XII

Fernand Rocher et le major Carden, son témoin, étaient sortis du bal.

Le faux vicomte et sir Williams les attendaient sur la première marche du perron. Alors Rocambole salua de nouveau son adversaire :

– Veuillez me permettre, monsieur, lui dit-il, une simple proposition. J’ai mon appartement dans le quartier, et dans mon appartement des épées de combat ordinaire. Avez-vous quelque répugnance à vous en servir ? dans ce cas-là, nous ferons lever Devisme ou Lepage.

– C’est inutile, répondit Fernand, nous nous battrons avec vos épées.

– Bien. Ensuite, je trouve le Bois un peu loin.

– Allons où vous voudrez.

– Il y a à quelques pas d’ici un endroit tout à fait désert, entre la rue Courcelles et la rue de Laborde, une sorte de terrain vague où nous serons à merveille.

– Soit, dit encore Fernand.

– Ensuite, monsieur, j’ai là mon phaéton, et comme il est, je crois, parfaitement inutile de mettre des valets dans notre confidence, je vais envoyer mon groom et je serai, si vous le voulez bien, votre cocher jusqu’au lieu du combat.

Fernand s’inclina.

Rocambole ordonna à son groom d’avancer et de ranger son léger équipage au bas du perron.

Puis, tandis que le groom, sautant à bas de son siège, prenait la bride du cheval, le lion invita le major et Fernand à monter derrière, pendant que sir Williams s’asseyait auprès de lui sur le siège de devant.

Alors M. le vicomte de Cambolh rendit la main à son cheval et franchit la grille extérieure de l’hôtel.

Cinq minutes après, il arrivait au faubourg Saint-Honoré, s’arrêtait à sa porte et passait les rênes à sir Arthur Collins.

– Messieurs, dit-il en sautant à bas de son siège, je vous demande dix secondes.

Et Rocambole monta chez lui, y prit deux paires d’épées de combat et redescendit.

– Je suis à vos ordres, dit-il.

L’attelage repartit et ne s’arrêta plus qu’à l’entrée de ces terrains vagues connus sous le nom de plaine Monceau.

Là, les quatre voyageurs mirent pied à terre.

Trois heures et demie sonnaient, dans le lointain, à Saint-Philippe-du-Roule.

La nuit était claire, la lune brillait au ciel ; il faisait un froid sec et vif.

– Nous allons nous battre aussi commodément qu’en plein jour, dit Rocambole à Fernand. Seulement, dépêchons-nous, monsieur, car il fait un froid de loup.

Le major Carden et le faux Anglais s’étaient emparés des épées et les mesuraient gravement.

Les conditions secrètes du vicomte Andréa et de Rocambole étaient que le premier, l’âme, la tête, la pensée incarnée de l’association, demeurerait toujours inconnu.

Or, si le major Carden avait été prévenu par Rocambole que Fernand, provoqué par lui, réclamerait son aide, et que pour provoquer sa demande, il se placerait sur son chemin, il ignorait cependant la cause et le but de ce duel, car Rocambole avait jugé inutile de lui donner la moindre explication ; il ne savait pas davantage ce que pouvait être sir Arthur Collins.

Aussi sir Arthur jouait-il en conscience avec lui son rôle d’Anglais, s’exprimant en un français de fantaisie dont les intonations semblaient intraduisibles pour tout autre gosier qu’un gosier d’outre-Manche.

Le chef des Valets-de-Cœur était donc tout au plus, aux yeux du major Carden, un vulgaire affilié de cette grande association dont il faisait partie lui-même.

Sir Arthur mit même une conscience telle à mesurer les épées, à discuter les conditions du combat, et s’indigna si bien contre l’usage du duel, rappelant qu’il n’existait point en Angleterre, que le major se demanda si, au lieu d’être dans le secret de la comédie sanglante qui allait se jouer, sir Arthur n’était point un Anglais de bonne foi, un convive naïf du marquis Van-Hop, à qui Rocambole avait demandé de lui servir de témoin.

Cependant le faux insulaire eut le temps de s’approcher de Rocambole, qui venait de mettre habit bas, et de lui dire à l’oreille :

– Souviens-toi bien du coup que je t’ai montré, au moins…

– Je le sais par cœur…

– Et pas de bêtises, surtout… ne va pas le tuer.

– Soyez tranquille.

– Monsieur, dit Fernand en s’approchant et prenant son épée des mains de sir Arthur, je suis de votre avis, il fait froid, dépêchons-nous.

