XXVI

Rocambole ressentit un mouvement de joie et d’orgueil bien légitime, après tout, et il se pencha sur le bordage du canot pour regarder. La nuit était sombre, mais le falot projetait autour de l’embarcation un périmètre de clarté qui permit à l’élève de sir Williams de bien s’assurer que le marquis, mortellement atteint, ne reparaissait point à la surface des flots.

Zampa s’était emparé de la barre et, l’écoute en main, il tournait sa voile selon le vent. Pendant quelques minutes, il fut silencieux et tout occupé de manœuvrer le canot ; puis il fit un signe au baron Wenceslas.

– Viens donc t’asseoir ici près de moi, lui dit-il, et mets-toi à la barre. Tu dois savoir ça, toi…

– J’ai été canotier à Bougival, dit Rocambole, en qui se réveilla tout l’orgueil du marin d’eau douce, et tu vas voir que je ne suis pas emprunté sur l’eau salée.

– Et bien ! vire de bord.

– Où allons-nous ?

– Nous coucher, parbleu !

– Nous retournons à Cadix ?

– Sans doute.

– Mais le forçat ?

– Eh bien ! il est mort.

Rocambole haussa les épaules.

– Comment expliquerons-nous sa disparition ?

– Oh ! je m’en charge. Tu vas voir. Je dirai au capitaine que tu l’as tué.

– Es-tu fou ?

– Nullement ; et le capitaine te remerciera.

Zampa avait pris en vingt-quatre heures un tel ascendant sur l’homme à qui d’abord il avait aveuglément obéi, que celui-ci inclina sa tête sans mot dire et parut se confier complètement à lui.

– Maintenant, monsieur le duc de Chamery-Sallandrera, dit gravement Zampa quand le canot eut repris sa course rapide vers Cadix, laisse-moi te mettre au courant de nos affaires. Je te l’ai dit avant le dîner, j’ai beaucoup de choses à te confier.

– J’écoute, fit Rocambole.

– Je te dirai d’abord que tu n’as rien à craindre de la comtesse Artoff.

– Ah ! tu crois ?

– Elle a quitté Cadix ce soir.

– Pourquoi ?

– Pour retourner à Paris, où son mari se meurt.

– Et… Conception ?

– Conception n’a pas vu le portrait, et la comtesse part convaincue qu’elle est au courant de la situation et n’a plus aucun doute sur ton identité.

– Comment donc arranges-tu tout cela ? demanda Rocambole, qui ne comprenait pas grand-chose aux paroles embrouillées du Portugais.

Zampa répondit :

– Dans tout cela, mon bel ami, j’ai joué un double rôle. J’ai trahi tout le monde pour toi.

– Ah ! voyons !

– La comtesse Artoff, en femme délicate, n’a point voulu désillusionner d’un mot ton ingénue fiancée. Elle a préparé cela de longue main. Elle lui a présenté le marquis.

– Que dis-tu ? s’écria Rocambole.

– Calme-toi, répondit Zampa en riant, la chose s’est bien passée. Le marquis a raconté sa petite histoire, mais il ne s’est point nommé. La comtesse a prétendu que de graves raisons l’en empêchaient encore.

Rocambole respira.

– Mais moi, j’ai été chargé de porter le portrait à Conception, et de lui faire remarquer, au bas de la toile, le nom du peintre, la date et le nom du château où il a été peint, tout cela devait prouver jusqu’à l’évidence, et corroborer du reste par mes petites révélations personnelles, que tu es un imposteur et un misérable.

– Eh bien ! qu’as-tu fait ?

– La comtesse a reçu par le télégraphe la nouvelle que son mari qui, d’abord, était en voie de guérison, venait d’être atteint d’une paralysie nerveuse et qu’il n’avait pas huit jours à vivre. Elle m’a remis le portrait, et au lieu de le porter à la villa, je te l’ai remis ce matin.

– Et Conception ne l’a pas vu ?

– Non.

– Et elle ne sait point que cet homme…

– Elle ne sait absolument rien. Je suis allé à la villa, sous le prétexte de présenter mes devoirs à mes anciens maîtres et supplier humblement mademoiselle de me prendre à son service.

– Et que t’a-t-elle répondu ?

– Que dans quelques jours je pourrais m’adresser à toi, attendu que tout était prêt pour votre mariage.

Rocambole eut un frisson de joie.

– Elle t’a dit cela ?

