XXXIII

Le soir du même jour, à huit heures précises, M. le vicomte Fabien d’Asmolles, fidèle à la parole qu’il avait donnée à son ancien ami Roland de Clayet, se présenta chez lui, rue de Provence.

Roland l’attendait. Le jeune homme fit au vicomte une réception polie et cérémonieuse à la fois, tout en laissant percer dans son accueil un sentiment d’affection contenue auquel M. d’Asmolles fut sensible malgré lui.

– Vous voyez que je suis exact, monsieur, lui dit ce dernier.

Roland s’inclina, ouvrit la porte de son cabinet et l’invita à y entrer.

Fabien s’assit.

– Monsieur le vicomte, dit Roland, j’arrive de Franche-Comté, où, vous le savez, je suis allé recueillir l’héritage de feu le chevalier de Clayet, mon oncle.

– Je sais cela, monsieur.

– Vous étiez également en Franche-Comté, au château du Haut-Pas, un jour où j’appris que le duc de Sallandrera, votre hôte, y venait d’être frappé d’une attaque d’apoplexie foudroyante.

– Pardon, monsieur, interrompit Fabien, est-ce pour le même motif qui vous conduisait chez moi, ce jour-là, que vous m’avez prié de venir chez vous aujourd’hui ?

– Non, monsieur. Alors, je désirais régler avec vous quelques affaires d’intérêt assez insignifiantes en elles-mêmes ; tandis que, aujourd’hui…

Roland parut hésiter.

– Eh bien ? fit Fabien.

– Aujourd’hui, reprit le jeune homme, j’ai pour ainsi dire une explication à vous demander sur l’attitude que vous gardez vis-à-vis de moi.

– M. de Clayet, répondit Fabien, que cette question directe embarrassa quelque peu, j’ai été votre ami, et j’avais pour vous l’affection d’un frère aîné. Tant que je ne vous ai cru qu’étourdi et léger, cette affection, souvent heurtée, est demeurée cependant intacte ; tandis que, aujourd’hui…

À son tour, Fabien hésita.

– Je sais ce que vous allez me dire, monsieur, interrompit Roland.

– Peut-être…

– Un jour, je vous ai paru déloyal et sans cœur, un jour j’ai compromis, déshonoré, perdu à tout jamais une femme, et vous m’avez retiré votre estime aussi bien que votre amitié… N’est-ce point là ce que vous vouliez me dire, monsieur ?

Fabien se tut.

Mais Roland, loin de courber la tête, reprit d’une voix triste et ferme à la fois :

– Monsieur le vicomte d’Asmolles, je ne vous ai point supplié de venir ici pour essayer de vous faire revenir sur l’opinion que vous avez de moi. J’aurais le courage de supporter le mépris du monde, s’il ne s’agissait que de moi, croyez-le…

– Et de qui donc s’agit-il ? fit le vicomte surpris.

– D’une personne odieusement calomniée, de cette femme que j’ai déshonorée et perdue…

– La comtesse Artoff ?

– Oui, monsieur.

Un sourire dédaigneux vint aux lèvres du vicomte.

– Est-ce que vous avez l’intention de la réhabiliter ? fit-il.

– Sans doute.

– Aux yeux de qui ?

– Aux vôtres.

– Et c’est pour cela que vous m’avez fait venir ici ?

– Sans doute.

– Ah çà, monsieur, dit le vicomte sèchement, vous oubliez que nous ne sommes plus, vous et moi, en des termes d’intimité qui puissent autoriser de semblables plaisanteries.

– Je ne plaisante point, répondit Roland avec fermeté.

– Est-ce que vous voudriez me prouver que la comtesse Artoff est innocente ?

– Certainement.

– Alors, dit le vicomte, vous seriez le dernier des misérables ou le dernier des fous.

Roland demeura impassible.

– Complétez votre pensée, monsieur, dit-il avec calme.

– Vous seriez le dernier des misérables, si la comtesse était innocente, car vous avez publié sa honte dans tout Paris ; mais cela ne peut être et cela n’est point. À mes yeux, vous êtes le dernier des fous, car vous oubliez que je suis venu ici, que j’ai collé mon œil au trou d’une serrure, que j’ai vu et entendu.

