XXVII

Cinq jours s’écoulèrent.

M. le baron Wenceslas Polaski était devenu l’homme à la mode de Cadix depuis qu’il avait tué le forçat qui cherchait à s’évader. Le commandant du port l’avait invité de nouveau à dîner ; on l’avait également invité à un bal masqué ; les belles señoras, tout en convenant que l’illustre Polonais était d’une laideur accomplie, s’étaient laissé entrevoir par lui en soulevant à moitié leurs jalousies.

Soir et matin M. le baron avait vu Zampa.

Chaque fois Zampa lui disait : « La comtesse Artoff est partie, Conception et sa mère sont parties. La première va enterrer son mari ; les autres vont préparer convenablement le château de Sallandrera pour son futur propriétaire. Tu n’as donc autre chose à faire pour le moment qu’à te promener et à trouver le ciel bleu et la mer calme et paresseuse, jusqu’à ce que le moment de te présenter soit venu. »

Pendant cinq jours, M. le baron Wenceslas Polaski suivit ce programme à la lettre.

Le cinquième jour, il vit arriver Zampa.

– Allons ! dit celui-ci ; en route.

– Enfin ! fit Rocambole.

– Nous avons une assez bonne trotte à faire d’ici à Sallandrera, poursuivit le Portugais.

– Je le sais.

– Heureusement nous irons bon train.

– Est-ce que tu m’accompagnes ?

– Parbleu ! je veux assister à la bénédiction nuptiale de mes maîtres.

– Hein ! plaît-il ?

– Dame ! tu n’ignores pas que je suis ton intendant ?

– Eh bien ! partons…

M. le baron Wenceslas Polaski prit congé du capitaine Pedro C…, sous le prétexte qu’une lettre reçue la veille le rappelait en Pologne pour des affaires d’intérêt de la plus haute gravité, et il monta, vers dix heures du matin, dans sa chaise de poste attelée de quatre mules vigoureuses. Le noble personnage, accompagné de ses quatre laquais, sortit de Cadix avec grand bruit et grand fracas, et sa berline de voyage fit deux lieues environ sans s’arrêter. Mais comme la ville de Cadix disparaissait à l’horizon, et que l’illustre voyageur atteignait le premier relais, un homme se montra sur le seuil de l’auberge qui tenait la poste aux chevaux.

C’était Zampa, qui avait dépouillé sa livrée de valet au service du commandant du port pour endosser la redingote d’un honnête bourgeois qui voyage pour ses affaires.

À sa vue, M. le baron Wenceslas Polaski fit ouvrir la portière, et le futur intendant s’élança lestement auprès de lui, au grand scandale des quatre laquais, qui trouvèrent cet acte de la dernière impudence.

La chaise de poste repartit, allant un train d’enfer, et, trente-six heures après, elle atteignait Barcelone. Barcelone était à quinze lieues de Sallandrera.

– Mon bonhomme, dit Zampa, au moment où ils entraient à Barcelone, tu dois bien penser que nous n’allons point à Sallandrera en cet équipage ?

– Naturellement, dit Rocambole.

– Tu vas prétexter, pour tes gens, une grande lassitude, et manifester l’intention de t’arrêter ici et d’y passer la nuit.

– Et puis ?

– Cette nuit nous filerons. Je me charge des moyens de transport.

Le dominateur Rocambole avait fini par se laisser dominer par Zampa.

– Comme tu voudras, dit-il.

Et le baron Wenceslas descendit à l’hôtel du Lion, se fit servir à souper dans sa chambre et, toujours au grand scandale de ses gens, exigea que Zampa partageât son repas.

Ce repas terminé, Zampa sortit et laissa le baron seul occupé à fumer des cigarettes. Une heure après il revint.

– Tout est prêt, dit-il. Nous avons deux bons chevaux sellés à la porte de la ville, dans une auberge où on me connaît.

– Faut-il redevenir marquis de Chamery ? demanda Rocambole.

– Sur-le-champ, et je vais t’aider.

Zampa ferma prudemment toutes les portes de l’appartement occupé par le baron à l’hôtel du Lion. Puis, tandis que Rocambole ôtait sa perruque et ses favoris roux, l’ancien valet de don José versait dans une aiguière quelques gouttes du contenu d’un flacon que le baron Wenceslas portait toujours avec lui. Cette liqueur mystérieuse teignit l’eau en rose vif. Rocambole y trempa une serviette et se frotta le visage avec le coin imbibé. Aussitôt, le savant assemblage de rides et de couleur rouge qui rendait le baron méconnaissable disparut et s’effaça petit à petit.

L’homme à la polonaise, qui paraissait avoir au moins cinquante ans, redevint l’homme jeune, au teint rosé, aux cheveux châtains, aux fines moustaches brunes, que Paris connaissait sous le nom de marquis de Chamery. En même temps, Zampa, qui n’avait point oublié son ancien métier de valet de chambre, ouvrait les valises du faux baron et en retirait un joli costume de voyage, de coupe et de tournure essentiellement parisiennes, puis il aidait Rocambole à l’endosser.

