Pour expliquer les dernières paroles de Rocambole à sir Williams, c’est-à-dire l’espoir qu’il avait laissé paraître de trouver chez sa sœur, à l’heure du déjeuner, le jeune homme enthousiaste et fou que l’aveugle demandait pour le placer sur son mystérieux échiquier, il est peut-être nécessaire de rapporter quelques mots échangés la veille entre le comte Fabien d’Asmolles et son beau-frère, tandis qu’ils revenaient des funérailles de don José.
– À propos, avait dit le comte après que Rocambole eut jeté quelques fleurs encore, c’est-à-dire quelques regrets sur la tombe de son rival, tu te rappelles Roland ?
– Roland de Clayet, ton ami ?
– Oui.
– Eh bien ! mais il voyage, je crois. Il est allé se guérir en Allemagne de sa funeste passion pour Andrée, baronne de Chamery, murmura le faux marquis avec une amertume railleuse.
– Il est revenu, dit Fabien.
– Quand ?
– Ce matin même.
– Ah !
– Voici une lettre de lui.
Et Fabien tendit le billet suivant à Rocambole.
« Mon cher ami [disait Roland], j’étais trop malade encore, moralement, lors de ton mariage pour avoir le courage d’y assister, et je suis parti pour l’Allemagne sans te serrer la main. Aussi, arrivé depuis une heure à peine, je m’empresse de t’écrire un mot pour t’assurer de ma constante et surtout reconnaissante amitié.
« Veux-tu me présenter demain à madame la vicomtesse d’Asmolles et me donner à déjeuner ?
« ROLAND DE CLAYET. »
– Tiens ! avait dit alors Rocambole avec indifférence et ne prévoyant pas qu’il pourrait jamais avoir besoin de ce jeune étourdi, il paraît qu’il est guéri ?
– Tu crois ?
– Dame ! c’est probable, puisqu’il revient et qu’il écrit à ses amis, ce que l’on ne fait pas souvent quand on a des peines de cœur.
Et Rocambole, qui avait bien autre chose en tête, vraiment, n’avait plus dit un seul mot sur Roland. Mais vingt-quatre heures plus tard, c’est-à-dire le lendemain matin, la lettre de Roland lui revenait, comme on l’a vu, en mémoire, et il descendit chez la vicomtesse en homme qui va à un rendez-vous d’amour.
Roland était arrivé déjà. Fabien l’avait emmené dans son fumoir, et c’est là que Rocambole les trouva.
– Ah ! parbleu ! dit Fabien en voyant entrer ce dernier, tu viens à propos, et tu vas entendre l’histoire de Roland ; elle est jolie…
– Qu’est-ce donc ? fit le faux marquis en serrant la main du voyageur.
– Ne me disais-tu pas, hier, que les gens amoureux n’écrivaient pas à leurs amis ?
– Mais si… c’est mon opinion.
– Ton opinion est fausse.
– Tu crois ?
Et Rocambole regarda Roland.
Le jeune homme avait une mine allongée et mélancolique, un air grave et penché à la Werther.
– Oh ! oh ! dit le marquis, me serais-je trompé, cher ami, et seriez-vous toujours amoureux ?
– Hélas !…
– Mais, dit Fabien en riant, ce n’est plus d’Andrée. Il paraît que c’est une mode nouvelle : on quitte un chagrin de cœur pour en prendre un autre.
– C’est l’histoire des clous qui se chassent, ajouta Rocambole.
– La comparaison est juste. Ce pauvre Roland quitte Paris désespéré, le cœur meurtri, l’esprit désillusionné ; il va demander à la poussière des grandes routes, aux ombrages de la Forêt-Noire, à la cuisine des hôteliers germaniques, un adoucissement à ses maux, et il se jure de ne revenir à Paris que complètement guéri.
– Le remède était bon.
– Sans doute, puisqu’il s’est guéri en moins de trois mois ; mais, au commencement du quatrième, il s’est senti le cœur vide, il a eu soif d’aimer ; le diable s’en est mêlé sans doute, et voici le pauvre ami qui revient avec une passion nouvelle.
– Une passion allemande ?
– Non, une passion russe.
Rocambole tressaillit.
– Je n’ai pas encore de détails, ajouta Fabien… mais comme l’amour a des besoins impérieux d’épanchement, Roland va nous en donner.
– Oh ! mon Dieu ! fit Roland avec tristesse, les détails me manquent tout comme à vous.
– Te moques-tu ? dit Fabien.
– Non, la femme que j’aime…
Il s’arrêta et parut hésiter.
– Comme cela fait bien, ce mot-là, dit Rocambole ironiquement : La femme que j’aime !…
– La femme que j’aime, acheva Roland, je l’ai à peine vue.
