XIV

Fernand Rocher s’était évanoui en tombant frappé par Rocambole.

Quand il revint à lui, il n’était plus sur le terrain du combat, et les témoins, son adversaire, les épées, tout avait disparu. Fernand se trouvait couché au fond d’une alcôve où régnait le demi-jour mystérieux d’une lampe placée sur la cheminée voisine.

Cette lampe éclairait confusément les objets environnants, sur lesquels le blessé promena un regard étonné.

Il lui sembla qu’il se trouvait dans une chambre à coucher assez spacieuse, luxueusement décorée et meublée, et dont l’aspect lui était complètement inconnu.

La lampe projetait une clarté mate et douteuse sur les tentures, les meubles, les rideaux, et, à l’aide de cette clarté, l’œil étonné de Fernand en passa une sorte d’inventaire.

Il aperçut d’abord quelques-uns de ces meubles que l’art et la fantaisie réunis font si élégants : dressoirs en bois doré, jardinières de laque, bahuts de Boule, sièges moelleux couverts d’une étoffe de soie d’un gris tendre, tapis à grandes rosaces, dont les couleurs sombres s’harmonisaient avec les tentures des murs, des portes et des croisées.

C’était une chambre à coucher de petite-maîtresse, une chambre comme aurait pu en avoir une, dès le lendemain de ses noces, une duchesse de vingt ans ; car tout était sobre et élégant à la fois, et rien dans cette pièce n’annonçait la femme de situation équivoque. Tout au plus, peut-être, aurait-on pu supposer que la fée de ce logis était, le soir, reine ou simple soubrette de l’autre côté du rideau de la Comédie-Française, tant il y avait de bon goût, de luxe délicat et artistique dans ce joli nid.

Fernand eut beau rassembler ses plus lointains souvenirs, il ne se rappela point avoir jamais franchi le seuil de cette demeure. Et pourtant il s’y trouvait couché, seul, au milieu d’un profond silence.

Un mouvement qu’il fit lui arracha un cri de douleur.

Cette douleur fut pour lui un trait de lumière.

Il se souvint du combat, de son adversaire, des témoins, de l’étrange sensation de froid que lui avait fait éprouver la pointe de l’épée ennemie en pénétrant dans son épaule, et il devina qu’on l’avait transporté quelque part à la hâte.

Quelques gouttes de sang qui jaspaient l’oreiller, et l’appareil qu’il sentit posé sur sa blessure achevaient de rappeler ses souvenirs.

En même temps, le cri qu’il avait poussé donna sans doute l’éveil aux personnes de la maison dans laquelle il se trouvait, car une portière s’écarta près du lit, et un homme vêtu de noir et cravaté de blanc, chauve et un peu obèse, un homme qui portait des besicles et avait une physionomie doctement sérieuse, s’approcha sur la pointe du pied.

Puis, sans dire un mot, le grave personnage s’empara de la main que le blessé laissait pendre hors du lit, et lui tâta le pouls.

– Vous avez une fièvre assez intense, monsieur, lui dit-il, c’est bon signe… Souffrez-vous ?

– Pas précisément, répondit Fernand, qui comprit qu’il avait affaire à un médecin ; seulement, j’ai fait un mouvement assez brusque.

Le docteur découvrit l’épaule du blessé et replaça soigneusement l’appareil, qui était un peu dérangé.

– Il faut vous tenir tranquille, monsieur, dit-il ; le repos est absolument nécessaire.

– Suis-je donc dangereusement blessé, monsieur ? demanda Fernand.

– Dangereusement, non, répondit le docteur, mais assez grièvement, monsieur, pour que je croie devoir vous garder au lit au moins huit jours. Heureusement, nous sommes en hiver, ce qui est toujours préférable à l’été pour les blessures.

– Monsieur, reprit Fernand, me permettrez-vous une question ?

Le docteur fit un signe affirmatif.

– Pourriez-vous me dire si je me trouve dans une maison de santé ?

– Nullement, monsieur.

– Alors, je suis peut-être chez mon témoin… ou chez mon adversaire ?

– Monsieur, dit naïvement le médecin, je ne puis guère vous renseigner à cet égard. J’ai été appelé auprès de vous, il y a environ deux heures ; vous étiez tout vêtu sur ce lit, et le sang coulait assez abondamment de votre blessure… Une femme, une jeune dame d’environ vingt ans…

– Ma femme ! s’exclama Fernand.

– Je ne sais pas ; elle est petite, blonde, fort jolie…

– Ce n’est point Hermine, murmura le blessé, surpris. Chez qui suis-je donc ?