– Tu sais bien qu’elle t’aime, séducteur ! murmura Zampa, dont la lèvre dessina un sourire moqueur. Puis il ajouta :

– Tu penses bien que mademoiselle Conception te croit à Paris, et ne se doute point que l’horrible garnement qui va devenir son époux se cache à Cadix sous la chevelure blonde et la polonaise à brandebourgs du baron Wenceslas Polaski.

– Je l’espère bien.

– Aussi m’a-t-elle chargé de mettre une lettre à la poste.

– Pour moi ?

– Pour toi, adressée à Paris, rue de Verneuil, en ton hôtel.

– Et tu l’as jetée dans la boîte ?

– Allons donc ! pour qui me prends-tu ?

– Qu’en as-tu donc fait ?

– Je l’ai gardée.

Et Zampa fouilla dans sa poche et en retira la lettre dont il parlait et qu’il tendit à Rocambole.

– Comment ! dit ce dernier, qui eut un mouvement de colère, tu l’as décachetée ?

– Naturellement.

– Drôle !…

– Bah ! tes affaires sont mes affaires, donc il faut que je sois au courant.

– Je ne sais ce qui me retient de te casser la tête, dit Rocambole, qui s’efforça cependant de sourire ; j’ai encore deux coups à tirer.

Et il montra son revolver.

– Tu ferais une bêtise, mon bonhomme.

– Pourquoi ?

– Parce que tu renoncerais par ma mort à la grandesse, à Conception, au marquisat de Chamery et à bien d’autres choses encore. Mon talisman, tu sais, ce bout de papier…

– Eh bien ?

– Eh bien ! je l’ai déposé dès hier soir chez un homme de loi.

– Tu as réponse à tout, murmura Rocambole, et on ne peut vraiment pas se fâcher avec toi. Prends la barre et laisse-moi lire la lettre de mon adorée.

Rocambole déplia la missive de Conception, et se pencha auprès du falot de résine.

La lettre de mademoiselle de Sallandrera était ainsi conçue :

« Mon ami,

« Nous quittons Cadix demain matin, ma mère et moi. Peut-être allez-vous vous étonner de ce nouveau départ et trouver que nous avons l’humeur bien vagabonde ; mais en voici la raison :

« La reine a quitté Cadix en me disant :

« – Adieu, marquise, je vous attends à Madrid avec votre époux, d’ici à quinze jours. Je veux que vous soyez duchesse.

« Et, comme je frissonnais de joie et que mon cœur battait à rompre, mon ami, Sa Majesté a daigné ajouter :

« – Quittez Cadix, mon enfant ; c’est à Sallandrera que vous devez vous marier. Votre deuil vous le commande.

« C’est donc pour cela que nous partons, mon ami, et c’est au château de Sallandrera que nous vous attendons. Mon oncle l’archevêque nous unira. Vous savez que le mariage espagnol est seulement religieux, et que le mariage civil n’existe point dans notre pays.

« J’ai dû confier à mon oncle l’archevêque comment nous nous étions rencontrés, comment nous nous étions aimés. Je ne lui ai tu que la fatale histoire de don José. Mon oncle m’a blâmée sévèrement de l’abandon que j’avais montré, et il m’a dit :

« – Les choses sont allées si loin, mon enfant, que vous ne devez plus voir le marquis de Chamery avant votre union. Il arrivera à Sallandrera quand il voudra, mais vous ne le verrez pas, et ce ne sera qu’à l’heure de la messe nuptiale que vous le retrouverez. Vous demeurerez renfermée dans votre appartement jusqu’à ce moment-là.

« Ceci, mon ami, me paraît de la dernière tyrannie ; mais que voulez-vous que je fasse ? Mon oncle est dominé par un sentiment exagéré des convenances, et il faut le ménager. C’est un vieillard qui vit éternellement dans le passé, blâme le présent et veut rétablir tous les vieux usages. Le mariage tel qu’il l’entend se pratiquait en Espagne il y a deux siècles. La fiancée entrait dans l’église par une porte, le fiancé par une autre, et ils se rencontraient au pied de l’autel.

« Mon oncle veut qu’il en soit ainsi pour nous. Soit.

« Par conséquent, mon ami, venez à Sallandrera.

« Je vous y attends sous huit jours. Notre mariage sera célébré le 14 courant, si vous êtes arrivé. Le 14 est une date heureuse dans ma famille. Tous nos bonheurs, toutes nos prospérités, disait mon excellent père, nous sont arrivés le 14. Je vous conseille de prendre vos précautions pour arriver le 13 au soir, ou, au plus tard, le 14 au matin.

« Si vous arrivez le 13, ne montez pas au château. Demeurez – toujours pour plaire à mon rigoriste archevêque d’oncle – à la maison du garde-chasse, au bas de la côte.

