Avant de suivre M. d’Asmolles chez Roland de Clayet, transportons-nous, en rétrogradant de quelques heures, chez M. le comte Armand de Kergaz, rue Culture-Sainte-Catherine.
Le comte se promenait sous les grands arbres de son jardin en compagnie d’une ancienne connaissance à nous, l’honnête et laborieux entrepreneur Léon Rolland.
– Mon cher Léon, disait le comte, qui tenait un journal à la main, j’ai la plus grande confiance dans l’intelligence énergique de la comtesse Artoff. Cependant, ce que je viens de lire dans cette gazette espagnole me jette en une extrême inquiétude.
« C’est à n’y rien comprendre.
Et le comte lut, traduisant à haute voix, de l’espagnol en français, les lignes suivantes qui venaient de lui arriver le matin même dans la Gazette maritime et commerciale de Cadix :
« On vient de réintégrer au bagne un personnage dont la vie aventureuse paraît, à première vue, empruntée à un chapitre de roman.
« Nos lecteurs se souviennent sans doute que, il y a quelques jours, le baron Wenceslas Polaski, un étranger de distinction, qui depuis a quitté notre ville, était allé faire une promenade en mer, dans un canot conduit par un forçat que le commandant du port, le señor Pedro C…, avait mis à sa disposition, se faisant accompagner en outre par son valet de chambre.
« Ce forçat, qui, par une feinte résignation et une conduite fort régulière, était parvenu à capter la confiance du commandant, nourrissait un ardent désir de liberté et méditait depuis longtemps sans doute une évasion.
« Arrivé en pleine mer, il abandonna lestement ses avirons et se jeta à la nage, espérant gagner la côte et échapper ainsi à toutes les recherches. Mais le baron de Wenceslas, qui était armé d’un revolver, fit feu sur lui, et le forçat disparut, englouti par une vague. Le noble étranger et le valet de chambre du commandant rentrèrent à Cadix, persuadés que le forçat était mort, et leur conviction entraîna l’opinion publique.
« Tout le monde s’est trompé. Les balles du baron de Wenceslas n’ont point atteint le forçat ; mais ce dernier a eu la présence d’esprit de plonger comme s’il eût été mortellement frappé, et il est resté assez longtemps sous l’eau pour permettre au canot, qu’une bonne brise poussait, de s’éloigner. Puis, revenant à la surface, il a tranquillement gagné la côte voisine à la nage.
« La gendarmerie espagnole vient de capturer à Grenade, dans un faubourg, et caché parmi des bohémiens, ce dangereux personnage, qui s’est rendu méconnaissable en se brûlant le visage avec du vitriol. L’anneau de fer qui cerclait sa cheville, et qu’il n’a pu briser, a servi à le faire reconnaître. Réintégré au bagne, ce condamné a fait les aveux les plus complets, et nous croyons devoir raconter sa vie aventureuse et romanesque.
« Ce forçat était connu au bagne sous le sobriquet de marquis ; il prétendait appartenir à une famille aristocratique française. Il avait été pris à bord d’un navire qui faisait la traite, et condamné à cinq ans de fer comme négrier.
« Une certaine distinction de manières, une instruction maritime assez étendue, la connaissance parfaite des langues anglaise et française lui servirent à donner quelque apparence de vérité à la fable qu’il imagina pour gagner la confiance du commandant du port. Il se nommait, disait-il, le marquis de C…, avait quitté la France à l’âge de dix ans et servi dans l’Inde comme officier de la marine anglaise. Comme il retournait dans son pays où l’attendaient sa mère et sa sœur, il fit naufrage, fut trouvé trois jours après mourant de fatigue et de faim, sur un îlot désert de la Manche, par l’équipage du bâtiment négrier, et enrôlé de force.
« Le prétendu marquis avait même poussé l’impudence jusqu’à supplier le commandant Pedro C… d’écrire à Paris. Il disait avoir perdu ses papiers dans le naufrage. Le commandant avait un moment ajouté foi à ces étranges assertions, tant elles lui étaient présentées avec un imperturbable aplomb. Il avait même écrit à Paris.