– Je n’en sais absolument rien. J’ai vu cette jeune dame essuyer le sang à mesure qu’il coulait. Elle était assistée de sa femme de chambre.

– Mais, insista Fernand, au comble de la surprise, il n’y avait aucun homme ici ?

– Aucun.

– Et vous ne savez pas le nom de la dame chez qui…

– On l’a appelée devant moi madame seulement, voilà tout ce que je puis vous dire.

– Quel étrange mystère ! pensa le blessé.

Comme il faisait cette réflexion mentale, la portière, que le docteur avait laissé retomber derrière lui, se souleva de nouveau, et Fernand entendit un pas léger glisser sur le tapis ; une femme entra sur la pointe du pied. Cette femme produisit une vive impression sur le blessé.

Le mystère qui semblait environner son étrange aventure d’abord, puis cette prédisposition morale où il se trouvait par suite des émotions qu’il avait éprouvées quelques heures auparavant, enfin la merveilleuse beauté de l’inconnue, contribuèrent puissamment à cette impression.

C’était une charmante et mignonne créature, blonde comme les madones de Raphaël, avec des yeux d’un bleu foncé comme l’azur de la mer, une taille onduleuse et flexible et de petites mains qui semblaient plutôt appartenir à un enfant qu’à une femme.

Une robe de chambre de velours noir et à retroussis bleu faisait valoir la merveilleuse blancheur de ses bras nus et de son cou ; un vague sourire un peu triste, comme on n’en voit qu’aux femmes qui déjà ont entrouvert le livre de la vie à la page de ses amertumes, effleurait ses lèvres.

Elle s’approcha, l’œil inquiet, regarda Fernand et le salua de la main.

– Comment vous trouvez-vous, monsieur ? lui demanda-t-elle.

Sa voix était douce, mélodieusement timbrée, et acheva de séduire le blessé.

Et, comme il entrouvrait la bouche pour remercier, et peut-être pour demander à la belle inconnue par quel étrange concours de circonstances il se trouvait chez elle, elle posa son doigt sur ses lèvres.

– Chut ! monsieur, dit-elle tout haut. Le docteur prétend que vous devez parler le moins possible.

En même temps, elle se dirigea vers un guéridon voisin sur lequel il y avait une tasse remplie de tisane qu’elle prit dans ses mains.

Et comme, alors, le médecin ne pouvait la voir, elle plaça de nouveau son index sur sa bouche, et, cette fois, le blessé comprit qu’elle désirait ne pas être questionnée devant un tiers.

Puis elle revint près du lit et présenta sa potion à Fernand, qui ne cessait d’admirer sa frêle et rayonnante beauté.

– Madame, dit alors le médecin, mes soins sont inutiles pour le moment. La blessure va bien, la fièvre n’a qu’une intensité peu alarmante, je reviendrai dans quelques heures changer l’appareil.

Elle le congédia d’un geste de reine, prit un flambeau pour l’éclairer et sortit avec lui.

Fernand était au comble de la stupeur.

Où était-il ?

Pourquoi sa femme n’avait-elle point été prévenue ?

Il appela.

La femme inconnue revint.

– Madame, lui dit Fernand, bien que vous m’ayez imposé silence, bien que vous prétendiez que ma présence ici doive être pour moi-même un mystère, vous ne me refuserez pas une grâce ?

– Parlez, dit-elle en souriant.

– J’ai une femme, madame, une femme que j’aime… et qui doit être vivement alarmée de mon absence…

– Votre femme est prévenue.

Et la blonde inconnue lui jeta un de ces regards et un de ces sourires qui font naître le trouble au fond du cœur le plus pur.

Puis, elle ajouta :

– Supposez que vous êtes dans le palais d’une fée, – d’une fée qui vous a sauvé la vie, et ne demande, en échange de sa bonne action, qu’une chose…

– Oh ! dites, madame, fit-il avec l’accent de la gratitude.

– Une chose bien simple…

Et elle le regarda, souriant toujours.

– Qu’est-ce donc ? demanda-t-il.

Elle posa un doigt sur ses lèvres.

– Le silence ! dit-elle.

Et elle disparut.

Fernand se retrouva seul, en proie à un étonnement mêlé d’une sorte d’admiration pour la beauté de cette femme.

Pendant quelques minutes, il espéra la voir reparaître, et il éprouva même comme une impatience inexplicable, une sorte d’anxiété dont il lui eût été difficile de se rendre compte. Mais les minutes passèrent, puis une heure s’écoula, et la blonde créature ne vint pas.

Fernand entrait alors dans cette phase fébrile qui suit presque toujours l’évanouissement causé par une blessure.

