Au bout de deux jours, et tandis que tout Madrid s’entretenait de la disparition du condamné Zampa, disparition qui tenait du prodige, don José, en s’éveillant, vit un homme tranquillement assis à son chevet : c’était Zampa. Don José le reconnut et ne put s’empêcher de rire :
– Ah çà ! lui dit-il, d’où sors-tu et où t’es-tu donc caché ?
– Je vais le dire à Votre Excellence, répondit Zampa, si toutefois elle veut me faire un serment.
– Parle, dit l’hidalgo, quel serment exiges-tu ?
– Celui de ne pas me livrer.
– Oh ! certes, répondit don José, je ne suis pas alguazil, et les choses de la justice ne me regardent pas. Si personne autre que moi ne te restitue au bourreau, tu vivras cent années.
– Votre Excellence parle d’or, dit le condamné. Maintenant, j’ai une dernière proposition à lui faire.
– Qu’est-ce encore ?
– Si je coupais ma barbe et teignais en noir mes cheveux, qui sont d’un rouge ardent, je deviendrais méconnaissable.
– C’est possible, et je te le conseille.
– Si, alors, Votre Excellence voulait me prendre à son service ?…
Don José fit la grimace.
– Oh ! dit Zampa, elle aurait en moi un serviteur dévoué jusqu’à la mort, et qui se ferait hacher pour elle. Votre Excellence n’aurait qu’à commander, je serais, selon son gré, assassin ou honnête homme…
L’âme perverse de don José fut touchée de ce langage. L’hidalgo vit dans Zampa un homme qui deviendrait au besoin son sicaire, et mettrait, sur un signe de lui, le feu aux quatre coins de Madrid.
– Soit, lui dit-il, je te fais mon valet de chambre. Maintenant vas-tu me dire où tu t’étais si bien caché ?
– Certainement, monseigneur ; mais je vous dirai d’abord que je connais parfaitement l’hôtel dans ses moindres coins et recoins, m’y étant introduit l’année dernière pour voler.
– Ah ! dit don José.
– C’est moi qui ai volé les diamants de Mme la duchesse, votre tante.
– À merveille !
– Et, poursuivit Zampa, vous savez qu’il y a dans la chambre de M. le duc une armure de taille colossale, dressée sur un pivot, casque en tête et visière baissée.
– Cette armure, dit don José, est celle d’un Sallandrera, compagnon du Cid et plus grand que lui.
– C’est cela. Eh bien ! je me suis glissé dans l’armure, bien certain qu’on ne songerait point à y regarder.
Ce trait d’ingéniosité acheva de séduire don José. Il donna un rasoir à Zampa, qui coupa sa barbe sur-le-champ et entra le jour même à son service.
Depuis lors, le maître et le valet en arrivèrent à une sorte d’intimité, le premier laissant entrevoir ses instincts pervers et ses vices, le second les flattant et les encourageant de son mieux.
Excepté peut-être l’empoisonnement de don Pedro, Zampa connaissait tous les secrets de son maître. Il était au courant de sa double intrigue, et ce soir-là, où don José revenait de chez Fatima sous l’impression de ses menaces de mort, le valet ne put s’empêcher de remarquer la pâleur de son visage et son agitation extrême.
– Est-ce que Votre Excellence se serait fâchée avec la gitana ? demanda-t-il.
– Mais non, murmura brusquement don José.
– C’est que Votre Excellence est pâle.
Don José regarda Zampa. Il trouva au bandit la physionomie avenante d’un homme qui semble dire :
– Parlez, on vous obéira.
– Dis donc, fit-il en l’entraînant dans sa chambre à coucher, trouves-tu Fatima belle ?
– Mais oui, fort belle.
– C’est drôle, continua don José avec indifférence, je ne l’aime plus, et elle me semble laide.
– C’est que Votre Excellence en aime une autre.
– C’est vrai.
– Et puis, à parler franchement, Fatima est une femme sans éducation, de mœurs désagréables et farouches et qui finira, dans un accès de jalousie, par poignarder Votre Excellence.
– Je le crains.
– Aussi bien, si j’osais risquer un conseil…
– Risque…
– Je m’en débarrasserais.
– Bah ! fit don José continuant à jouer, malgré son émotion, une indifférence absolue, Fatima est une femme qu’on ne quitte pas commodément.
