Le lendemain, vers midi, le jeune marquis de Chamery, qui avait eu une nouvelle conférence avec sir Williams, descendait à cheval et au pas l’avenue des Champs-Élysées.
M. Roland de Clayet, lui, allait au Bois, au moment où le marquis en revenait.
Les deux jeunes gens se rencontrèrent au-dessous du rond-point et se donnèrent une poignée de main par-dessus leur selle.
Après ce témoignage d’amitié réciproque, Rocambole fit mine de quitter Roland et voulut faire prendre le trot à son cheval. Mais Roland n’était pas homme à laisser aller le marquis sans lui parler de ses amours avec la comtesse. Roland était, comme on l’a vu surabondamment, un de ces hommes qui renonceraient au bonheur d’être aimés s’ils n’avaient l’univers entier pour confident.
– Un mot, lui dit-il en clignant de l’œil.
– Bon… je devine… vous voulez vous épancher…
Roland soupira comme un héros de roman. Et Roland tira de sa poche le billet que Rocambole avait dicté à Rebecca.
– Peste !… fit le marquis lisant, vous êtes aimé, mon cher.
– À l’adoration ! fit modestement Roland.
– Adieu, dit Rocambole. Surtout, soyez exact.
– Oh ! soyez tranquille.
Le faux marquis de Chamery, qui n’était venu aux Champs-Élysées que pour y rencontrer Roland et recevoir de lui la communication du billet de Rebecca, rentra lestement chez lui. Il était encore à jeun ; il trouva le vicomte et la vicomtesse à table et leur demanda à déjeuner.
– Mon cher ami, dit-il au vicomte au moment où Blanche se retirait pour laisser fumer ces messieurs, es-tu réellement lié avec le comte Artoff ?
– Oui, dit Fabien.
– Aimes-tu beaucoup Roland ?
– Je l’aime comme un enfant gâté des plus désagréables, et il faut, pour que je le supporte, toute l’amitié que j’ai pour son oncle.
– Eh bien ! dit Rocambole, avant huit jours, Roland te placera dans la pénible situation de lui servir de témoin.
– Encore !
– Vis-à-vis du comte Artoff.
Fabien haussa les épaules.
– Roland est un détestable fat ! s’écria-t-il, et je ne crois pas un mot de toute son intrigue avec la comtesse.
– Oh ! ton scepticisme me paraît joli.
– Il est sincère.
– La comtesse l’a reçu, le soir, à Passy.
– Où ? dans quelle rue ?
– Il ne le sait pas. On l’a conduit dans une voiture fermée à glaces dépolies.
– Quand ?
– Avant-hier soir et hier soir.
– C’est impossible !
– Pourquoi ?
– Parce que la comtesse n’est arrivée qu’hier soir, à six heures, à son hôtel rue de la Pépinière.
– Mon cher, reprit le marquis, j’aime à croire, comme toi, que Roland est un fat ; mais je viens de le rencontrer, il y a une heure, et il m’a montré un billet de la comtesse.
– Tu l’as vu ?
– Oui.
– Était-il signé ?
– Non.
– Eh bien ! dit le vicomte, qui avait foi dans l’honnêteté de Baccarat, le billet n’est pas de la comtesse.
Rocambole leva les yeux au ciel.
– Alors, dit-il, Roland est un fou ou un misérable qui mérite une correction, car il va partout se vanter des faveurs de la comtesse Artoff, et d’après ce que j’ai oui dire de lui, le comte est homme à le tuer.
– Tant pis pour lui !
– C’est égal, poursuivit Rocambole, tu devrais aller chez Roland. Il m’a dit devoir rentrer chez lui vers quatre heures. Engage-le à un peu plus de discrétion. C’est honteux, ma parole d’honneur, de voir ce bonhomme faire ses confidences au premier venu.
– Soit, dit Fabien. J’ai précisément affaire rue de la Victoire, dans son quartier, vers trois ou quatre heures. Je le verrai, je lui ferai entendre raison.