En effet, grave ou légère, une blessure ne produit pas toujours l’évanouissement ; mais qu’elle obtienne ou non ce résultat, elle est toujours suivie d’un accès de fièvre qui occasionne généralement, quoique à divers degrés, une sorte de délire mental.

Bientôt de bizarres hallucinations s’emparèrent de son esprit, et il perdit absolument conscience de sa situation réelle.

Plusieurs heures s’écoulèrent pour lui dans cet état, et la lampe, qui projetait une clarté douteuse dans la chambre, finit par s’éteindre.

Dans l’obscurité, les hallucinations devinrent plus intenses et plus bizarres encore, et la jeune femme blonde y joua le plus grand rôle.

Chose étrange ! Fernand songeait à la fois à sa femme et à l’inconnue, les confondant parfois toutes deux en une seule créature ; puis il finit par s’imaginer qu’il était mort, qu’il avait été tué, et que le lieu où il se trouvait était déjà l’antichambre d’un autre monde et d’une autre vie.

D’hallucinations en hallucinations, le blessé finit par s’endormir.

Lorsqu’il se réveilla, un rayon de jour filtrait à travers la moire des rideaux et s’ébattait sur le tapis.

Le sommeil avait un peu calmé la fièvre, et la présence d’esprit du blessé lui était revenue.

En même temps, ses souvenirs s’assemblaient un à un, et il pouvait enfin analyser dans tous leurs détails les événements de la veille, c’est-à-dire la provocation inouïe dont il avait été la victime au bal du marquis Van-Hop et ses suites, jusqu’au moment où il était tombé atteint par l’épée de son adversaire.

Là, il y avait forcément pour lui une femme. Qu’étaient devenus son adversaire et les témoins ?

Où l’avait-on transporté ?

Pourquoi sa femme n’était-elle pas près de lui ?

Et quelle était cette ravissante créature qui s’était instituée sa garde-malade ?

C’était là tout autant de questions qu’il lui était impossible de résoudre.

Mais, en dépit de tout, Fernand songeait à sa femme qu’il avait laissée au bal, qui, sans doute, serait rentrée chez elle croyant l’y trouver, et aurait passé la nuit dans une vive inquiétude.

Pourtant il n’osa point appeler, et se résigna à attendre que quelqu’un parût. En effet, peu d’instant après, la porte par où il avait vu disparaître la frêle et blonde inconnue se rouvrit.

Et Fernand sentit une émotion étrange le gagner et faire battre son cœur, et l’image de cette belle et chaste Hermine, qu’il n’avait cessé d’aimer une seconde depuis quatre années que durait son bonheur, eut une lutte à soutenir avec cette autre image de femme que le mystère semblait envelopper.

Sur le seuil de la porte qui venait de s’ouvrir, Fernand apercevait la belle inconnue. Elle vint à lui moitié triste et moitié souriante, et lui dit :

– Le docteur va venir bientôt vous panser. Comment vous sentez-vous ? Souffrez-vous beaucoup ? Avez-vous dormi un peu ?

Elle lui faisait toutes ces questions de sa voix charmante et douce comme une mélodie, et il semblait qu’une affection mystérieuse et puissante dictait chacune de ses paroles.

– Je vais mieux, répondit-il, mais…

– Eh bien ? fit-elle.

– Ma femme… murmura Fernand.

– Chut ! votre femme est prévenue, votre femme est tranquille… que cela vous suffise.

Fernand se sentait en proie à une émotion violente et inexplicable.

Pourtant il ignorait jusqu’au nom de cette femme, et c’était Hermine qu’il aimait.

Elle voulut prendre sa main dans la sienne, pour s’assurer qu’il n’avait pas la fièvre ; mais Fernand s’empara de cette main et y mit un respectueux baiser, – baiser d’un homme reconnaissant.

Elle la retira et rougit un peu.

– Que faites-vous, monsieur ? lui dit-elle.

– Madame, balbutia-t-il, je vous remercie, et tâche de vous témoigner ma gratitude.

– Vous ne m’en devez aucune, répondit-elle simplement.

– Pourtant ?… fit-il d’un ton interrogateur.

– Je vous devine, dit-elle : vous voudriez savoir où vous êtes, comment vous y êtes et qui je suis ?

– En effet…

– Eh bien, répondit-elle, c’est impossible !

– Impossible ?

– Oui ; il est impossible de vous dire non seulement qui je suis, mais encore où vous êtes… Cependant…

– Ah ! fit le blessé avec anxiété.

