Cinq jours plus tard, M. le vicomte Fabien d’Asmolles était, un matin, dans la chambre de sa jeune femme, cette belle et vertueuse Blanche de Chamery que l’infâme Rocambole avait si longtemps appelée sa sœur. La vicomtesse était encore au lit, à demi dressée sur son séant.
Fabien, assis à son chevet dans un grand fauteuil, tenait sa main mignonne dans les siennes et lui disait :
– Ma petite Blanche, tu es vraiment folle avec tes terreurs imaginaires…
– Ah !… répondit la vicomtesse, voici bientôt quinze jours, mon ami, que notre cher Albert nous a quittés…
– Eh bien ! qu’importe…
– Et depuis, il ne nous a donné signe de vie.
– C’est qu’il est tout occupé de son mariage, ma chère.
– À ce point de nous oublier ? Ah ! Fabien…, murmura la vicomtesse d’un ton de reproche.
– Ma chère Blanche, répondit le vicomte en souriant, te souviens-tu encore de notre union ?
– Ingrat ! il le demande…
– Eh bien ! crois-tu qu’alors, quand je touchais aux premières heures de mon bonheur, le reste de la terre ne m’était pas indifférent ?
– Tu n’avais pas de sœur…
– Si j’en avais eu une, je l’aurais momentanément oubliée, peut-être…
Et Fabien baisa la main blanche et déliée de sa femme, et la regarda avec amour.
Un valet entra. Il portait sur un plateau une lettre dont les timbres firent tressaillir de joie la vicomtesse.
– Une lettre d’Espagne ! dit-elle…
Cependant, après l’avoir prise, elle eut comme un moment d’hésitation avant de l’ouvrir :
– Mon Dieu ! dit-elle, ce n’est pas l’écriture d’Albert.
– Non, mais c’est celle de mademoiselle de Sallandrera, dit Fabien.
Et il prit la lettre des mains de sa femme, l’ouvrit et lut à haute voix :
« Blanche, ma chère sœur…
« Il est là, près de moi, tandis que je vous écris. »
Le vicomte s’interrompit et regarda madame d’Asmolles.
– Ah !… s’écria-t-elle, tu avais raison, Fabien, j’étais folle !…
Le vicomte reprit sa lecture.
« Il est là, près de moi, et nous sommes à Madrid.
« Blanche, ma sœur bien-aimée, que de choses j’ai à vous confier ! Je ne sais par où commencer… Mais, avant tout, laissez-moi vous dire qu’il est mon époux et que je l’aime… Nous sommes mariés depuis quarante-huit heures ; c’est mon oncle, l’archevêque de Grenade, qui nous a donné la bénédiction nuptiale dans la chapelle du château de Sallandrera, en présence de ma mère et de nos serviteurs.
« À la porte de la chapelle, une berline de voyage nous attendait. Dans cette voiture était un aide de camp de Sa Majesté. Nous sommes partis, Albert, ma mère et moi, pour Madrid, où nous sommes arrivés hier soir.
« J’ai présenté moi-même mon mari à la reine.
« Sa Majesté l’a accueilli par ces paroles :
« – Monsieur le duc de Chamery-Sallandrera, j’ai signé ce matin les lettres patentes qui vous confient la grandesse, les titres et les dignités de feu le duc de Sallandrera, mon regretté et bien-aimé sujet.
« Albert s’est incliné.
« Sa Majesté a continué :
« – Monsieur le duc, je comptais d’abord vous confier une mission diplomatique au Brésil ; mais il m’a été représenté que le climat de ce pays était meurtrier et je ne veux point exposer votre jeune femme à ses rigueurs. C’est en Chine que je vous envoie. Dites adieu à l’Europe pour trois ou quatre années au moins. Je sais que je vous impose un grand sacrifice, mais l’amour de votre jeune femme vous sera, j’en suis certaine, une ample compensation !…
« Alors, Sa Majesté a donné sa main à baiser à mon mari…
« Oh ! chère Blanche, que ce nom est doux à écrire !
« Puis elle a daigné nous prier à souper.
« Ah ! ma chère Blanche, mon bonheur serait sans limites, s’il n’était troublé par l’amère pensée que trois mortelles années s’écouleront avant que nous ne nous revoyions. Mais, que voulez-vous ? notre cher Albert est duc, il fait ses premières armes diplomatiques par où les autres terminent leur carrière ; il commence par être ambassadeur. Vous comprenez bien qu’il n’a pas pu refuser.
« Nous partons dans deux jours.
