XIII

Le major Carden avait vu tomber Fernand Rocher.

Comme il n’était point dans le secret de sir Arthur Collins ou plutôt du baronet sir Williams ; comme Rocambole ne lui avait fait aucune confidence, il s’imagina que son filleul était mort ou grièvement blessé.

Il voulut donc s’approcher et se pencher sur Fernand.

Mais Rocambole fit un pas vers lui :

– Mon cher major, lui dit-il, faites-moi donc une grâce…

Le major le regarda.

– Enveloppez-vous dans votre manteau, poursuivit Rocambole, et retournez au bal… ou bien rentrez chez vous, vos services nous sont inutiles.

Le major s’inclina.

Il savait, du moins il avait deviné que Fernand était condamné par l’association des Valets-de-Cœur, et il s’était attendu à ce dénouement.

Il boutonna son pardessus, alluma tranquillement son cigare aux lanternes du phaéton, et s’en alla.

Rocambole et sir Arthur Collins demeurèrent penchés sur Fernand.

Fernand était évanoui.

Le sang coulait avec abondance de la blessure, qui était peu profonde, mais assez large, comme toutes celles qui proviennent d’une épée triangulaire.

– Ah çà ! dit sir Arthur, es-tu sûr de ne pas l’avoir tué ?

– Certainement.

Le baronet alla prendre une lanterne, et s’en servit pour examiner attentivement la plaie.

– As-tu la petite boîte que je t’ai envoyée ce matin ?

– Oui, elle est dans le coffre du phaéton.

Rocambole courut au phaéton et revint avec une petite caisse dans laquelle se trouvait du linge, de la charpie et une trousse.

Alors sir Arthur Collins, avec un flegme merveilleux et l’habileté d’un praticien, pansa la blessure et y posa un premier appareil.

– Maintenant, dit-il, il faut transporter notre homme avec précaution pour éviter tout épanchement interne. Il pourrait mourir en route.

Sir Arthur et son compagnon prirent le blessé à bras-le-corps, l’enlevèrent doucement de terre, et le portèrent dans la voiture, l’étendant sur la banquette de derrière, après lui avoir entassé deux coussins sous la tête, afin d’exhausser un peu sa poitrine.

De la plaine Monceau, où avait eu lieu le combat, au lieu où Rocambole et son chef allaient transporter le blessé, la distance n’était pas très considérable.

Cependant il était nécessaire d’éviter toute secousse et tout cahot, si on voulait prévenir un accident.

Sir Arthur monta dans la voiture, soutenant la tête de Fernand toujours évanoui, et dit à Rocambole :

– Convertis-toi en valet de pied et conduis ton cheval à la main et au pas.

Et il ajouta en riant :

– Il est nuit, les rues sont désertes et personne ne te verra. Le vicomte de Cambolh n’aura point à rougir.

Un quart d’heure après, le convoi nocturne s’arrêtait rue Moncey, devant la grille d’un petit hôtel qui nous est bien connu.

Cet hôtel, construit par le baron d’O…, vendu par Baccarat, acheté au moyen d’un prête-nom par sir Williams, était, depuis le matin, habité par Jenny la Turquoise.

Rocambole sonna, la grille s’ouvrit sans bruit, et des pas crièrent sur le sable du jardin.

Jenny, en robe de chambre, la tête enveloppée d’un foulard, arrivait un flambeau à la main.

Un homme, le nez surchargé de lunettes bleues, la tête chauve et le ventre proéminent, la suivait. Cet homme, vêtu d’un habit noir, cravaté de blanc, avait la docte apparence d’un avocat et d’un médecin.

Mais, en réalité, Baccarat eût peut-être reconnu en lui ce faux docteur qu’elle avait trouvé à son chevet quatre années auparavant, après l’arrestation de Fernand Rocher, et qui la conduisit dans une maison de fous.

– Ma petite, dit sir Arthur, qui retrouva sur-le-champ son accent britannique, nous t’amenons le pigeon.

– Ah ! ah ! répondit Turquoise, dont l’œil étincela d’une joie cruelle.

– Tout est-il prêt chez toi ?

– Tout.

