuera pas !…

Il haussa les épaules.

– Est-ce que vous voulez me donner le prix Montyon, par hasard ? dit-il en ricanant.

– Regardez votre habit, poursuivit lentement la comtesse Artoff, c’est celui de forçat… Regardez cet anneau qui rougit dans le brasier, on va vous le river à la cheville… La mort pour vous ne serait point un châtiment, Rocambole ; c’est la vie du bagne, c’est le fouet tombant sur vos épaules, c’est l’ignominie du bonnet vert qui doivent être votre châtiment, à vous dont on a vanté les chevaux, les maîtresses, à vous qui avez brillé dans le monde parisien et qu’on a salué du titre de marquis !

En prononçant ces derniers mots, Baccarat fit un signe, une barrière qui séparait les deux cellules à hauteur d’appui disparut, et le bourreau et ses aides s’emparèrent de Rocambole, qui poussa des cris étouffés et voulut se débattre. Mais des mains robustes le saisirent à la gorge, tandis que d’autres le maintenaient immobile, la jambe étendue sur l’enclume. Alors le bourreau prit l’anneau dans le feu, le trempa dans l’eau, et le riva, tout fumant encore, à la cheville du nouveau forçat.

– Rocambole, dit alors Baccarat, vous aviez fait envoyer au bagne le vrai marquis de Chamery, il est juste que vous alliez y prendre sa place, tandis qu’il reprendra dans le monde celle que vous lui avez volée…

– Oh ! vociféra le condamné, j’en appellerai à la vraie justice, à la justice régulière… je crierai si haut qu’on me donnera des juges !… Je veux bien être condamné, mais je veux des juges !…

– Vous vous trompez encore, dit la comtesse ; votre condamnation est régulière, elle a été signée en haut lieu. Si son exécution a lieu à huis clos, dans les murs d’un vieux manoir, c’est qu’on a voulu que l’honneur de deux nobles races fût intact et qu’un homme demeurât jusqu’à sa mort au bagne de Cadix, qui prétendra faussement avoir été le marquis de Chamery. Comprenez-vous à présent ?

– Non ! vociféra Rocambole, car le marquis, le vrai, comme vous dites, ne me ressemble pas assez pour que les forçats, ses compagnons de chaîne, me prennent jamais pour lui.

– Vous vous trompez encore…

– Oh ! je vous en défie ! Satan lui-même…

– Écoutez encore, Rocambole, articula lentement la comtesse. Il arrive que, pour reconquérir sa liberté et faire à tout jamais disparaître les traces de son passé, un galérien a le courage de se défigurer…

Cette fois Rocambole comprit tout et jeta un cri terrible… Mais ce cri fut le seul qu’il poussa. Les mains nerveuses d’un aide du bourreau le saisirent de nouveau à la gorge et l’étreignirent fortement ; puis, tandis qu’on le maintenait de nouveau immobile, l’exécuteur versa dans un bassin le contenu d’une fiole, trempa un linge dans ce bassin et l’appliqua sur le visage du condamné… Rocambole se débattit, stimulé par une horrible douleur, essaya de se dégager, de crier…

Tout cela eut la durée d’un éclair.

On enleva le linge qu’on avait placé de manière à ne lui couvrir que le bas du visage, et Zampa lui plaça un miroir devant les yeux, qui s’étaient trouvés à l’abri du contact. Rocambole exhala un dernier rugissement, qui se fit jour à travers les mains crispées des bourreaux… On venait de le défigurer avec du vitriol, et son visage était horrible à voir.

En ce moment, les cloches de la chapelle du vieux manoir de Sallandrera sonnaient à toute volée, et le vrai marquis de Chamery descendait la nef de l’antique basilique, donnant la main à sa jeune femme, mademoiselle Conception de Sallandrera !…

Share on Twitter Share on Facebook