« Ma mère reste en Espagne ; elle retournera cet hiver à Paris, et vous parlerez de nous avec elle, comme nous nous entretiendrons de vous, Albert et moi, à toute heure du jour, par-delà les mers. Le cœur supprime les distances, vous le savez bien, chère sœur !
« Malgré la défense du chirurgien, Albert veut vous écrire quelques lignes. Ne vous effrayez pas à ce terrible mot de chirurgien, et laissez-moi vous dire tout de suite ce que c’est. Hier, en jouant pendant la route avec le gland d’une portière de la voiture, mon étourdi de mari – décidément ce mot m’enchante !… – a fait un faux mouvement, qui s’est si malencontreusement combiné avec un cahot, qu’il a brisé une des glaces avec son poing, et s’est assez profondément coupé le pouce et l’index de la main droite. Le chirurgien prétend qu’il sera guéri dans huit ou dix jours ; mais, en attendant, il lui a mis la main en écharpe et lui a défendu de s’en servir.
« Cependant – et comme je me suis prononcée dans le sens de l’homme de l’art, – Albert veut absolument vous écrire.
« Je l’autorise donc à prendre ma plume de la main gauche et à vous griffonner quelques mots.
« Adieu, chère et bonne sœur, adieu ma bien-aimée Blanche, au revoir plutôt, car j’espère bien retourner dans notre chère France avant trois ans. Embrassez Fabien pour moi et aimez-moi toujours un peu.
« Votre CONCEPTION. »
À cette lettre, le vrai marquis de Chamery avait ajouté trois lignes de la main gauche.
L’époux de mademoiselle de Sallandrera ne se sentait point les talents calligraphiques de Rocambole, et comme, pour être aux yeux de la vicomtesse d’Asmolles celui dont elle pleurerait la longue absence, il lui fallait absolument avoir l’écriture de l’élève de sir Williams, Conception avait inventé cet innocent mensonge de l’éclat de vitre et du doigt coupé.
La vicomtesse d’Asmolles lut et relut ces trois lignes presque indéchiffrables, puis elle fondit en larmes.
– Trois ans, murmura-t-elle…
– Mon enfant, répondit le vicomte en lui mettant un baiser au front, en ce monde rien n’est éternel ni durable… Qui sait ?… dans six mois peut-être ton frère sera-t-il ici, là, dans ce fauteuil où je suis.
Quelques heures après, M. le vicomte Fabien d’Asmolles quitta l’hôtel de la rue de Verneuil et se rendit à son cercle.
Il était alors cinq heures, et le salon de whist contenait nombreuse compagnie. Tandis qu’on jouait – cela se passait quelques minutes avant l’arrivée de Fabien –, deux jeunes gens, dont l’un n’était autre que ce petit M. Octave qui avait rempli un si déplorable rôle quelques mois auparavant, parcouraient les journaux, assis à une table voisine à celle du whist.
Tout à coup, le jeune M. Octave tressaillit et s’écria :
– Oh ! oh ! messieurs, une nouvelle qui va vous intéresser.
– Qu’est-ce ? demanda l’autre jeune homme, enfoui jusque-là dans une gazette allemande.
– De quoi s’agit-il ? firent les joueurs en levant la tête.
– Il s’agit du marquis de Chamery.
– Bah ? est-ce qu’il est mort ?
– Pas tout à fait, mais c’est tout comme, messieurs.
– Comment cela ?
– Il se marie !
– Bambin ! murmura un joueur en toisant le jeune M. Octave. Cet écolier m’amusera donc éternellement.
– Oui, messieurs, reprit le jeune M. Octave, Chamery se marie. Que dis-je ? il est marié ! et devinez où ?…
– En province ?
– Non, en Espagne.
– Y a-t-il trouvé un vrai château ? demanda un plaisant.
– Oh ! mieux que cela, messieurs, il en a trouvé cinq ou six et une vingtaine de millions.
– Allons donc !
– Écoutez, je lis ou plutôt je traduis, car je tiens un journal de Madrid, la Epoca.
Et M. Octave lut :
« La dernière héritière d’un de nos plus grands noms d’Espagne, mademoiselle Conception de Sallandrera, vient d’épouser un gentilhomme français, le marquis de Chamery, à qui elle transmet son nom, les titres et dignités de feu le duc de Sallandrera, son père, etc., etc. »
M. Octave s’arrêta et regarda les joueurs.
– Eh bien ! messieurs, dit-il, qu’en pensez-vous ?
– Je pense, répondit un wistheur, que tout cela est fort beau, mais non surprenant.
