XXXIV

Revenons maintenant à ce qui s’était passé dans la journée.

La comtesse Artoff et sa sœur Cerise s’étaient rendues à Fontenay-aux-Roses, où les attendait le docteur Samuel Albot. La villa occupée par le noble malade était située hors du pays, au fond d’un petit vallon verdoyant et fleuri. De grands arbres l’entouraient, et le plus profond silence régnait dans cette demeure.

Au moment où la comtesse arriva, le docteur lui-même vint ouvrir la grille.

Baccarat se précipita hors de sa voiture, examina avec anxiété le visage de l’homme de science et n’osa prononcer qu’un seul mot :

– Eh bien ?

Le docteur lui prit la main :

– Espérez, dit-il.

– Mon Dieu ! dites-vous vrai ?

– Il va mieux… j’espère le guérir.

Et le docteur, après avoir salué Cerise, prit la comtesse par le bras et la conduisit à la villa.

– Où est-il ? où est-il ? fit Baccarat avec une indicible anxiété.

– Chut ! dit le docteur.

Il la fit entrer dans un petit salon qui se trouvait à gauche du vestibule et lui offrit un siège.

– Mais où est-il donc, docteur ? fit la comtesse avec une impatience fébrile, je veux le voir.

– Pas encore, madame…

– Pourquoi, mon Dieu ?

Un sourire qui disait éloquemment combien il comprenait cette anxiété glissa sur les lèvres du mulâtre.

– Madame, dit-il à la comtesse, tranquillisez-vous ; le comte va mieux, beaucoup mieux.

– Mais… je ne puis donc le voir ?

– Non, pour le moment du moins.

– Ah ! s’écria la comtesse hors d’elle-même, vous me cachez quelque chose.

– Rien absolument, madame. Mais laissez-moi vous faire une question, une seule ?

– Parlez… parlez vite !

– Si l’on vous donnait à choisir de voir votre mari sur-le-champ et de retarder sa guérison, ou de… de ne pas le voir avant quelques heures…

– Oh ! mais expliquez-vous, docteur, expliquez-vous sur-le-champ… Il le faut ! vous me faites mourir…

– Eh bien !… madame la comtesse, dit gravement le docteur, veuillez m’écouter.

La sueur de l’angoisse perlait au front de Baccarat.

Le docteur poursuivit :

– Le traitement que j’ai fait suivre au comte a déjà agi fortement, avec succès. Il est encore fou, mais sa folie n’est plus la même…

– Ah !

– Il est redevenu lui-même, il sait qu’il est le comte Artoff.

La comtesse eut un cri de joie.

– C’est pour cela, madame, reprit Samuel Albot, que je crains pour lui une rechute, si vous vous montrez…

– Mais… pourquoi ?

– Hélas ! avec vous, le souvenir lui reviendra…

Baccarat courba le front, mais elle eut un élan d’abnégation sublime.

– Eh bien ! dit-elle, guérissez-le, docteur, et, s’il le faut, je renoncerai à le voir jamais…

– Non, madame, non, répondit le docteur, vous vous exagérez l’étendue du sacrifice que je vous demande. Attendez quelques heures seulement, et même…

Il sembla réfléchir, et Baccarat se suspendit à ses lèvres, attendant comme un arrêt de vie ou de mort les paroles qui allaient s’en échapper.

– Je crois même, reprit le mulâtre, après un silence, que vous pourriez, à travers une cloison et un judas…

– Ah ! que je le voie, mon Dieu ! c’est tout ce que je demande.

Le docteur continua :

– Pour bien juger de l’état d’un fou, il est nécessaire pour les médecins de l’observer parfois à la dérobée, et lorsqu’il se croit entièrement seul. C’est pour cela que j’ai fait percer dans cette pièce même, avant notre départ pour l’Espagne et la veille du jour où le comte a été conduit ici, un judas qui donne dans la pièce voisine.

Le docteur, en parlant ainsi, se leva et s’approcha d’une glace. Une carte de visite se trouvait glissée entre le cadre et le verre. Il l’enleva.

– Regardez, dit-il à la comtesse.

Baccarat s’approcha et jeta un coup d’œil avide à travers la glace, dans laquelle un étroit espace sans tain avait été ménagé. Elle aperçut alors une chambre à coucher, et dans cette chambre, assis dans un grand fauteuil, le comte, qui tenait sa tête à deux mains et semblait réfléchir profondément.