Rocambole quitta son beau-frère, et celui-ci tint parole. À quatre heures et demie, il sonnait à la porte de M. Roland de Clayet. Précisément le jeune fat, qui attendait la comtesse avec impatience, était au regret de n’avoir pas un ami chez lui. Roland aurait donné dix louis de bon cœur pour cacher, dans un cabinet de toilette quelconque, un ami complaisant qui pût assister à son entrevue avec la comtesse. L’arrivée de Fabien lui mit l’eau à la bouche et la joie au cœur.
– Parbleu ! s’écria-t-il, tu es charmant, mon bon Fabien, de venir voir un reclus.
– Un reclus !
– Parbleu ! un forçat de l’amour, condamné à ce bagne qu’on nomme l’attente.
– Ah ! dit Fabien, tu attends quelqu’un ?
– Elle, mon cher, la comtesse !
– Mon cher, dit Fabien avec douceur, j’ai une conviction.
– Laquelle ?
– Que tu as été mystifié, que celle dont tu parles, qui t’aime, que tu crois aimer… n’est pas la comtesse.
– Qui veux-tu donc que ce soit ? dit Roland avec une ironie superbe.
– Eh ! mon Dieu ! une drôlesse quelconque qui a pris à Bade le nom de la comtesse Artoff et s’est moquée de toi.
Roland haussa les épaules.
– Écoute, veux-tu en avoir le cœur net ?
– Oh ! Je le demande à grands cris.
– La comtesse va venir ici.
– Quand ?
– Dans dix minutes, peut-être. Veux-tu l’attendre ?
– Comment ! exclama M. d’Asmolles, tu oserais, tu aurais l’impudence de me faire rencontrer avec elle ?
– Ah ! dit Roland indigné, pour qui me prends-tu ? Faire rougir une femme de… sa faiblesse ? Non, non.
Mais Fabien fronçait le sourcil.
– Mon pauvre enfant, dit-il avec plus de tristesse que de colère, sais-tu que si tu étais mon fils, je serais capable de me porter envers toi aux dernières rigueurs ?
– Et pourquoi, mon noble ami ?
– Parce que tu es fat et gascon.
– Je vois, répondit Roland, que tu ne m’as pas compris. Si je ne suis pas homme à te mettre face à face avec la comtesse, je suis homme à te la montrer sans qu’elle te voie.
– Eh bien ! dit Fabien, qui fut pris en ce moment d’une curiosité douloureuse, je le veux bien, et j’accepte.
– Nous sommes ici, reprit Roland ravi, dans mon salon. C’est ici, tu le devines, au demi-jour que tamisent mes épais rideaux, que je vais recevoir la comtesse.
– Bien.
– Passe dans mon fumoir, dont voilà la porte, et qui a un dégagement sur le corridor. Quand on sonnera, tu fileras, tu t’enfermeras, tu écouteras si tu veux, tu regarderas par le trou de la serrure, et tu t’esquiveras ensuite…
– Soit, dit Fabien.
En ce moment, la sonnette rendit un tintement discret, on eût dit qu’une main tremblante d’émotion l’agitait.
– File, dit Roland, la voilà.
M. d’Asmolles, toujours incrédule, passa dans le fumoir, poussa la porte et écouta.
La porte du salon s’ouvrit – une femme voilée entra.
– Ah ! cher ange !… murmura Roland d’un ton sentimental.
Et la femme voilée se laissa prendre la main.
– Êtes-vous seul ? demanda-t-elle.
Cette voix fit tressaillir le vicomte d’Asmolles. C’était, à s’y méprendre, la voix de Baccarat.
La femme releva son voile et soudain M. d’Asmolles recula. C’était bien, ce ne pouvait être que Baccarat, car la ressemblance entre les deux femmes était si parfaite, qu’il aurait fallu les placer l’une auprès de l’autre pour distinguer la vraie vicomtesse Artoff de celle qui se faisait passer pour elle.
Et M. d’Asmolles se laissa tomber sur un siège et murmura tout bas :
– Pauvre comte !… fou qui a pu penser qu’en prenant une courtisane repentante pour en faire une femme honnête, il effacerait dans le cœur de cette femme jusqu’au souvenir de ses souillures passées ! Elles sont toutes les mêmes – la fange a beau sécher et devenir un moment poussière lumineuse aux rayons du soleil – elle redevient fange à la première goutte de pluie !