– Monsieur le vicomte d’Asmolles, dit Roland, vous avez le droit de me dire tout cela, et je n’ai point celui de vous répondre encore. Mais bientôt, dans quelques minutes peut-être, je vous donnerai des preuves éclatantes.

Fabien regarda attentivement le jeune homme, et sans doute qu’il se demanda si, en réalité, Roland n’était pas fou à lier.

– Dans quelques minutes ? fit-il.

– Oui, monsieur.

– Vous attendez donc quelqu’un ?

On entendit un coup de sonnette dans l’antichambre.

– Chut ! dit Roland.

Il laissa le vicomte seul et alla ouvrir, car il n’avait plus de valet de chambre et se trouvait tout seul chez lui.

Deux minutes après, Fabien le vit revenir suivi d’un personnage qu’il reconnut sur-le-champ pour l’avoir rencontré dans le monde. C’était le comte de Kergaz.

Fabien ne savait point Roland en relation avec le comte, et son étonnement augmenta.

M. de Clayet les présenta l’un à l’autre.

– Est-ce monsieur que vous attendiez ? demanda Fabien.

– D’abord, mais j’attends une autre personne encore.

– Ah ! fit le comte.

– Madame la comtesse Artoff, ajouta Roland.

Cette fois l’étonnement de M. d’Asmolles n’eut plus de limites.

– La comtesse va venir ! s’écria-t-il.

– Oui, monsieur.

– Ici ?

On sonna.

– Tenez, la voilà, dit Roland.

Et il laissa seuls les deux gentilshommes.

– Monsieur le vicomte, dit Armand de Kergaz, vous connaissez beaucoup la comtesse Artoff ?

– J’ai été fort lié avec son malheureux époux, monsieur.

– Croyez-vous à sa culpabilité ?

– Hélas, monsieur, j’en ai la preuve.

– Eh bien ! moi, dit Armand, je la crois innocente.

Un sourire vint aux lèvres du vicomte Fabien, un sourire dédaigneux et triste.

– M. le comte, dit-il, vous me paraissez avoir été convoqué ici dans le même but que moi.

– C’est probable, monsieur.

– Monsieur de Clayet, qui a été mon ami, et avec lequel j’avais cru devoir rompre après sa scandaleuse et déloyale conduite vis-à-vis de la comtesse, m’a prié aujourd’hui de me trouver chez lui à cette heure.

– La comtesse m’a écrit dans le même sens, monsieur.

– Je ne sais ce qu’ils peuvent l’un et l’autre avoir à nous dire et comment la comtesse entend nous prouver…

– Oh ! moi, dit tranquillement M. de Kergaz, j’ai en elle une foi aveugle.

– Hélas ! monsieur, répondit le vicomte, je me suis trouvé ici un soir, caché dans une pièce voisine, et je l’ai vue…

– Qui ? la comtesse ?

– Oui, monsieur, je l’ai vue, relevant son voile. J’ai vu Roland à ses genoux ; je les ai entendus se prodiguer les noms les plus tendres et les moins équivoques.

– Monsieur, interrompit vivement le comte, êtes-vous bien certain de n’avoir point rêvé ?

– Hélas ! oui, monsieur.

M. de Kergaz n’eut point le temps de répliquer, une porte s’ouvrit et une femme entra.

Cette porte qui s’ouvrait donnait du cabinet de Roland dans le salon, et n’était point celle par où ce dernier était sorti. À la vue de cette femme, qui releva son voile et les salua, les deux gentilshommes se levèrent et la saluèrent.

– Bonjour, messieurs, leur dit-elle.

Et, d’un geste, elle les pria de se rasseoir.

C’était la comtesse Artoff.

Mais, au même instant, une autre porte s’ouvrit et Roland reparut donnant le bras à une autre femme qui releva pareillement son voile.

Et les deux jeunes hommes jetèrent un cri d’étonnement et reculèrent stupéfaits ; car cette femme qui entrait, c’était pareillement la comtesse Artoff.