– Tes laquais peuvent venir, lui dit-il quand M. le marquis de Chamery fut habillé, ils ne te reconnaîtront pas.

– Pas plus que tu ne m’as reconnu dans le faubourg Saint-Honoré, un jour où j’ai failli t’écraser.

– C’est vrai.

– Maintenant, comment allons-nous sortir d’ici ?

– Tout naïvement, par la porte ; on ne te reconnaîtra pas.

Rocambole sortit, en effet, de sa chambre, et traversa un grand corridor qui conduisait à l’escalier, sans rencontrer personne. Dans l’escalier, il croisa celui de ses laquais qui lui servait d’interprète. Le laquais leva sur lui un regard indifférent et passa.

La cour de l’hôtel était pleine de voyageurs. Rocambole et Zampa la traversèrent sans attirer l’attention de personne, et ils arrivèrent dans la rue.

– Maintenant, dit alors le Portugais, je crois qu’il ne reste pas la moindre trace du baron Wenceslas Polaski, seigneur polonais.

– Aucune, murmura Rocambole en riant. Mais, en revanche, je puis donner des nouvelles du marquis de Chamery à quelqu’un qui en attend avec impatience.

– Qui donc ?

– Mon valet de chambre, le vrai, celui de Paris, qui m’est dévoué à la vie et à la mort.

– Où est-il ?

– Il attend une lettre de moi pour quitter Bayonne.

– Il faut lui écrire. Il arrivera à Sallandrera le soir de ton mariage. Tu diras en arrivant chez Conception que, pour aller plus vite, tu as laissé ta chaise de poste et pris un cheval à la frontière. Ton valet, puisque tu es sûr de lui…

– Oh ! il est dans la moitié de mes confidences, et il ne me démentira pas.

Zampa fit traverser la ville de Barcelone au faux marquis, et en sortit avec lui par la porte de Pampelune.

C’était dans ce faubourg que le Portugais avait retenu des chevaux, à l’auberge de l’Infant, où il était connu du temps qu’il était au service de don José. Neuf heures du soir sonnaient à toutes les églises du voisinage quand Rocambole y entra sur les pas du Portugais. L’auberge, tenue par une veuve, était fréquentée par des muletiers ; on y donnait à boire aux gens du peuple ; aussi les hommes de qualité comme le marquis y étaient-ils rares.

Ce qui n’empêcha point Zampa de dire à Rocambole :

– Nous allons bien vider une bouteille de vin des Asturies avant de partir ?

– Comment, ivrogne ! dit le fiancé de Conception, tu as dîné à ma table, ce soir, et je t’ai fait boire des vins à quarante francs la bouteille !

– Je le sais bien.

– Et tu demandes à boire encore ?

– Dame ! répondit Zampa, je suis comme les ouvriers de Paris à qui on fait boire du bordeaux ; le bordeaux bu, ils demandent du petit bleu.

– Va pour le petit bleu ! dit Rocambole avec indifférence.

– D’ailleurs, reprit Zampa, écoute bien mon raisonnement : nous sommes à quinze lieues de Sallandrera, c’est aujourd’hui le 12 du mois, l’avant-veille de ton mariage, par conséquent.

– Après ?

– Nous allons faire dix lieux cette nuit, avec la fraîcheur, et nous arriverons tout près de Sallandrera au point du jour.

– Bien. Où veux-tu en venir ?

– À ceci, que tu te remettras en route vers cinq heures, demain, et que tu arriveras dans la soirée au pavillon du garde, en ma compagnie. Tu vois donc que nous avons du temps de reste, et que nous pouvons fort bien goûter le vin des Asturies.

– Soit ! dit Rocambole. Mais comment vas-tu expliquer ton arrivée avec moi à Sallandrera ?

– Ceci est mon affaire. Sois tranquille.

Zampa fit donner de l’avoine aux chevaux, puis il demanda le fameux vin des Asturies, dont on lui servit deux bouteilles dans une sorte de petite salle où il se trouva seul avec son compagnon.

– Tiens !… lui dit celui-ci, en lui versant à boire et l’examinant avec attention, il me semble que tu es un peu rouge…

– J’ai chaud… et puis c’est peut-être bien le vin à quarante francs la bouteille qui me monte à la tête.

Et, regardant à son tour Rocambole, il se prit à sourire.

– Quand le vin me monte à la tête, dit-il, je suis gris, et quand je suis gris, j’aime tout le monde.

Il s’assit pesamment, et vida son verre d’un trait.

– Oh ! oh ! pensa le faux marquis, il est plus que gris, le malheureux !

En effet, Zampa, qui avait été de sang-froid tant qu’ils s’étaient trouvés dans la rue, paraissait subir l’influence d’une atmosphère plus chaude. Sa parole devenait embarrassée, son geste était lourd.

– In vino veritas !… pensa Rocambole ; il faut que je déshabille le drôle.

Il lui versa à boire de nouveau, et Zampa, reposant son verre vide sur la table, reprit :

– Parole d’honneur ! tu me plais, monsieur le duc.