– Chut ! dit le docteur, pas de bruit, madame.

Il ouvrit une armoire vide. Cette armoire n’était séparée de la chambre du comte que par une mince cloison, à travers laquelle on pouvait entendre fort distinctement tout ce qui se disait dans la pièce voisine. Au bruit de cette armoire qui s’ouvrait, le comte tressaillit et releva la tête. Alors, le docteur appuya un doigt sur ses lèvres, et dit à la comtesse tout bas :

– Regardez… écoutez, mais pas de bruit !

Puis il prit par la main madame Cerise Rolland :

– Venez avec moi, dit-il.

La comtesse demeura seule, l’œil collé au trou de la glace, l’oreille attentive au moindre bruit. Quelques secondes après, elle vit la porte de la chambre s’ouvrir et Cerise entrer. Elle était seule ; le docteur, sans doute, était demeuré dans l’antichambre, et Baccarat l’entendit revenir dans le salon.

– J’ai fait sa leçon à votre sœur, lui souffla le mulâtre à l’oreille.

Au bruit de la porte qui s’ouvrit, le comte se leva vivement et regarda Cerise avec attention.

– Bonjour, lui dit-elle.

Il la regarda encore, parut hésiter un moment, puis il finit par lui tendre la main, et lui dire :

– Ah ! c’est vous, Cerise ?

– Oui, mon frère, dit-elle.

– Savez-vous, reprit-il en l’entraînant vers un canapé voisin, savez-vous, ma chère Cerise, qu’il y a fort longtemps que vous n’êtes venue me voir ?

– Mais non, comte, il y a deux jours à peine.

Il se prit à sourire :

– Mais c’est très long, deux jours, petite sœur, dit-il.

Il lui pressa la main avec affection :

– Et Léon ? demanda-t-il.

– Il viendra vous voir demain.

– Vrai ?

– Bien vrai.

Le comte se mit alors à parler à Cerise de son enfant, de son mari, de leurs occupations, tout cela aussi raisonnablement qu’il eût pu le faire trois mois auparavant. Mais il ne lui dit pas un mot de la comtesse. Bien au contraire, il chercha même à éluder tout prétexte, à éviter toute occasion de prononcer son nom.

Cerise passa environ une demi-heure avec lui, puis elle se retira. Le comte la reconduisit avec toutes les marques de la plus vive affection ; puis, quand la porte se fut refermée sur elle, il revint s’asseoir dans son fauteuil, cacha sa tête dans ses mains et se prit à fondre en larmes.

Lorsque Cerise rentra dans te salon, elle trouva le docteur, qui soutenait dans ses bras la comtesse défaillante.

Samuel Albot avait eu soin de refermer l’armoire, et le comte ne pouvait plus désormais entendre ce qui se passerait dans le salon.

– Oh ! murmura la comtesse, il n’est plus fou et il se souvient… Mon Dieu ! comme il doit me mépriser !

– Madame, répondit le docteur, votre mari pleure, et, comme vous le dites, la folie s’en va à mesure que le souvenir revient… Ces larmes doivent vous l’attester.

Baccarat pleurait à chaudes larmes.

– Maintenant, reprit le mulâtre, il me reste une dernière expérience à faire, et, j’en ai la conviction, elle sera décisive.

Cerise et Baccarat le regardèrent.

Puis le docteur se penchant à l’oreille de la comtesse :

– Si vous l’aimez, si vous ne voulez le tuer sur l’heure, au nom du Ciel, madame, partez !

– Partir ! dit-elle.

– Oui, partez, partez sur-le-champ.

Et comme elle paraissait ne pas comprendre :

– Votre mari, la veille du duel, a passé la nuit chez M. d’Asmolles, n’est-ce pas ?

– Oui, répondit la comtesse.

– Eh bien ! dit le docteur, il faut que demain matin, au point du jour, M. d’Asmolles soit ici. Voilà tout ce que je puis vous dire aujourd’hui, madame. Mais ayez foi en Dieu, votre mari est sauvé, et l’heure n’est pas loin où vous le verrez à vos genoux. Les larmes qu’il verse ne vous disent-elles pas qu’il vous aime encore ?

Baccarat, toute chancelante, se leva et, appuyée sur le docteur et Cerise, elle regagna sa voiture. Elle ne savait point ce que le docteur voulait faire, mais elle avait en lui une foi aveugle. Une heure après, elle rentrait à Paris. Le soir, à huit heures, elle arrivait chez M. de Clayet, et nous savons ce qui s’y passa.