Sir Arthur fit un signe au faux cocher, qui se hissa sur le marchepied du phaéton et l’aida à prendre le blessé.

Fernand fut porté dans l’hôtel et placé sur un lit, au rez-de-chaussée, dans la chambre occupée jadis par Baccarat.

Là, sir Arthur redevint chirurgien.

Aidé de Rocambole et de la Turquoise, il déshabilla le blessé, et dit, après avoir lavé et ausculté la blessure :

– Il en a pour huit ou dix jours.

Et se tournant vers Rocambole :

– Sais-tu que si tu eusses pénétré d’un pouce de plus, tu le tuais ?

– Ah ! quel malheur ! murmura naïvement la Turquoise, moi qui veux le croquer.

– Tu le croqueras, ma chérie, dit sir Arthur en caressant de la main le menton velouté comme une pêche de la jolie pervertie.

Turquoise montra ses dents blanches et pointues comme celles d’un rat, en un mutin sourire.

– Sais-tu ton rôle au moins ?

– À merveille, papa !

– Et toi ? dit sir Arthur, se tournant vers le faux docteur.

– Moi, répondit celui-ci, j’ai fait des études consciencieuses depuis un mois, et je suis presque chirurgien. Je soignerai votre blessé comme Esculape lui-même.

Fernand était toujours évanoui.

Turquoise et le faux docteur s’installèrent à son chevet.

– Allons-nous-en, dit sir Arthur à Rocambole, nous n’avons plus rien à faire ici.

Et il ajouta, se penchant à l’oreille de Turquoise :

– Tu m’enverras deux bulletins par jour, n’est-ce pas ?

– Sans doute.

Le baronet prit Rocambole par le bras, l’entraîna hors de la chambre à coucher, et ils gagnèrent le jardin, dans lequel ils avaient laissé le phaéton, le cheval attelé à un arbre. Turquoise, installée du matin seulement, n’avait point encore composé sa maison, et n’avait qu’une femme de chambre qu’elle avait envoyée se coucher par ordre de sir Arthur.

– Mon cher ami, dit alors le baronet en prenant les rênes des mains de Rocambole et s’offrant le plaisir de conduire, veux-tu que nous retournions au bal ?

– Mais, très volontiers, dit Rocambole.

Le baronet tira sa montre.

– Il est quatre heures, dit-il.

– Bah ! on dansera jusqu’à huit.

– Et l’on soupera au petit jour.

Sir Williams, sous les traits de sir Arthur, rentra donc à l’hôtel Van-Hop, où la fête était encore dans toute sa splendeur ; mais personne n’avait remarqué son absence.

Le major n’était pas revenu.

Il était allé souper à la Maison-d’Or, et était rentré paisiblement chez lui.

Sir Arthur se glissa de groupe en groupe jusqu’à une embrasure de croisée, où il s’établit avec Rocambole.

De ce lieu un peu écarté, les deux complices purent tout voir sans attirer l’attention. Ils remarquèrent d’abord le jeune comte de Château-Mailly dansant avec Hermine.

Puis le vieux duc, son oncle, caquetant auprès de madame Malassis.

Enfin, Chérubin le charmeur, le beau Chérubin, qui était parvenu à obtenir une valse de madame Van-Hop, et la faisait tournoyer haletante et tout émue.

– Tiens, dit sir Arthur, se penchant à l’oreille de Rocambole et lui indiquant d’un regard la belle créole, la vois-tu ?

– Oui, elle commence à être charmée.

– Elle me rappelle en ce moment les enfants du roi Charles Ier, qui sourient à la hache sous le tranchant de laquelle devait tomber une heure après la tête de leur père.

– Ah !

– Oui. La marquise valsant avec Chérubin joue avec la hache.

– Jolie comparaison, mon oncle.

– Seulement, cette hache est un poignard…

– Très bien !

– Et ce poignard est pour elle.

– Ce sera Chérubin qui sera le poignard.

Le baronet haussa les épaules.

– Non, dit-il, mais c’est lui qui placera l’arme meurtrière dans la main du marquis, cet honnête homme qui aime sa femme.

Et le baronet eut un sourire à faire frémir Satan lui-même !

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