– Merci ! fit dédaigneusement le faux marquis de Chamery.

– Tu me plais, et je t’assure qu’après-demain matin le cœur me battra.

– Quand ?

– Lorsque le bonhomme d’archevêque te mariera avec Conception.

– Tu es bien bon, murmura ironiquement Rocambole.

– Et je t’assure, poursuivit Zampa, que ma joie sera dépourvue de considérations personnelles.

– Bah ! tu crois ?

– Foi de Portugais !

– Ainsi tu ne songeras point que tu deviens mon intendant ?

– Je m’en souviendrai à peine.

Zampa vida un quatrième verre, et ajouta :

– Tu es sceptique, monsieur le duc, et tu ne comprends pas qu’on puisse être l’ami d’un homme, même quand cela ne rapporte rien.

– Ainsi, tu es mon ami ?

– À mort !

– Et… tu… me le prouveras ?

– Quand tu voudras.

– Je serais curieux de savoir comment.

– Ah ! ma foi ! dit Zampa, j’ai une bien belle idée.

– Bah ! fit Rocambole.

– Tu prétends que je ne suis pas ton ami, monsieur le duc ?

– Je ne dis point cela. Seulement, je crois que tu as intérêt à l’être… puisque tu seras mon intendant et que…

Zampa eut un gros rire…

– Oh ! tu veux parler du papier ? dit-il.

– Oui, fit Rocambole d’un signe.

– Il te chiffonne, ce papier ?

– Dame ! d’autant plus qu’il n’a sur moi aucune influence. Ce papier n’existerait pas que je serais pour toi tout ce que j’ai promis.

– Vrai ?

– Foi de Rocambole, mon vieux !

– Hé ! mais, dit Zampa, si ce papier doit te rendre si malheureux…

– Ô mon Dieu !… se hâta d’ajouter le faux marquis, malheureux n’est vraiment pas le mot. Je sais bien que tu n’en feras jamais usage, mais…

– Voyons le mais…

– Tu peux mourir subitement. L’homme de loi à qui tu l’as confié…

Zampa poussa un grand éclat de rire.

– Est-ce que tu as cru cela ? demanda-t-il.

– Quoi ? fit Rocambole étonné.

– Que j’avais confié ta signature à un homme de loi ?

– Certainement, je l’ai cru.

– Eh bien !… répliqua le Portugais, se servant d’une locution du peuple de Paris, tu t’es fourré le doigt dans l’œil, monsieur le duc.

– Qu’en as-tu donc fait ?

– Je l’ai mise dans ma poche.

– Tu railles, murmura Rocambole, qui fut pris d’une singulière émotion.

– Parole d’honneur ! tiens, vois plutôt…

Zampa fouilla dans sa poche, en retira un papier, le déplia et le plaça sous les yeux de Rocambole. Rocambole reconnut la terrible déclaration qu’il avait écrite, déclaration par laquelle il reconnaissait être Rocambole et non le marquis de Chamery.

Il y avait sur la table un long couteau catalan, et la vue de ce couteau donna le vertige au faux marquis. Il eut la tentation de s’en saisir, d’en frapper Zampa et de lui arracher le terrible papier. Mais Zampa ne lui en laissa point le temps.

– Tiens ! dit-il, tu vas voir que j’ai confiance en toi…

Il prit le papier, l’approcha d’une chandelle placée sur la table, et Rocambole jeta un cri.

– Que fais-tu donc ?

– Parbleu ! tu le vois bien, dit Zampa, je brûle ta signature, et j’ai une telle confiance en toi que je suis certain d’être ton intendant.

– Tu seras mon ami ! s’écria Rocambole, qui pressa le Portugais dans ses bras.

Zampa semblait ivre mort.

Cependant il se leva en trébuchant.

– Hé ! hé ! dit-il, allons-nous-en. À cheval… j’ai besoin d’air.

Rocambole le prit par le bras.

– Appuie-toi sur moi, lui dit-il.

– Le grand air me remettra, murmura le Portugais, et une fois que je serai en selle… tout ira bien. C’est ce petit vin des Asturies qui… qui…

– Viens, cher ivrogne ! dit le faux marquis en l’entraînant.

Ils descendirent aux écuries de l’auberge. Les chevaux avaient mangé l’avoine, ils étaient sellés et un palefrenier les tenait en main.

Zampa posa la main sur les fontes de la selle du marquis.

– Tiens, lui dit-il, tu vois que je suis un homme de précaution, j’ai mis des pistolets dans tes fontes. La route que nous allons faire est déserte.

– Ah ! dit Rocambole en tressaillant.

– On y serait assassiné que personne au monde ne s’en douterait, ajouta Zampa, dont la langue s’épaississait de plus en plus.

– Ah ! diable !… pensa Rocambole, je crois que tu as eu tort de brûler ce petit papier, mon bonhomme…

Et l’élève de sir Williams eut un sourire à faire frémir Zampa, si Zampa n’eût pas été gris.

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