« Son désappointement et sa surprise furent extrêmes, quand on lui répondit de France que le marquis de C…, de retour en France depuis bientôt deux ans, vivait au grand soleil, au milieu de sa famille, et était sur le point de contracter un brillant mariage. Le forçat n’en avait pas moins persisté dans sa prétendue identité ; seulement, à partir de ce moment il avait songé à s’évader.
« Les aveux qu’il vient de faire en rentrant au bagne ont jeté un nouveau jour sur sa mystérieuse existence. Le forçat surnommé le marquis s’appelle de son vrai nom Charles S… et il a été valet de chambre, aux Indes, du véritable marquis de C…, au service duquel il est demeuré plusieurs années. Chassé pour cause de vol par son maître, avec lequel il avait une vague ressemblance, le valet infidèle s’embarqua pour l’Angleterre, où il apprit qu’un navire français à bord duquel le véritable marquis se trouvait venait de faire naufrage et s’était perdu corps et biens. Charles S… songea un moment à se rendre en France et à s’y faire passer pour son maître ; mais il était sans ressources et, remettant à plus tard ce hardi projet, il s’enrôla comme matelot à bord d’un négrier sur lequel il a été capturé quelques mois après.
« On le voit, l’histoire de cet homme est assez extraordinaire, et l’on se demande avec un certain effroi ce qui serait advenu si le vrai marquis de C…, au lieu d’échapper au naufrage, n’eût point reparu. »
Là se terminait l’article du journal espagnol.
– Tout cela est bien étrange, dit Rolland, et j’avoue que je n’y comprends absolument rien.
– Ni moi, dit le comte.
La cloche qui annonçait l’arrivée d’un visiteur à l’hôtel se fit entendre en ce moment.
Quelques secondes après, un homme parut dans le jardin, et accourut serrer la main du comte. C’était Fernand Rocher.
– Ah ! cher, lui dit vivement M. de Kergaz, vous arrivez bien à propos pour nous expliquer une énigme.
– Je le crois, dit Fernand.
– Vous arrivez d’Espagne ?
– Ma chaise de poste est encore à la porte.
– Eh bien ! que s’est-il passé ?
– Tout est fini.
– Comment ?
– Le marquis a épousé Conception.
– Quel marquis ?
– Le vrai, mon cher comte, celui qui était au bagne.
– Mais, exclama M. de Kergaz, que signifie donc alors…
Et il montrait le journal espagnol.
Fernand se prit à sourire.
– Ah ! dit-il, Baccarat est décidément une femme de génie. Elle a fait sortir du bagne le vrai marquis et elle y a envoyé Rocambole.
– Comment ? le forçat repris…
– C’est Rocambole que nous avons un peu défiguré.
Et Fernand raconta au comte de Kergaz et à Léon Rolland stupéfaits les événements que nous connaissons et qui s’étaient si rapidement déroulés à Cadix et à Sallandrera.
– Tout cela tient du prodige, murmurait Armand.
– Mais elle, la comtesse ? demanda Léon Rolland.
– Elle est arrivée depuis une heure ou deux peut-être. Elle me précédait d’un relais de poste, et elle a dû courir à son hôtel pour y voir son mari.
– Pauvre comte !… murmura Armand, je crains bien qu’il ne soit toujours fou.
– Non, non, dit Fernand Rocher vivement, le docteur Albot répond de sa guérison.
Un valet apporta un billet.
Il était de la comtesse Artoff.
« Je vous écris à la hâte, mon cher comte [disait-elle]. Fernand est chargé de vous tout apprendre.
« Maintenant que l’ennemi commun est réduit à l’impuissance, laissez-moi vous parler d’une pauvre femme déshonorée et qui a soif de réhabilitation.
« Je vous attends ce soir, non point chez moi, mais rue de Provence, chez M. Roland de Clayet.
« À vous,
« Comtesse ARTOFF. »
La comtesse Artoff était arrivée, en effet, il y avait environ deux heures.
Comme sa chaise de poste entrait dans la cour de l’hôtel de la rue de la Pépinière, un coupé en sortait. C’était celui de madame Léon Rolland.