– Et tu l’aimes ?…
– À en mourir !…
– Encore un joli mot, dit Rocambole.
– Oh ! ne riez pas, fit Roland avec un sourire navré, je souffre réellement.
– Alors, dit Fabien, tu viens te guérir d’elle à Paris, comme tu t’es guéri de l’autre en Allemagne ?
Roland secoua la tête.
– Je l’ai à peine vue, reprit-il, je ne lui ai jamais parlé.
– Cher monsieur, exclama Rocambole, vous n’êtes pas un homme, vous êtes un baril de poudre… Tudieu ! aimer à en mourir une femme qu’on a à peine vue… à qui on n’a jamais adressé la parole… mais on ne voit cela que dans les romans.
– Aussi est-ce un roman.
– Peut-on le lire ?
– Je vais vous le raconter, il est simple et triste. Je viens de Bade, c’est là que je l’ai vue. J’étais arrivé depuis quelques jours et je commençais à regretter Paris. Un de ces amis de hasard avec lesquels on se lie en vingt-quatre heures par désœuvrement, quand on est hors de France, m’entraîna au bal de la Maison de conversation.
– Je vais, me dit-il, vous montrer la plus jolie femme que nous ayons ici… la comtesse Artoff.
À ce nom Rocambole fut si vivement ému, qu’il faillit renverser une table à laquelle il s’appuyait. Mais Fabien n’y prit garde et Roland continua :
– La comtesse Artoff, vous le savez, me dit mon ami de rencontre, est une ancienne lionne parisienne, connue autrefois sous le nom de Baccarat. Un grand chagrin d’amour l’a jetée dans la voie du repentir, et le comte, qui est fabuleusement riche, l’a épousée. » J’avais entendu parler de cette femme, et ce fut avec un vif sentiment de curiosité que j’allais au bal. Je la fis valser. Quand la valse fut finie, j’étais amoureux fou…
– Eh bien ! mais, dit Rocambole en ricanant, cela vous vient vite, à vous.
Roland reprit sa physionomie fatale et mélancolique, et posa la main sur son cœur.
Puis, avec un sourire qui faisait mal :
– L’amour est instantané, dit-il. Vous aviez raison tout à l’heure, j’ai été un vrai baril de poudre… une étincelle a suffi.
– Prenez garde au feu ! répondit Rocambole, qui avait reconquis tout son sang-froid, et éloignez-vous de la cheminée.
– Et c’est toute l’histoire ? demanda Fabien.
– Non.
– Voyons la suite.
– En sortant du bal, j’avais la tête en feu, j’eus la fièvre toute la nuit. Je crus que j’allais devenir fou.
– Oh ! le fat, dit Fabien. Tu l’étais déjà, et depuis longtemps.
– Chut ! fit Rocambole. Continuez, monsieur Roland, continuez…
– Le lendemain, je me jurai de poursuivre la comtesse et de me faire aimer d’elle tôt ou tard, dussé-je accomplir pour elle les douze travaux d’Hercule, conquérir le monde…
– Et, interrompit Rocambole, décidément en belle humeur, détacher quelques étoiles de la voûte céleste pour lui en faire un collier. Comme c’est beau, l’amour !
– Le lendemain, poursuivit Roland, je passai ma journée à errer dans l’avenue Lichtentahl, sur la promenade, aux alentours de la Conversation, dans l’espoir de rencontrer la comtesse. J’allai écouter la musique vers trois heures, auprès des Orangers, à cinq heures j’allai dîner à l’hôtel d’Angleterre où elle logeait. Mais là, j’ai appris avec désespoir qu’elle avait quitté Bade le matin même.
– Et elle était partie pour Paris, sans doute ?
– Non, pour Heidelberg.
– Bon ! dit Rocambole, vous êtes allé à Heidelberg ?
– Précisément.
– Et vous l’avez rencontrée de nouveau ?
– Je lui ai sauvé la vie, dit Roland avec un accent d’orgueil des plus ridicules.
– Pardon, interrompit Rocambole, je demande une explication avant de passer outre. Vous avez sauvé la vie à la comtesse ?
– Oui.
– Et vous nous disiez tout à l’heure que vous l’aviez à peine vue… que vous ne lui aviez jamais parlé ?
– C’est la vérité.
– Eh bien ! ceci est assez joli, par exemple !
– Moi, dit Fabien, je n’y comprends plus qu’une chose, c’est que la folie de mon ami Roland est devenue de la monomanie.
Roland haussa les épaules.
– Quand tu sauras ce qui m’est arrivé, tu comprendras, dit-il.
Mais Fabien l’interrompit d’un geste :
– Viens déjeuner, dit-il, nous continuerons tout à l’heure le récit de tes aventures.