– Je puis vous apprendre, reprit-elle, que vous vous trouvez à Paris, et qu’on vous a transporté chez moi au moment où vous veniez d’être blessé.

Et, laissant glisser un sourire sur ses lèvres roses, elle ajouta :

– Le reste est un mystère.

Fernand la contemplait avec une muette admiration.

– Votre blessure n’a rien de grave, reprit-elle, mais il vous est cependant formellement interdit de vous lever, de faire aucun mouvement brusque, et il paraît, m’a dit le docteur, que nous serons obligés de vous condamner à une diète sévère.

Et elle continua à sourire, et ajouta :

– Cependant, avant huit jours, paraît-il, vous pourrez être transporté chez vous… chez… votre femme…

Elle se retira sur ce mot, comme si elle eût craint d’en dire davantage.

Le soir, Fernand fut repris par la fièvre et le délire.

La nuit fut mauvaise, remplie de rêves, d’hallucinations, au milieu desquelles sa femme et la blonde inconnue semblaient se tenir par la main.

Le jour le trouva faible, épuisé, les membres atteints d’un tremblement nerveux et les yeux injectés de sang.

Il lui était impossible de fixer un objet, il n’aurait pu lire ou écrire.

La belle garde-malade entra sur la pointe du pied, s’approcha du lit, et s’assura d’un regard rapide et sûr de la situation du blessé.

– Bonjour, lui dit-elle ; vous êtes mieux, beaucoup mieux, et la crise que je redoutais est passée.

– Vous redoutiez une crise ?

– Oui, et j’ai été contrainte de vous faire un mensonge.

– Ah !… lequel ?

– Je vous ai déjà dit que votre femme était prévenue…

Fernand jeta un cri.

– Et… elle ne l’est pas ?

– Non. On lui a simplement écrit qu’une affaire urgente vous éloignait de Paris pour quelques jours. Je redoutais cette crise… elle est passée… nous pouvons… vous pouvez écrire… madame Rocher sera rassurée.

Fernand était atterré.

– Vous savez mon nom ? dit-il.

– Sans doute. Seriez-vous ici sans cela ?

– C’est vrai, murmura-t-il, touché de la justesse de cette réponse. Mais pourquoi n’avoir point écrit à ma femme ?

– Pour ne point l’alarmer. Maintenant, reprit-elle, permettez-moi de vous le répéter ; bien que vous ayez quelque peine, sans doute, à vous servir de votre bras, cependant, je crois que vous pourrez écrire deux lignes, ou, tout au moins, signer celles que j’écrirai.

Et elle courut à un petit pupitre en bois de rose placé sur le bord du lit.

Elle en tira alors une plume, de l’encre, du papier, et lui dit :

– Essayez.

Il prit la plume et essaya de tracer quelques lignes ; mais le mouvement qu’il fit déplaça à moitié l’appareil posé sur sa blessure, et un cri lui échappa.

– J’y vois trouble, dit-il.

– Mon Dieu ! dit la jeune femme, j’ai trop présumé de vos forces… Allons, ce sera moi qui vous servirai de secrétaire.

Et elle s’assit au pied du lit, prit la plume et écrivit :

« Ma chère Hermine, un léger accident qui m’est survenu me force à emprunter, pour vous écrire, le secours d’une main étrangère. Cependant j’aurai la force de signer ma lettre… »

La belle inconnue s’arrêta et regarda Fernand en souriant :

– Ah ! dame, dit-elle, il le faudra bien… malgré la douleur.

Elle reprit la plume et poursuivit tout haut :

« Je viens de courir un grand danger ; heureusement je suis sauvé et vous aime, et avant huit jours je serai auprès de vous.

« Ne vous alarmez pas, ne vous désolez pas ; songez que, à toute heure et partout, je suis à vous et porte votre image gravée au fond de mon cœur.

« Votre Fernand qui vous aime ! »

– Il vaut mieux, dit le joli secrétaire de Fernand en s’interrompant, il vaut beaucoup mieux ne pas entrer dans les détails de cette triste affaire.

Mais, en réalité, la blonde garde-malade n’avait point écrit ces deux dernières phrases, comptant sur l’état de faiblesse et de vertige où était Fernand, et persuadée qu’il ne pourrait lire.

Elle avait écrit au contraire :

« Je me suis battu pour une vétille ; j’ai été un peu blessé. Heureusement la cause de ce duel a une jolie petite main blanche et veut bien me servir de secrétaire.

« Adieu, au revoir ; je vous baise les mains. »

C’était un vrai billet à la Lauzun, un poulet du duc de Richelieu à sa femme.

Elle eut l’audace de lui présenter le papier.