Les deux adversaires se placèrent en face l’un de l’autre, sir Arthur mit les épées bout à bout, et prenant son accent le plus guttural :

– Aoh ! dit-il, allez, messieurs !

Fernand était irrité de l’impertinence constante de son adversaire, plus encore peut-être que de l’insulte qui avait été le premier motif du combat.

Aussi n’apportait-il sur le terrain que tout juste assez de sang-froid pour ne point oublier toutes les lois de l’escrime.

Rocambole, au contraire, était aussi calme qu’un chirurgien qui s’apprête à faire une opération, et il sifflotait un air de la Norma en engageant le fer.

Fernand avait reçu l’éducation du jeune homme dont l’entrée dans la vie a eu lieu sous les auspices de la pauvreté ; il avait négligé la salle d’armes pour la salle d’études, le manège pour l’école de droit. La grande fortune que lui avait apportée son mariage l’avait trouvé écuyer novice et tireur médiocre.

À la façon dont il se mit en garde, on eût pu dire de lui qu’il tenait son épée bien plus avec le cœur qu’avec la main.

Rocambole avait mis au service d’une étude patiente une adresse native et une agilité sans égale.

Le fils adoptif de la veuve Fipart, en changeant de pelure, qu’on nous passe le mot, le vaurien devenu lion n’avait rien perdu de ses qualités de jeunesse.

Il possédait toujours ce merveilleux sang-froid qu’il avait déployé le jour où Léon Rolland le tenait sous son genou et lui appuya un couteau sur la poitrine pour le faire parler.

Il était toujours souple, adroit, possédait les mêmes nerfs d’acier, et n’avait point oublié, en apprenant l’escrime, l’art de la savate, qui est la véritable escrime du gamin de Paris.

Rocambole apportait donc sur le terrain son agilité de chat-tigre, unie aux savantes leçons du vicomte Andréa, et servie par sa merveilleuse présence d’esprit. Dès sa première passe, il sut à quoi s’en tenir sur la force de son adversaire, et il n’eût, en réalité, tenu qu’à lui de tuer Fernand à la seconde riposte.

Mais ce n’était là ni ce que voulait sir Williams, ni ce qu’il avait résolu lui-même.

Rocambole avait dit le mot ; il voulait pratiquer une opération chirurgicale, et il savait qu’un pouce de fer dans l’épaule ne tue pas, mais procure un évanouissement subit et blesse assez grièvement pour forcer un homme à garder le lit pendant plusieurs jours.

Fernand, qui avait achevé de perdre sa dernière parcelle de sang-froid en mettant l’épée à la main, s’était précipité sur son adversaire avec impétuosité, moins soucieux de défendre sa propre vie que de tuer Rocambole.

Rocambole, au contraire, semblait être dans une salle d’armes et prendre un plaisir extrême à ce jeu cruel sans danger pour lui.

Les deux témoins placés à distance demeuraient impassibles : le major, en homme habitué à de tels spectacles ; le baronet sir Williams, en amateur passionné, en véritable excentrique enthousiasmé de toutes sortes de luttes, depuis le combat de coqs jusqu’à la boxe anglaise.

Pendant quelques secondes, l’impétuosité pleine de fureur avec laquelle Fernand Rocher chercha vainement le chemin de la poitrine du faux gentilhomme suédois ne permit point à celui-ci d’essayer le coup mystérieux qu’il tenait de la science de son maître. Rocambole se contenta de parer et de rompre, lassant ainsi peu à peu son adversaire, attendant le moment propice.

À mesure qu’il reconnaissait la supériorité du jeu de Rocambole, Fernand, au contraire, achevait d’oublier le peu d’escrime qu’il savait, et bientôt son bras commença à mollir, son attaque fut moins vive, sa riposte plus lente ; il n’avança plus avec la même vigueur.

C’était l’instant qu’attendait Rocambole, et tout à coup rompant avec vivacité, il leva verticalement son arme.

Celle de Fernand ne froissant plus le fer, n’ayant plus ce qu’on nomme le sentiment de l’épée, tâtonna une seconde dans le vide et s’abaissa…

Fernand, frappé d’une irrésolution subite, venait de se découvrir…

Alors, rapide comme la foudre, l’épée de Rocambole siffla comme un reptile, s’allongea par un coup droit, et sa pointe disparut dans l’épaule de Fernand, qui tomba presque sur-le-champ.

– Enfin ! murmura sir Williams, pourvu toutefois qu’il ne l’ait point tué… C’est mieux que sa vie qu’il me faut.

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