Et il prit Roland par le bras.
Rocambole les suivit en se disant : – « Il pourrait bien se faire que je fusse endormi depuis six mois. Tout me réussit comme dans un rêve, et je n’ai qu’à souhaiter quelque chose pour que mon souhait soit accompli. Nous cherchions, sir Williams et moi, un jeune homme enthousiaste et fou qui pût s’éprendre de Baccarat, et voilà qu’il nous arrive amoureux, sur-le-champ, à la minute : si le diable me réclame jamais ses honoraires pour les services qu’il me rend, j’aurai un fameux compte à régler avec lui. »
Après le déjeuner, le vicomte Fabien d’Asmolles fit repasser dans son fumoir son prétendu beau-frère Rocambole et son ancien ami Roland de Clayet.
Roland avait eu le bon goût, pendant le déjeuner, de ne pas ouvrir la bouche sur Baccarat.
– Mon cher ami, dit alors Fabien offrant des cigares à ses hôtes, ne crois pas que nous allons, Chamery et moi, te tenir quitte à si bon marché.
– Comment l’entendez-vous ?
– Nous voulons la suite du récit de tes amours.
– Moi, dit Rocambole, je brûle de savoir comment vous avez sauvé la vie à cette femme que vous avez vue à peine.
– Et qui ne t’a jamais parlé, ajouta le vicomte Fabien.
– Pardon, nous avons échangé huit ou dix mots.
– Quand tu lui as sauvé la vie ?
– Non, quand j’ai valsé avec elle.
Les deux jeunes gens se prirent à rire.
– Oh ! ne riez pas, dit Roland.
– C’est difficile.
– Vous trouvez ?
– Parbleu ! j’ai ouï parler de Baccarat autrefois, quand elle n’était pas la comtesse Artoff, et elle n’était pas muette, dit Fabien.
– Elle ne l’était pas non plus au bal, observa Rocambole.
– Certes non, dit Roland, mais elle l’a été quand je lui ai sauvé la vie.
– Pourquoi ?
– Parce qu’elle était évanouie.
– Ceci est une raison, fit Rocambole.
– Mais elle est revenue à elle ?
– Oui, sans doute.
– Et elle ne vous a pas remercié ?
– J’étais parti.
Rocambole prit l’attitude d’un homme saisi d’une profonde admiration.
– Et l’on parle des chevaliers errants, des preux de la Table ronde ! dit-il. Mais notre ami est plus chevaleresque encore ! il n’attend pas que la femme qu’il a sauvée soit revenue à elle, il s’éclipse modestement auparavant.
– Pardon, dit Roland, ce n’est pas de mon gré que je me suis éclipsé, on m’a chassé.
– Oh ! oh !
– C’est toute une histoire.
– Eh bien ! dit le vicomte, voyons ! je veux la savoir.
Roland se renversa sur son siège, reprit son air fatal, et s’exprima ainsi :
– La comtesse avait quitté Baden-Baden le lendemain du bal. Elle était partie avec son mari pour Heidelberg, Heidelberg la ville au palais ruiné et toujours majestueux en ses décombres, la ville des étudiants tapageurs et gais compagnons.
– Ceci est une phrase, observa Rocambole ; voyons la suite.
– Or, continua Roland, je pris sur-le-champ la route de Heidelberg, j’arrivai le soir même et j’appris, à l’hôtel du Prince-Karl, que le comte était parti pour Francfort, mais que la comtesse était restée, elle, dans une jolie petite maison blanche située au bord du Neckar, à un quart de lieue de la ville. Elle devait, dit-on, y passer un mois et y attendre le retour de son mari. Le comte Artoff était allé d’abord à Francfort, ensuite à Berlin pour de graves affaires d’intérêt. Je ne pouvais pas, sur la simple recommandation d’une valse obtenue, me présenter chez la comtesse ; mais je résolus de me confier au hasard.
– Pour te présenter ?
– Non, pour me permettre de la rencontrer.
– Et tu réussis ?
– Vous allez voir.
Roland fit une pause légère et reprit :
– Je trouvai aux portes de Heidelberg un petit hôtel allemand où mangeaient des étudiants. Je me logeai avec eux, je dînai à leur table. De la fenêtre de ma chambre, j’apercevais la maison blanche de la femme aimée… Au bout de trois jours, j’étais au courant des habitudes de la comtesse. Elle sortait tous les jours à deux heures.
– À pied ?
– Non, en bateau. Elle montait une jolie yole, gouvernée par deux hommes, deux cosaques barbus, farouches, que, sans doute, le tyran russe a placés comme des geôliers auprès de l’infortunée.
Fabien, à ces derniers mots, haussa les épaules.