– Je ne puis pas lire, dit-il, mais je pourrai signer.

Et il signa, en effet, d’une main tremblante, mais assez lisiblement pour qu’Hermine ne pût douter de l’authenticité de cette signature.

L’inconnue reprit aussitôt le billet, le plia, le mit sous enveloppe, le cacheta avec le chaton d’une bague qu’elle avait au doigt et, tandis que Fernand admirait naïvement ses mouvements gracieux, ses poses de tête charmantes et les ondulations de sa taille svelte et frêle, elle murmura tout bas en mettant l’adresse :

– Voilà une écriture et un cachet que madame Rocher gravera dans sa mémoire…

Elle s’esquiva légère, souriante, et jeta un adieu au blessé du bout de ses jolis doigts.

Elle allait confier le message à un valet et l’envoyer rue d’Isly.

À dix heures, le docteur revint, pansa Fernand, lui permit de prendre quelques aliments, et se retira sans que son malade eût rien appris de lui.

À partir de ce moment, la jeune femme s’installa au chevet de Fernand, ne laissant pénétrer que sa camériste dans la chambre. Pendant toute la journée, elle charma l’ennui du blessé par mille propos spirituels, par mille anecdotes sur le monde des salons, le théâtre et les arts, effleurant tout avec esprit et savoir, et déployant enfin toutes les grâces, toutes les innocentes coquetteries d’une femme du meilleur monde.

Mais chaque fois que Fernand, qui l’écoutait ravi, voulait l’interroger, lui arracher, en un mot, le secret de son nom et de sa situation, elle fronçait à demi ses beaux sourcils, et lui disait :

– Vraiment ! vous êtes ingrat…

Et comme il baissait les yeux tout confus et balbutiait une excuse, elle ajoutait d’une voix grave, un peu triste même, et dont la mélancolie voilée allait jusqu’au fond de l’âme :

– Croyez, monsieur, que si un mystère vous enveloppe, que s’il m’est aussi impossible de vous dire qui je suis que de vous désigner le lieu où vous êtes, une volonté supérieure à la mienne me contraint à agir…

Et cette réponse faite, le sourire revenait à ses lèvres, et elle détournait la conversation.

Le soir, vers dix heures, elle souhaita une bonne nuit au blessé et disparut.

Fernand rêva d’elle jusqu’au matin ; quand elle revint, il se sentit tout ému, et oublia presque sa femme.

Mais elle lui dit avec un demi-sourire moqueur :

– J’ai des nouvelles de madame Rocher ; elle va bien… Elle a été très inquiète la nuit précédente, mais mon billet l’a rassurée… Elle vous attend dans huit jours…

Ces paroles produisirent un effet bizarre sur Fernand ; il se sentit troublé et baissa les yeux.

Pour la première fois de sa vie, Fernand se demanda s’il était possible qu’on n’aimât point éternellement sa femme.

Et, en s’adressant cette question, il regardait l’inconnue, dont la petite main jouait distraitement avec un gland de sonnette qui pendait au long de la cheminée.

– Mon cher blessé, dit-elle tout à coup en levant la tête, votre garde-malade va vous demander un congé de quelques heures ; je suis obligée de sortir, mais je vous laisserai en tête à tête avec le docteur. En dépit de son air magistral et pédant, c’est un homme de quelque esprit.

Au moment où elle achevait cette définition de l’homme de science, le docteur entra.

La jeune femme envoya un dernier sourire à Fernand et se retira.

– Vite, dit-elle en passant dans une autre pièce où elle trouva sa femme de chambre, viens m’habiller. Je veux voir comment cela me va, une robe de laine, et un bonnet de cent sous…

Alors l’élégante jeune femme, passant dans un cabinet de toilette, y changea rapidement de costume et en ressortit vêtue en humble petite ouvrière des faubourgs : robe noire, petit châle tartan étriqué, bonnet plat dissimulant les boucles luxuriantes de la chevelure, brodequins de prunelle un peu éraillés, gants de tricot aux mains et petit panier au bras.

– J’en tiens un ! murmura-t-elle alors en souriant, à l’autre !

Et elle dit à sa femme de chambre :

– Va me chercher un fiacre.

– On ferait l’aumône à madame, s’écria la soubrette avec une muette admiration pour cette subite métamorphose.

Cinq minutes après, la jeune femme traversait un jardin dépouillé par l’hiver, trouvait à la grille de ce jardin une voiture, y montait et disait au cocher :

– Conduisez-moi place de la Bastille. Vous m’arrêterez au coin du faubourg Saint-Antoine.

Le fiacre partit… Où allait-elle ?

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