– C’est vrai.
– Et… alors ?
– On la tue, c’est plus simple.
Don José regarda son valet dans le blanc des yeux.
– Tu es un garçon bien spirituel, dit-il.
– Je m’en vante.
– Et j’ai songé à te charger de cette besogne.
– Merci de l’attention.
– Hein ! qu’en dis-tu ?
– Mais, dit Zampa gravement, je dis que nous sommes à Paris, dans un pays où la police a de bons yeux, de bonnes oreilles, et où un coup de stylet est plus dangereux pour celui qui le donne que pour celui qui le reçoit.
– Diable ! fit don José un peu déconcerté par la prudence de Zampa.
– Mais, reprit celui-ci, il est des accommodements avec tout, même avec la loi.
– Ah !… Et comment ?
– J’ai rapporté d’un voyage que j’ai fait aux îles Marquises un joli poison bien subtil qui tue en vingt-quatre heures.
– Ah ! ah ! fit don José.
– Ce poison est une poudre végétale qui tue sans laisser de traces.
– Et tu as ce poison ?
– Parbleu !
– Par saint Jacques de Compostelle ! murmura don José ravi, laisse-moi me coucher… demain nous reprendrons cette conversation, qui m’intéresse fort.
Et don José se mit fort tranquillement au lit et rêva que Fatima s’en allait dans l’autre monde et entrait dans le paradis de Mahomet, où le prophète la changeait aussitôt en houri.
On devine, à présent, ce que contenait le flacon de marasquin que don José apporta, le lendemain soir, chez la belle Fatima. La bohémienne s’empara de la bouteille et la déboucha elle-même.
– Je veux être ton échanson, mon cher seigneur, dit-elle.
Et elle regarda don José avec son plus brûlant regard, tandis que la haine lui tordait le cœur. Puis elle lui versa à boire et se servit ensuite. Un soupçon avait traversé son esprit.
– Il veut m’empoisonner peut-être, s’était-elle dit.
Mais don José prit le verre en souriant, l’éleva, salua Fatima, et le vida d’un trait.
– À ta santé, dit-il en replaçant le verre sur un guéridon.
Fatima n’hésita plus et vida le sien à son tour. Puis les deux amants passèrent une heure encore, la main dans la main, don José accablant la gitana de ses protestations d’amour, la bohémienne l’écoutant le sourire aux lèvres et la rage dans le cœur. Enfin, minuit sonna. C’était l’heure où don José se retirait.
– Adieu, lui dit-il, la pressant tendrement sur son cœur.
– Adieu, répondit-elle.
– Ne sois plus jalouse.
– Oh ! jamais, fit-elle avec une dissimulation dont la perfection atteignit les dernières limites de la franchise.
Elle le regarda comme si elle eût voulu le fasciner.
– L’ai-je été ce soir ? demanda-t-elle.
– Non, j’en conviens.
– Eh bien ! tu me verras tous les jours comme aujourd’hui. Je t’aime, et je crois à ton amour.
Elle le reconduisit jusqu’à l’extrémité du salon et lui pressa une dernière fois la main.
– Adieu !… adieu ! répéta-t-elle avec une sorte de frénésie qui faillit trahir sa fureur.
Dans la salle à manger, don José rencontra la vieille femme qui avait nourri Fatima.
– À quelle heure se lève ta maîtresse ? lui demanda-t-il.
– À dix heures.
– Demain, continua don José, tu pourras la laisser dormir jusqu’à midi… elle est fatiguée.
La vieille nourrice ne surprit point l’atroce sourire qui glissa sur les lèvres de l’hidalgo.
– Pauvre Fatima ! murmura don José en s’en allant, elle n’a pourtant que vingt-quatre ans… c’est dur de mourir si jeune !
En quittant don José, Fatima rentra dans le boudoir et recula, stupéfaite, comme la veille.
Comme la veille, le bizarre personnage qu’elle prenait pour le diable l’attendait, tranquillement assis sur le divan. Il étendit la main vers le flacon de marasquin.
– Tu as bu de cela ? dit-il.
– Oui, répondit-elle.
Il y avait dans un coin du boudoir un magnifique perroquet rouge et bleu qui sommeillait sur son perchoir.