« Le garde-chasse aura des ordres pour vous recevoir convenablement.

« Adieu, mon ami ; prenez en patience cette ridicule étiquette espagnole, et dites-vous qu’il n’y aura bientôt plus entre nous que Dieu et notre amour.

« À vous,

« CONCEPTION. »

Rocambole avait lu cette lettre fort attentivement. Il se tourna vers Zampa.

– Eh bien ! lui dit-il, puisque tu l’as décachetée, tu l’as lue ?

– C’est probable.

– Qu’en penses-tu ?

– Je pense que c’est aujourd’hui le 7 et que le 14 tu seras l’époux de mademoiselle Conception.

– D’accord. Mais ce mariage bizarre…

– Bizarre, en quoi ?

– En ce que je ne dois voir ma fiancée qu’au dernier moment.

– Oh ! dit Zampa en souriant, on voit bien que tu ne connais pas monseigneur de Grenade. C’est un bonhomme qui est toqué. Il se croit toujours sous le règne de Charles Quint.

– Tu connais Sallandrera ?

– Oui. J’y ai passé trois mois avec don José.

– Qu’est-ce que cette maison du garde-chasse ?

– Un très joli pavillon où tu seras à ravir. Vas-tu pas jouer au marquis, même avec moi ?

– Non. Seulement, quel est ton avis ?

– Mon avis est que tu as cinq jours à passer à Cadix, dans la polonaise du baron Wenceslas.

– Et… après ?

– Après, nous partirons fort tranquillement pour Sallandrera. En route, tu redeviendras le faux marquis de Chamery.

– Le vrai, misérable !

– Soit, le vrai. J’oublie que nous avons tué l’autre.

Et Zampa se mit à rire.

Quelques minutes après, le canot entrait dans le port. Zampa cargua sa voile, prit ses avirons et vint aborder en bas de l’escalier qui conduisait à la terrasse du palais habité par le commandant du port.

Précisément, ce dernier s’y trouvait, se promenant de long en large et fumant sa cigarette.

– Que vas-tu donc faire ? souffla Rocambole à l’oreille de Zampa.

– Touchant le marquis ?

– Oui.

– Sois tranquille, laisse-moi parler.

Et Zampa, après avoir amarré le canot, monta le premier.

– Comment ! dit le gouverneur en espagnol, c’est déjà toi ?

– Oui, capitaine.

– Le baron aurait-il eu le mal de mer ?

– Non, dit Zampa en riant ; c’est le marquis.

– Quel marquis ?

– Le forçat.

– Tiens ! fit le capitaine Pedro, qui eut l’air tout étonné, où donc est-il ?

– Il est mort.

– Hein ?

– Je dis qu’il est mort. M. le baron l’a tué.

Rocambole, qui ne devait pas savoir l’espagnol, gardait une merveilleuse impassibilité.

– Ah çà, plaisantes-tu ? demanda le capitaine.

– Point du tout. Il paraît, capitaine, que depuis longtemps le marquis, comme on l’appelle, avait envie de jouer des jambes et de s’évader. Il nous a dit, quand nous nous sommes trouvés en pleine mer : « Vous devez savoir manœuvrer un canot. Moi je sais nager. Bonsoir. » Et il a lâché la barre et s’est jeté à la mer. C’est alors que le baron, acheva Zampa, l’a traité à la polonaise.

– Plaît-il ?

– Il avait un revolver dans sa poche. Il a ajusté notre homme avec le sang-froid d’un Anglais, et il lui a envoyé une balle je ne sais où ; mais la balle est entrée, car le marquis a fait le plongeon.

– Ah ! monsieur le baron, s’écria le capitaine en anglais, vous avez fait là une belle chose ! Tuer un forçat qui s’évade est une action méritoire et qui est digne d’éloges.

– J’ai fait mon devoir, monsieur, répondit Rocambole avec la modestie qui sied aux natures d’élite.

Le lendemain, Zampa entra, hôtel des Trois Mages, dans la chambre de M. le baron Wenceslas Polaski, et lui remit un numéro du Correo de Ultramar, journal qui s’imprimait à Madrid.

Le Correo donnait in extenso le fait raconté la veille au capitaine Pedro C… par Zampa, et s’extasiait sur le sang-froid et le courage qu’un étranger, le baron Wenceslas Polaski, gentilhomme polonais, avait déployé dans cette circonstance.

– Et voilà comment on écrit l’histoire ! murmura Rocambole, qui se prit à rire.

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