La comtesse n’avait pu en partant préciser à sa sœur ni le but exact de son voyage, ni la durée qu’il aurait. Depuis quinze jours qu’elle était partie, la comtesse n’avait pas donné signe de vie à sa sœur, et c’était toujours dans l’espérance de trouver une lettre d’elle qu’elle venait chaque jour rue de la Pépinière.
Cerise poussa un cri de joie, fit arrêter son coupé tandis que Baccarat s’élançait hors de sa voiture, et les deux sœurs se jetèrent dans les bras l’une de l’autre.
– Mon enfant, dit la comtesse après ce premier moment d’effusion, j’entre à peine chez moi, je repars et je t’emmène. Nous allons à Fontenay-aux-Roses voir mon pauvre Stanislas.
– Oh !… dit Cerise, nous sommes allés le voir, il y a deux jours, Léon et moi ; il va mieux.
– Vrai ? bien vrai ? tu ne veux point me tromper, ma Cerisette ?… exclama la comtesse avec émotion et une anxiété qui disaient assez l’amour qu’elle portait à son mari.
– Je te le jure ; il nous a reconnus, Léon et moi.
– Bien vrai ?
– Il ne se croit plus Roland de Clayet, il sait qu’il est le comte Artoff…
– T’a-t-il parlé de moi ? demanda la comtesse, dont la voix tremblait.
– Non, répondit Cerise en baissant la tête.
– Ah ! mon Dieu !… murmura la pauvre femme en étouffant un sanglot. La raison revient, sans doute, et… il commence à se souvenir.
Il y avait dans la chaise de poste une dame dont le visage était recouvert d’un voile épais.
À sa vue, Cerise eut un geste de surprise.
– C’est Rebecca, lui dit la comtesse.
Elle fit un signe à la juive, qui descendit de voiture et suivit les deux femmes à l’intérieur de l’hôtel.
Une lettre attendait la comtesse Artoff.
Elle en brisa le cachet et lut :
« Madame,
« Votre lettre, datée de Madrid, m’est arrivée avant-hier matin, et m’a trouvé à Clayet, d’où je ne bougeais depuis votre départ, fidèle à la parole que vous aviez exigée de moi.
« Je me suis empressé de faire mes préparatifs de voyage et je me suis mis en route le soir même. J’arrive à Paris et je me mets aux arrêts chez moi jusqu’à ce que vous me leviez la consigne. Vous trouverez ma lettre à votre arrivée.
« Je baise respectueusement votre main,
« ROLAND DE CLAYET. »
La comtesse prit la plume et répondit :
« Mon cher Roland,
« Je vous envoie Rebecca, qui vous expliquera ce que j’attends de vous.
« Allez sur-le-champ chez M. d’Asmolles et priez-le de se trouver à huit heures, ce soir, chez vous.
« J’irai, moi aussi, à la même heure.
« À vous,
« Comtesse ARTOFF. »
La comtesse écrivit ensuite le billet que nous avons vu arriver chez M. de Kergaz et le remit à un valet de pied, qui le porta sur-le-champ.
Rebecca avait de nouveau baissé son voile sur son visage, afin de dérober le plus possible, aux serviteurs de l’hôtel, cette ressemblance extraordinaire qu’elle avait avec Baccarat. Cette dernière, demeurée seule avec Cerise, changea à la hâte ses vêtements d’homme contre les habits de son sexe, car elle avait conservé en voyage son costume masculin, et demanda sa voiture de ville.
– Le docteur Albot, dit-elle à sa sœur, est revenu d’Espagne avec moi ; il est descendu à une lieue de Paris, a pris une voiture de place et a couru à Fontenay-aux-Roses. Il veut voir mon mari et s’assurer si notre pauvre malade est en état de supporter ma vue. Viens… oh ! que le temps me paraît long !
Et la comtesse fit monter Cerise dans sa voiture, et prit avec elle la route de Fontenay-aux-Roses, où le comte Artoff subissait le mystérieux traitement du docteur Samuel Albot.