Cependant, la fausse Baccarat s’était jetée négligemment sur un fauteuil, dans le salon de Roland. Roland s’était mis à genoux et lui baisait galamment la main.
– Mon cher enfant, murmura-t-elle après un moment de silence, je crois décidément que je deviens folle, car il faut que je le sois pour venir ici. Savez-vous bien qu’il arrive demain ?
Roland crut devoir fermer les poings et murmurer :
– Oh ! je le hais, cet homme…
– Moi aussi, dit-elle tout bas. Mais il est mon maître, mon tyran… il dispose de moi, et serait capable de nous tuer…
– Qu’il vienne donc ! s’écria Roland d’un ton superbe.
La prétendue comtesse ajouta :
– Si j’étais libre, ami, vous m’aimeriez moins.
– Oh !…
– Je dis vrai, je vous jure. L’amour ne vit, ne subsiste, ne s’alimente et ne s’accroît que des obstacles qu’il rencontre. Plus le monde et l’aveugle volonté de cet homme, qui est devenu mon maître, élèveront de barrières entre nous, plus nous nous aimerons…
– Peut-être…
– Oh ! reprit-elle d’un ton sentimental, l’amour qui vit dans l’ombre, l’amour qui se cache, cet amour mystérieux que les obstacles environnent, n’est-ce pas le bonheur ?
Elle lui prit la main.
– Écoutez, poursuivit-elle, je n’ai plus qu’une soirée, une seule à vous donner de longtemps peut-être, mais je veux qu’elle soit à vous tout entière.
– Vous êtes un ange !…
Roland tenait à cette épithète.
– C’est aujourd’hui vendredi, jour d’Opéra ?
– Oui.
– Eh bien ! allez louer une loge d’avant-scène, et nous y passerons deux grandes heures à écouter de bonne musique.
– Ah ! quelle joie ! dit Roland.
– Je ne suis venue ici que pour vous dire cela, ajouta-t-elle. Et je me sauve.
– Déjà ?…
– Oui, ma voiture m’attend en bas. J’ai dedans une femme qui m’espionne et dont il ne faut pas éveiller les soupçons… Adieu.
– Mais, dit Roland, où vous retrouverai-je ?
– À l’Opéra, ce soir, à huit heures et demie ; je frapperai à la porte de votre loge. Adieu, ami. Au revoir, du moins…
Elle se drapa coquettement dans son grand châle, lui jeta un petit salut plein de grâce du bout de ses doigts et se dirigea vers la porte, après avoir, toutefois, baissé son voile, dont l’épaisseur ne permettait plus de distinguer ses traits.
Puis, elle se dirigea vers la porte :
– Ne me reconduisez pas, dit-elle ; restez là… je le veux ! À ce soir.
Roland demeura quelque temps immobile. Ce ne fut que lorsqu’il eut entendu la porte d’entrée de son appartement se refermer, puis, peu après, retentir le roulement d’une voiture s’éloignant au grand trot, qu’il alla ouvrir la porte du cabinet de toilette où se trouvait Fabien.
Le vicomte était pâle et abattu.
– Eh bien ! dit Roland.
Fabien leva sur lui un regard triste.
– As-tu entendu ? dit Roland.
– Oui.
– As-tu vu ?
– Je l’ai vue.
– Ai-je menti ?
– Non.
M. de Clayet se posa en vainqueur.
– Convenez, mon cher vicomte, dit-il, que j’ai été magnanime avec vous.
– En quoi !
– En ce que j’aurais fort bien pu vous envoyer des témoins.
– Pour quel motif ?
– Dame !… il me semble que tu m’as traité de fat, à plusieurs reprises.
– C’est vrai, répondit le vicomte avec douceur, et je t’en fais humblement mes plus complètes excuses.
– Ah ! cher ami.
– Je croyais la comtesse incapable de trahir son mari.
– Eh ! mon cher, murmura Roland avec une agaçante modestie, l’amour ne se commande certes pas.
– Je le pensais, dit Fabien, et je songeais tout à l’heure au comte Artoff, qui a pu aimer cette créature.