– Plaît-il ?
– Et l’on voit bien, mon petit ami, que vous n’étiez au courant de rien. Il y a trois mois que le mariage qui vient de s’accomplir était décidé.
– Par exemple !…
La porte s’ouvrit. Un nouveau personnage entra. C’était le vicomte Fabien.
– Tenez, dit le wistheur au jeune M. Octave, demandez plutôt à M. d’Asmolles.
Fabien reconnut le petit bonhomme qui s’était si souvent et si maladroitement immiscé dans les affaires de son ancien ami Roland de Clayet, et, allant à lui, il lui dit assez sèchement :
– De quoi s’agit-il donc, monsieur ?
– Monsieur, répondit le jeune homme, nous parlions du marquis de Chamery.
– Ah ! vraiment ?
– Et monsieur, que voilà, nous soutenait que le mariage qui vient d’avoir lieu était convenu depuis trois mois.
– Monsieur vous a dit la vérité ; il aurait même pu ajouter que, il y a trois mois, le contrat de mariage était signé, et que la bénédiction nuptiale allait être donnée aux époux, lorsque M. le duc de Sallandrera a été frappé d’une attaque d’apoplexie foudroyante.
Cette explication donnée, Fabien fit mine de tourner le dos au jeune M. Octave, qui lui portait assez énergiquement sur les nerfs. Mais M. Octave ne se tint pas pour battu.
– Est-ce que le marquis reviendra bientôt, monsieur ? demanda-t-il.
– Mon beau-frère est nommé ambassadeur en Chine, monsieur.
– Ah ! diable !
– Et il est probable, ajouta Fabien, qui s’installa à une table de whist, que vous aurez des moustaches à son retour.
M. Octave se mordit les lèvres et reprit la lecture de son journal espagnol. Mais tout à coup il jeta un cri de surprise et tourna vivement la tête. Il venait d’apercevoir dans une glace la porte qui s’ouvrait de nouveau et livrait passage à un homme complètement oublié depuis trois mois. C’était Roland de Clayet.
– Bon ! s’écria-t-on de toutes parts, voici un revenant.
– Qui se porte à merveille ! répondit Roland. Bonjour, messieurs.
Il salua tout le monde, serra assez froidement la main de M. Octave, et s’approcha de Fabien, qui lui fit un accueil glacial.
– Ah çà !… mais d’où venez-vous donc, Roland ? demanda-t-on.
– De Franche-Comté.
– Vous y êtes depuis trois mois ?
– Oui, certes, messieurs. J’ai réglé ma succession.
– Ah ! c’est juste, dit M. Octave, Roland a hérité.
M. de Clayet était triste et grave comme un homme qui a subi de rudes épreuves, et M. d’Asmolles en fut frappé.
Le jeune homme se pencha vers lui.
– Monsieur d’Asmolles, lui dit-il, vous ne me refuserez pas, j’imagine, une minute d’entretien.
Fabien quitta la table de jeu et suivit le jeune homme dans l’embrasure d’une croisée.
– Je sors de chez vous, dit Roland.
– De chez moi ?
– Oui ; ma première visite a été pour vous, car je suis arrivé à Paris ce matin même.
– Monsieur, répondit le vicomte, qui se méprit, je croyais que toutes relations intimes avaient cessé entre nous.
Roland ne s’irrita point de cette réponse dédaigneuse :
– Vous avez le droit de me parler ainsi, monsieur, dit-il ; cependant j’ai foi en votre loyauté et je suis persuadé que vous ne me refuserez point.
– Qu’attendez-vous de moi ?
– Une chose bien facile et bien simple, monsieur. Je ne vous demande pas de revenir sur l’opinion que vous avez de moi ; mais, au nom des plus graves intérêts, je vous supplie de venir chez moi ce soir.
– Dans quel but ? fit M. d’Asmolles étonné.
– Je ne puis vous le dire encore ; mais je vous le demande, au nom de l’amitié qui a longtemps existé entre nos deux familles…
– C’est bien, monsieur, interrompit Fabien, j’irai.
– Merci, monsieur.
– À quelle heure ?
– À neuf heures précises.
– J’y serai.
Roland salua M. d’Asmolles, qui retourna prendre place à la table de jeu.
Puis M. de Clayet échangea quelques mots insignifiants avec quelques membres du club, fuma un cigare, gagna lestement la porte et sortit, laissant M. d’Asmolles assez intrigué et se demandant ce qu’il pouvait bien avoir à lui dire.