L’inconnu se leva sans mot dire, s’approcha du perroquet et lui présenta le doigt. Le perroquet y posa ses deux pattes et se laissa apporter vers la cheminée, tandis que la gitana regardait cette manœuvre avec étonnement.
L’inconnu prit ensuite le flacon de marasquin et en vida quelques gouttes dans le verre que Fatima avait porté à ses lèvres.
– Il est excellent, dit celle-ci ; goûtez-le, vous verrez.
Mais au lieu de boire et tenant toujours son perroquet sur le poing gauche, le mystérieux personnage découvrit un sucrier placé sur un guéridon, y prit un morceau de sucre et le trempa dans le verre ; le marasquin s’infiltra goutte à goutte dans le morceau de sucre. Alors l’inconnu le tendit au perroquet, qui le prit, le broya sous son bec et l’avala.
– Mais que faites-vous donc ? s’écria la bohémienne.
L’inconnu ne répondit pas ; mais il lui montra le perroquet qui, à peine eut-il absorbé le sucre imbibé de marasquin, battit des ailes, s’agita quelques instants, et tomba foudroyé aux pieds de la gitana.
– Tu le vois, dit alors le bizarre personnage, il faut, avec cette liqueur dont tu as bu un verre, trois minutes pour tuer un chien, vingt-quatre heures pour faire un cadavre d’une belle fille comme toi… Don José vient de t’empoisonner !
Faisons un pas en arrière.
Banco était une fille de seize ans, blonde comme une madone de Raphaël, avec des yeux d’un bleu sombre aux reflets verdâtres, de petites dents blanches et pointues, des lèvres roses, un nez aquilin, des pieds et des mains d’enfant. Banco avait une taille svelte et frêle qui la faisait ressembler à une verte demoiselle des prés ; elle n’était ni grande ni petite, et, lorsqu’elle marchait, elle trahissait cette désinvolture nonchalante et gracieuse qu’on retrouve chez les filles de l’Andalousie et que les Espagnols nomment le mencho.
Pourtant Banco était née à Paris. Mais son père et sa mère étaient venus d’Espagne quelque vingt ans auparavant, et ils remplissaient chez le général espagnol S. les majestueuses fonctions de concierges.
Chose bizarre ! le Castillan marié à une Sévillane, bruns tous les deux comme les olives de leurs pays, avaient mis au monde une fille blonde comme un rayon de soleil, blonde comme si elle fût née en Écosse ou en Danemark. Mais, chose moins bizarre, trouvant sans doute ses parents trop bruns, leur loge trop petite et l’hôtel qu’ils gardaient d’un trop sévère aspect, Banco avait pris sa volée aux environs de ses quinze ans. Un coupé à deux chevaux l’avait emportée un soir de la loge paternelle à la rue Castiglione, où elle avait trouvé le plus délicieux entresol que femme coquette eût rêvé. Un vrai boyard, qui possédait une centaine de villages et des milliers de paysans, lui en offrit les clefs sur un coussin de maroquin vert. Ce coussin était un portefeuille.
Depuis un an, Banco était fort à la mode : elle avait des chevaux de prix, des diamants comme on en voit peu, et elle donnait des raouts dont parlait la petite littérature. Pourtant Banco n’avait que seize ans et quelques mois… Mais elle était née avec l’intuition de son art ; elle n’avait pas le temps d’apprendre, elle devinait. Elle n’avait jamais aimé, et elle était demeurée convaincue qu’elle n’avait pas de cœur. Banco était, dans toute l’acception du mot, une fanfaronne de vices.
L’enfant avait auprès d’elle une dame de compagnie, une ex-jolie femme qui dépassait la quarantaine, dont le visage couperosé s’empâtait de jour en jour sous une épaisse couche de graisse, et dont les doigts ornés de bagues subissaient les progrès d’un embonpoint excessif. Cette femme, qui se nommait Carlo, abréviation de Carlotta, métamorphose de Charlotte, laquelle Charlotte était née dans une boutique de fruitière, et prétendait avoir des aïeux… – cette femme, disons-nous, tenait la maison de Banco, la volant par-ci, par-là, et lui donnant des conseils.