– Hein ? fit Roland, qui se redressa, tu oublies que la comtesse…
– C’est juste, murmura Fabien en courbant le front, j’oubliais que tu as le droit de… la défendre. Et il ajouta avec ironie :
– Mille pardons, chevalier.
Puis, comme Roland continuait à se rengorger et caressait sa moustache naissante avec une impertinence digne des étrivières :
– Maintenant, mon ami, lui dit-il, veux-tu que je te donne un conseil ?
– Parle.
– Aimes-tu sérieusement la comtesse ?
– Mais oui.
– Eh bien ! ne va plus chanter ton bonheur par-dessus les toits, comme tu le fais depuis trois jours.
– Mais, je te jure…
– Écoute bien, interrompit gravement Fabien, je ne te donne pas huit jours de vie si le comte apprend que tu aimes sa femme et que tu es aimé d’elle.
Roland haussa les épaules.
– Dirait-on pas, fit-il avec dédain, que je suis un petit jeune homme que ce boyard va tuer sans qu’il songe même à se défendre ?
À son tour, Fabien haussa les épaules :
– Adieu, dit-il, et Dieu fasse que ma prédiction ne se réalise jamais !
Le vicomte prit son chapeau et s’en alla sans même donner la main à Roland. Mais Roland était si heureux du triomphe qu’il venait d’obtenir qu’il n’y prit pas même garde.
M. d’Asmolles rentra chez lui fort triste et le cœur gros. Il s’était lié, l’année précédente, avec le comte Artoff ; il avait pu apprécier les nobles qualités de cœur et d’esprit du gentilhomme russe ; il avait cru, comme tous ceux qui le connaissaient, à cette femme, sublime de repentir, qui, après avoir eu nom la Baccarat, était devenue une sainte, et voici que tout à coup le prisme s’évanouissait. Baccarat était toujours la Baccarat d’autrefois, la fille perdue !
M. le marquis Albert-Frédéric-Honoré de Chamery était chez sa sœur lorsque le vicomte arriva.
– Mon Dieu ! lui dit-il, comme tu es pâle, mon cher Fabien !
– Tu trouves ? fit le vicomte, qui ne put s’empêcher de tressaillir.
– Dame !
Blanche leva les yeux sur son mari :
– Albert a raison, dit-elle, tu es fort pâle, Fabien. Mon Dieu ! te serait-il arrivé quelque chose ?
– Non, dit Fabien qui s’efforça de sourire, rassurez-vous, mes enfants.
– Tu ne nous trompes pas ? fit la jeune femme alarmée.
– Non ; je te jure que rien qui nous soit personnel n’est pour quelque chose dans mon trouble.
– Mais encore ?…
– J’ai été obligé de revenir sur la bonne opinion que j’avais d’une femme, ajouta le vicomte ; voilà tout, ma chère Blanche.
La vicomtesse n’insista pas.
Quand Rocambole et son beau-frère se trouvèrent seuls, le faux marquis le regarda :
– Eh bien ? dit-il.
– Eh bien ! répondit le vicomte, Roland n’a point menti, Roland n’a point été mystifié !
– La comtesse l’aime ?
– Je l’ai vue chez lui.
Et Fabien raconta ce qui venait de se passer.
– Mon cher, dit froidement Rocambole, veux-tu mon avis sur tout cela ?
– Parle.
– Roland est un homme mort !
– Je le crains.
– Et moi j’en suis sûr. Il y a mieux, je te fais un pari.
– Lequel ?
– C’est que ce soir, à l’Opéra, la comtesse commettra l’imprudence de relever son voile.
– Ah ! ce serait trop fort.
– Eh ! mon Dieu ! dit Rocambole, une femme qui s’oublie jusqu’à aimer un fat comme ton Roland est capable de toutes les folies. Le comte saura tout dans trois jours et il les tuera tous deux !
– Après quoi, ajouta Fabien, il se brûlera la cervelle car il aime beaucoup sa femme.
En ce moment, un domestique entra et remit une lettre au marquis. Rocambole tressaillit en reconnaissant l’écriture de la suscription et les nombreux timbres étrangers dont l’enveloppe était frappée.