– Monsieur, dit-elle au vicomte Fabien, quand tout fut expliqué et tandis que le jeune époux de Blanche de Chamery se disposait à aller à son cercle la réhabiliter à haute voix et fort du témoignage de Roland, monsieur le vicomte, mon malheureux époux est à Fontenay-aux-Roses, sous la garde d’un médecin habile que vous connaissez, le docteur Samuel Albot.

Fabien s’inclina.

– Le docteur vous attend, poursuivit la comtesse, et il prétend que votre vue ferait à mon pauvre comte un bien infini.

– J’irai, madame.

– Demain, au point du jour, le docteur vous attend. Au revoir, monsieur.

Fabien était allé à son cercle, puis il était rentré chez lui et n’avait point jugé nécessaire d’instruire sa jeune femme des événements de la journée.

Le lendemain matin, il arrivait à Fontenay-aux-Roses et trouvait Samuel Albot sur le seuil de la villa. Le docteur mulâtre avait été, on s’en souvient, le médecin du faux marquis de Chamery. M. d’Asmolles, qui devait toujours ignorer la terrible fin de celui qu’il avait appelé son frère, tendit la main au docteur et la lui serra cordialement. Le docteur le conduisit dans ce même salon où, la veille, il avait reçu la comtesse Artoff. Puis, pour lui comme pour elle, il déplaça la carte de visite et lui dit :

– Regardez !

Le vicomte se pencha et aperçut le comte Artoff qui, couché sur un canapé, semblait dormir profondément.

Le comte avait un bandeau sur les yeux, et Samuel Albot l’avait soumis, la veille au soir, après lui avoir fait prendre un narcotique, au traitement indien que Zampa avait subi, avec cette différence que la dose d’herbes indiennes pilées et appliquées en compresse était bien moindre et ne pouvait, par conséquent, laisser redouter un résultat fatal.

Le docteur expliqua tout cela à M. d’Asmolles ; puis il ajouta :

– J’ai vu la comtesse à minuit, chez elle, à Paris. J’ai appris par elle que vous connaissiez l’existence de cette femme qui lui ressemble si parfaitement.

– Je l’ai vue, docteur.

– Par conséquent, je n’ai rien à vous apprendre ?

– Absolument rien. Je sais tout, hormis une chose.

– Laquelle ?

– Le nom du misérable qui a conduit toute cette intrigue.

– Ceci, dit le docteur, c’est un secret impénétrable.

– Eh bien ! que dois-je faire ?

– Écoutez-moi, dit le docteur.

Le mulâtre et M. d’Asmolles causèrent longtemps à voix basse ; puis le premier passa dans la chambre où dormait le comte, lui ôta délicatement le bandeau qui lui couvrait les yeux et l’éveilla.

Le gentilhomme russe promena autour de lui un regard étonné, et ne parut point savoir où il était. Il regarda le mulâtre et lui dit :

– Qui donc êtes-vous ?

– Votre médecin, monsieur le comte, répondit Samuel.

– Je suis donc malade ?

– Vous l’avez été.

– Combien de temps ?

– Environ trois mois.

– C’est bizarre, dit le comte.

Puis il regarda encore autour de lui.

– Mais où suis-je donc ? fit-il.

– À Fontenay-aux-Roses.

– Chez qui ?

– Chez vous.

– Ah ! par exemple, dit le comte avec un grand sang-froid, vous vous moquez de moi.

– Non, monsieur le comte.

– Je n’ai jamais rien possédé à Fontenay-aux-Roses.

– Tenez, monsieur le comte, dit Samuel, qui frappa deux coups à la cloison, je vais vous présenter une personne de votre connaissance dont la vue évoquera sans doute vos souvenirs.

La porte s’ouvrit, Fabien entra.

Soudain le comte se frappa le front, jeta un cri, et se leva pâle et frémissant.

– Ah ! dit-il, je me souviens, je me souviens !…

Il recula jusqu’au mur, regarda fixement le vicomte et ajouta :

– Oui, oui, n’est-ce pas, je n’ai pas rêvé ? c’est bien chez vous que j’ai couché la veille du duel… Oh ! mais, que s’est-il donc passé ?

– Je vais vous le dire, répondit Fabien.

Le docteur sortit sur la pointe du pied.

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