Il y eut entre les cinq personnages de cette scène étrange un moment de silence qui fut d’une éloquence sans égale. Le vicomte Fabien d’Asmolles regardait alternativement ces deux femmes, qui se ressemblaient si merveilleusement, et il hésitait et semblait se demander laquelle des deux était la véritable comtesse Artoff.

Mais M. de Kergaz, lui, n’hésita pas longtemps. Il alla droit à celle qui était entrée la dernière et lui prit la main :

– C’est vous, dit-il, c’est bien vous !

En effet, c’était Baccarat.

La juive était entrée par la porte du salon.

– Je rêve ! murmurait le vicomte Fabien d’Asmolles.

– Et moi, dit Armand, je devine tout, monsieur. La femme que vous avez vue ici…

– C’était moi, dit Rebecca, qui s’avança vers Fabien.

Un sourire indulgent et triste glissait sur les lèvres de la vraie comtesse.

– Messieurs, dit-elle, pardonnez-moi d’avoir imaginé cette rencontre. Mais j’avais un si grand besoin de me réhabiliter à vos yeux, moi que le mépris du monde avait toujours trouvée indifférente ou du moins résignée.

– Mais quelle est donc cette femme ? interrompit vivement Fabien.

Et il désignait du doigt la juive Rebecca, qui baissait les yeux.

– Ma sœur, dit la comtesse ; une sœur qui me haïssait et qui a été l’instrument aveugle de mon plus cruel ennemi, monsieur.

Le vicomte se méprit à ces paroles de Baccarat. Il crut que l’ennemi dont elle parlait n’était autre que Roland, et il lui jeta un regard de mépris.

La comtesse devina la portée de ce regard.

– Vous vous trompez, dit-elle, M. de Clayet, lui aussi, a été un instrument aveugle.

– Lui ! exclama Fabien.

Baccarat tendit la main à Roland.

– Mon ami, lui dit-elle, vous avez été étourdi, mais vos plus grands torts étaient involontaires, et je veux prouver au vicomte que vous êtes toujours digne de son amitié.

Alors, la comtesse Artoff raconta, en taisant le nom de Rocambole, l’histoire de cette abominable intrigue dont elle avait été victime, et M. de Kergaz murmura :

– Ah ! je comprends tout, moi. Je sais d’où partait le coup.

– Mais quel est donc ce misérable ? s’écria Fabien.

– Monsieur le vicomte, répondit Baccarat, le nom de cet homme demeurera un mystère éternel. Qu’il vous suffise de savoir que l’heure du châtiment a sonné pour lui.

– Il a été puni ?

– Il est au bagne et il y mourra, dit lentement Baccarat.

Deux heures plus tard, M. le vicomte Fabien d’Asmolles et Roland de Clayet entrèrent, se tenant par la main, dans le cercle où l’honneur du comte Artoff avait été si cruellement maltraité quelques mois auparavant, et où il était demeuré comme un fait avéré et incontestable que la comtesse avait éprouvé pour Roland la plus folle et la plus coupable des passions.

Le cercle était au complet.

– Messieurs, dit Fabien à haute voix, veuillez abandonner un moment vos parties et vos conversations, il s’agit de choses graves.

On le regarda avec étonnement.

– Je vous invite tous, messieurs, poursuivit le vicomte, à venir à l’Opéra vendredi prochain.

– Pour y entendre un opéra nouveau ?

– Non, pour y voir dans sa loge une femme calomniée, la comtesse Artoff, et auprès d’elle une autre femme qui lui ressemble comme les Ménechmes antiques se ressemblaient – une femme qui a mystifié notre ami Roland, en lui persuadant qu’elle était la comtesse Artoff, et lui a fait ainsi jouer un rôle odieux…

Et comme la stupeur des membres du cercle était à son comble, Roland dit tout haut :

– Sur l’honneur, messieurs, je confesse que la comtesse Artoff est une honnête femme, et que j’ai été moi, un fat et un niais.

Baccarat était réhabilitée !

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