Or, depuis son départ de la maison paternelle, Banco avait essayé vainement de faire la paix avec sa famille. Les deux Espagnols, fiers comme des hidalgos, avaient formellement refusé de recevoir et même de revoir leur enfant. Vainement Banco leur avait envoyé parlementaires sur parlementaires, porteurs de cadeaux de toute espèce, le père et la mère avaient tout refusé.
Ce mépris pour l’enfant perdue avait fini par irriter Banco. Banco avait oublié qu’il s’agissait de son père et de sa mère, et un jour elle s’était juré de les humilier tôt ou tard. Une fois dominée par cette idée de vengeance, la lionne n’en démordit plus, d’autant que la Carlo attisait charitablement le feu, et lui disait, d’un ton demi-sérieux demi-bouffon :
– Abaisse-moi donc ces portiers orgueilleux ! À ta place, je me munirais d’un Espagnol de qualité, qui pût me faire entrer un jour, dans sa voiture, à l’hôtel dont ils tirent le cordon.
Le conseil avait été goûté par Banco, et elle s’était promis de profiter de la première absence du prince russe pour le mettre à exécution. Or, le prince alla faire un voyage de trois mois en Italie, et il dit en partant à Banco :
– Il n’est pas défendu de faire de la contrebande ; il est défendu de se laisser prendre. Méditez profondément ces paroles, et songez que j’ai cent mille francs par an à votre service.
Le soir de son départ, Banco fit une apparition aux Italiens, et, en promenant distraitement ses prunelles sur la salle, elle remarqua un grand et beau jeune homme, aux cheveux noirs, aux moustaches noires, à la tournure pleine de distinction.
– Le connais-tu ? demanda-t-elle à la Carlo.
– Tiens ! répondit celle-ci, voilà ton affaire ; c’est un Espagnol, don José d’Alvar. Il est riche.
– Oh ! cela m’est égal, dit Banco.
– Il connaît le général S…
– Tu crois ?
– J’en suis sûre. Je me souviens de les avoir vus se promener ensemble au Bois, dans un break que le général conduisait lui-même.
– Très bien, dit Banco, qui devint toute pensive.
Le lendemain, la Carlo fut chargée de courir le monde galant et d’avoir adroitement des renseignements minutieux sur don José. Mais on ne savait nulle part sur l’hidalgo que ce que tout Paris pouvait savoir, c’est-à-dire que don José avait vingt-six ou vingt-huit ans, qu’il était le neveu du duc de Sallandrera, qu’on le disait fiancé à sa cousine, mademoiselle Conception ; enfin, qu’il jouissait d’un assez beau revenu et le dépensait fort largement. On ne lui connaissait aucune intrigue.
Ces renseignements, rapportés au bout de deux jours par la Carlo, ne satisfirent que médiocrement Banco.
– Cet homme aime sa fiancée, se dit-elle, et une fiancée est plus difficile à arracher du cœur d’un homme qu’une maîtresse.
Cependant, comme la blonde fille avait hérité de la volonté espagnole, du moment où elle eut jeté son dévolu sur don José, elle se jura d’en être aimée tôt ou tard. Le plus difficile était d’avoir avec lui une première entrevue. Don José n’allait que dans le vrai monde, et Banco n’y avait nul accès. Heureusement, la jeune pécheresse avait lu beaucoup de romans, entre autres la fameuse Histoire des Treize , de M. de Balzac. Ne sachant comment se faire présenter à don José, elle songea à le faire enlever.
Voici ce qui advint à l’hidalgo. En rentrant, un soir, de sa mystérieuse excursion à la rue du Rocher, don José, qui alors aimait encore la gitana, trouva un petit billet, venu par la poste à son adresse. Ce billet était d’une jolie écriture inconnue, et sans signature. On devinait une main de femme.
« Si don José d’Alvar [disait le correspondant mystérieux] a hérité de la bravoure de ses aïeux, s’il ne redoute pas les aventures romanesques, si enfin il est homme de cœur et ne recule point devant les apparences d’un péril, il se trouvera demain soir, jeudi, à onze heures et demie, au coin du boulevard et de la rue Godot-de-Mauroy.
« Là, un homme s’approchera de lui, et lui dira en espagnol : « Suivez-moi ». Don José le suivra et fera ce que cet homme lui dira. »
Le jeune Espagnol trouva l’aventure piquante, et se promit d’aller au rendez-vous.