– Tu ne sais donc pas, mon ami, dit-il, que le comte est amoureux fou de sa femme ?
– Raison de plus pour qu’il soit jaloux.
– Et que sa femme l’adore ?
Roland fit la grimace, mais il continua cependant :
– La comtesse remontait le fleuve jusqu’à environ deux lieues. Quelquefois elle descendait sur la berge et se promenait en cueillant des fleurs ; souvent une jeune fille fort belle l’accompagnait. Pendant huit jours, vêtu en étudiant, je me trouvais sur la berge.
– Et elle ne descendit pas ?
– Si, une fois ?
– Et tu l’abordas ?
– Non ; le cœur me battit trop fort, je n’osai. Seulement, je la saluai. Elle me rendit mon salut et ne parut pas me reconnaître. Le lendemain de ce jour, à la même heure, je repris ma place accoutumée sur la berge : bientôt je vis reparaître l’embarcation…
– Et la comtesse ?
– Naturellement. Mais il faisait grand vent, et les cosaques au lieu de se servir de l’aviron, avaient hissé une voile latine. Or, la barque filait avec la rapidité d’un cygne, tirait des bordées, se rapprochait et s’éloignait tour à tour de la rive.
– Ces cosaques étaient des marins, dit Rocambole.
– Mais, comme tels, ils ne savaient pas nager.
– C’est l’histoire d’un officier de marine de ma connaissance qui fait des romans bien amusants, ajouta Fabien, et qui a failli se noyer dans une baignoire.
– Ces marins cosaques, poursuivit Roland, savaient si peu nager, qu’un coup de vent ayant fait chavirer la barque, ils s’y cramponnèrent avec une sorte de terreur et oublièrent pendant un quart d’heure que leur maîtresse se noyait.
– J’entrevois le sauvetage…
– La comtesse, tombée à l’eau, allait donc se noyer. Heureusement, j’étais là. Je me dépouillai de mes habits, piquai une tête et repêchai mes amours juste au moment où ils allaient pour toujours disparaître.
– Bravo !
– Je vous ferai remarquer, dit alors Fabien, que mon ami raconte cela comme il vous narrerait une partie de pêche. Cette simplicité est fort belle.
– Après avoir lutté un moment contre le courant, qui était très rapide, continua le narrateur, je parvins à déposer sur la berge la comtesse évanouie, mais vivante.
– Et les cosaques ?
– Les cosaques étaient parvenus à retourner leur barque, à la vider, et, carguant leur voile, ils abordaient à l’aviron au même instant. Ils s’emparèrent de la comtesse évanouie, la mirent dans la barque, me saluèrent gravement, et s’en allèrent, s’abandonnant au courant. Deux heures après, je me présentais chez la comtesse pour avoir de ses nouvelles. Un des cosaques vint ouvrir, me reconnut et me ferma la porte au nez.
– C’était peu poli.
– Le lendemain, j’envoyai ma carte, espérant que la comtesse daignerait y répondre par une lettre de remerciement. Ce fut ce qui arriva ; je reçus un billet ainsi conçu :
« La comtesse Artoff n’oubliera jamais qu’elle doit la vie à M. Roland de Clayet, et elle espère qu’il viendra recevoir, à Paris, dans quinze jours, ses remerciements de vive voix. »
C’était me dire clairement qu’elle ne voulait pas me voir à Heidelberg.
– Eh bien ! que fis-tu ?
– Je ne savais quel parti prendre, lorsqu’une seconde lettre m’arriva.
– Et celle là ?
– Était de mon oncle le chevalier. Le chevalier avait besoin de moi au plus vite, pour une affaire de famille. Je partis, espérant en guérir. Je passai trois jours en Franche-Comté, et me voici plus malade qu’à mon départ de Heidelberg… Mais, acheva Roland, la comtesse arrive dans huit jours, et il faudra que je la revoie et qu’elle m’aime.
– Oh ! oh !… dit Fabien, ce dernier il faut me paraît joli.
– Et à moi aussi, dit Rocambole, qui s’esquiva, prétendant qu’il avait à sortir.
Le faux marquis monta chez sir Williams.
– Mon oncle, dit-il, l’homme enthousiaste est trouvé.
– Celui qui pourrait devenir amoureux de Baccarat ? interrogea l’aveugle au moyen de son ardoise.
– Non, celui qui l’est déjà.
Et Rocambole raconta à sir Williams ce qu’il venait de voir et d’entendre.
Un hideux sourire illumina le visage du mutilé. Puis, il écrivit sur son ardoise :
– Alors, j’ai trouvé. Écoute.
Nous allons voir à l’œuvre cette nouvelle machination de sir Williams – cet homme dont la haine et la vengeance semblaient inspirer le fatal génie.