XLI

Celui qui aurait vu le marquis Van-Hop après l’avoir souvent rencontré dans le monde, lui l’homme calme, froid, flegmatique, ne l’aurait certainement pas reconnu. Le marquis était effrayant à voir. D’une pâleur livide, l’œil étincelant, les narines frémissantes, il regardait Daï-Natha comme le reptile charme sa proie.

Daï-Natha était souriante, les bras croisés.

– Tue-moi, parjure, lui dit-elle. Tue-moi avant d’avoir acquis la preuve que je viens de te promettre.

Le marquis se souvint de son serment, et son bras, levé sur l’Indienne, s’abaissa.

– Eh bien ! dit-il avec rage, parle, Daï-Natha, parle et prouve… Si tu as dit vrai, ce ne sera pas toi qui mourras… C’est elle ! Ce n’est pas Pepa Alvarez que j’aimerai au-delà de la tombe… C’est toi que j’aimerai vivante ! c’est toi que j’épouserai !

– Vrai ? dit-elle.

– Oui, mais parle…

Elle ne perdit rien de sa tranquillité et répondit :

– C’est aujourd’hui que j’ai bu le poison, Hercule ; dans huit jours, heure pour heure, je serai morte… toi seul peux me sauver…

– Parle… parle !… s’écria le marquis.

– Écoute-moi donc, dit-elle, puisque tu as juré… écoute-moi…

Il s’assit accablé, car Daï-Natha parlait avec un terrible accent de vérité, et le poignard échappa de sa main.

– Si, dans sept jours, tu n’as pas surpris un homme aux genoux de ta femme, dans un lieu qui n’est point ton hôtel, tu me laisseras mourir.

– Et, demanda le marquis dont la voix couvait des tempêtes, tu me prouveras qu’elle est coupable ?

– Je te le prouverai. Maintenant, souviens-toi de ton serment, car tu m’as juré de m’obéir.

– Je t’obéirai.

– Tu es un homme, poursuivit Daï-Natha ; un homme doit avoir la force de dissimuler ; un homme doit pouvoir, s’il le faut, mettre sur son visage un appareil de glace.

À mesure que Daï-Natha parlait, les traits crispés du marquis reprenaient peu à peu leur sérénité, son œil redevenait morne, et son visage tout entier eut bientôt repris son masque de froideur.

– Rentre chez toi, lui dit Daï-Natha, rentre et attends… Si tu veux que je puisse te livrer les coupables, il faut que les coupables se croient à l’abri de l’impunité.

– Mais, s’écria le marquis, son nom ? dis-moi son nom ?

– Quel nom ?

– Celui de cet homme.

– Non, dit Daï-Natha, pas encore…

– C’est bien, dit froidement le marquis, j’attendrai… Jusqu’au jour indiqué… pas un muscle de mon visage ne tressaillira, mon cœur ne battra pas plus vite… Je continuerai à regarder ma femme avec sérénité, à toucher sa main… à lui sourire… Puis, le jour venu, si tu as dit vrai, je la tuerai… Si tu as menti, c’est toi qui mourras…

– Je ne mourrai pas, dit-elle… Et tu m’aimeras ?

– Je t’aimerai.

– Je serai ta femme ?…

– Oui… sur la cendre de nos pères, je le jure !

– C’est bien, Hercule Van-Hop, dit-elle. Maintenant, adieu… Dans sept jours.

Elle ramassa le poignard qu’il avait laissé tomber et le lui donna.

– Tiens, lui dit-elle, pour l’amour de moi, tue-la donc avec ce jouet… il a été forgé pour elle…

Un atroce sourire, un sourire de tigresse glissa sur les lèvres de l’Indienne. Puis elle prit de nouveau le marquis par la main.

– Tiens, dit-elle, et va-t’en !

Elle ouvrit une porte placée en face de celle par où était entré le marquis, et le poussa dans un corridor où il se sentit saisi par une main d’homme.

– Adieu… lui dit encore Daï-Natha.

Le marquis fut entraîné dans l’obscurité, descendit un petit escalier et se retrouva dans la cour. Là, le valet cuivré qui lui avait servi de guide le salua et disparut.

Le marquis s’en alla à pied, de ce pas chancelant et aviné d’un homme qui voit tout à coup l’avenir et le présent s’écrouler devant lui.

* *

*

Daï-Natha venait de rejoindre au salon le fringant vicomte de Cambolh.

Rocambole, durant son séjour à New York, avait appris assez d’anglais pour pouvoir causer assez facilement.

L’Indienne s’assit auprès de lui et lui dit :

– Il est parti.

– Convaincu ? demanda Rocambole.

– Convaincu et attendant la preuve.

– La preuve, il l’aura, dit froidement le lieutenant de sir Williams.

– En êtes-vous sûr ?

– Oui.

– Il y va de ma vie, dit-elle tranquillement.

– Il y va pour nous de cinq millions.

– Car, reprit-elle, vous ne savez peut-être pas une chose : c’est que, la marquise innocente, je mourrai de toute manière.

– Comment cela ?

– D’abord il me tuera.

– Mais… s’il ne vous tuait pas… Vous n’avez pas pris le poison, j’imagine ?

– Non, dit-elle ; mais je vais le prendre.

– À quoi bon ?

– Parce que la pierre bleue qui sauve ceux qui ont bu du jus de mancenillier tue ceux qui n’en ont pas pris.

– Ah diable ! fit Rocambole.

– Et puis, acheva-t-elle, comme j’ai résolu de mourir s’il ne m’aime pas, si je ne puis devenir sa femme…

– Vous la serez, répondit Rocambole avec certitude.

Alors l’Indienne tira de son sein le flacon, du contenu duquel elle avait répandu à terre une moitié, le porta à ses lèvres et but.

Elle but jusqu’à la dernière goutte.

– Maintenant, dit-elle en reposant froidement le flacon sur une table, il n’y a plus que son amour et la pierre bleue qui puissent me faire vivre…

– Vous vivrez, dit Rocambole, qui avait une foi aveugle dans le génie de sir Williams.

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