Baccarat avait pris possession de son hôtel, et son premier soin avait été de congédier les gens de Turquoise, à l’exception de la femme de chambre.
– La maîtresse est très forte, avait-elle pensé, mais, si forte qu’elle soit, elle aura laissé transpirer sans doute quelqu’un de ses secrets, et le secret à demi confié aux subalternes s’achète toujours à prix d’or.
Baccarat se trompait en cela.
Sir Williams avait pris ses précautions, et Turquoise avait eu soin de renvoyer sa femme de chambre la veille, de façon que celle dont héritait Baccarat n’était nullement dans le secret de la pécheresse.
Tout ce qu’elle savait, c’est que Turquoise, la veille, après une scène de larmes et de désespoir, était sortie vêtue en ouvrière.
Baccarat passa une nuit fort agitée.
Ce fut avec une cruelle anxiété qu’elle compta les heures et attendit le lendemain.
À huit heures elle sonna.
– M. Fernand Rocher se présentera ce matin, dit-elle, et demandera sans doute à voir madame. Vous l’introduirez au salon et le prierez d’attendre, sans lui dire que madame n’est pas à l’hôtel.
La femme de chambre s’inclina et sortit.
Baccarat comptait sur la visite matinale de Fernand. Il était évident que, amoureux comme il l’était, Fernand reviendrait de très grand matin chez Turquoise.
Elle ne se trompait point. Au moment où neuf heures sonnaient, Fernand, qui était venu à pied, se présenta à la grille de l’hôtel.
Ce fut la femme de chambre qui vint lui ouvrir. Baccarat n’avait point voulu que les autres domestiques couchassent dans l’hôtel. Ils étaient tous partis la veille au soir.
Fernand fut introduit au salon.
– Madame s’habille et prie monsieur d’attendre, dit la soubrette.
Fernand était pâle et fort ému. Il était rentré chez lui la veille avec l’intention formelle de jeter son bonnet, qu’on nous passe le mot, par-dessus les moulins, et nous l’avons vu mentir effrontément à sa femme.
Hermine avait compris, dès lors, que sa dignité de mère et d’épouse lui ordonnait de se renfermer dans une réserve absolue. Son mari ne l’aimait plus et lui mentait ; l’orgueil natif de la femme, cet orgueil de la vertu, qui ne permet pas de transactions honteuses, lui faisait un devoir de garder désormais le silence et de rendre à son mari toute sa liberté.
Fernand était donc sorti de l’hôtel sans que madame Rocher lui demandât où il allait. Il arrivait chez Turquoise le cœur palpitant, en proie à une vive émotion, et décidé à ne point accepter le sacrifice qu’elle voulait lui faire. Il ne voulait pas que, par amour pour lui, elle se réduisît à une condition obscure et misérable, à une existence pauvre, elle qui avait vécu dans l’opulence. Déjà il avait fait tout un plan de conduite. Il renverrait au vicomte de Cambolh les titres de rente et le prix de l’hôtel ; puis il supplierait Turquoise d’accepter ce même hôtel comme venant de lui.
Tout était, au salon, dans le même ordre que la veille, et rien ne pouvait faire supposer au visiteur matinal qu’il y eût rien de changé dans l’hôtel.
Aussi, lorsqu’il entendit un froufrou de robe de soie dans l’antichambre, fut-il persuadé que c’était Turquoise.
La porte s’ouvrit…
Fernand recula surpris. Ce n’était point Turquoise qui entrait… c’était madame Charmet.
Ou plutôt non, ce n’était plus madame Charmet, l’austère femme vêtue de noir, l’humble dame de charité, consacrant sa vie et sa grande fortune à soulager les malheureux, à arracher au vice de pauvres jeunes filles…
C’était Baccarat, Baccarat rayonnante de jeunesse et de beauté, Baccarat redevenue la lionne des anciens jours, la femme élégante que tout Paris avait vue à Longchamps, menée à la Daumont dans une calèche à quatre chevaux gris pommelé.
Baccarat paraissait rajeunie de quatre années. Elle avait une charmante robe du matin, couleur feuille morte, à demi montante et laissant entrevoir l’albâtre de ses belles épaules. Ses beaux cheveux blonds roulés en torsades étaient ramenés en arrière et dégageaient son front large et intelligent. Un gros bracelet chargeait son bras nu.
– Bonjour, cher, dit-elle à Fernand, d’un ton dégagé et lui tendant la main.
Et son œil noir avait retrouvé le regard séduisant de la Baccarat ; sa lèvre, ce sourire enchanteur pour lequel des hommes avaient joué leur vie.
Fernand demeura muet.
– Eh bien ! dit-elle, vous me refusez la main ?
– Madame… Charmet !… balbutia Fernand avec stupeur.
– Vous vous trompez, mon bel ami, vous vous abusez cruellement, répondit Baccarat, je ne suis plus madame Charmet… Madame Charmet est morte et Baccarat vient de ressusciter.
La jeune femme avança un siège à Fernand.
– Vous êtes charmant, lui dit-elle, de venir me voir. Vous êtes le premier ami qui aura salué ma métamorphose, et il est toujours adroit et spirituel d’être le premier. C’est surtout en amour, mon cher, que l’ancienneté a de la valeur.
– Vous êtes folle ! murmura Fernand.
– Merci du compliment, mon ami. Vous êtes aimable comme un tout jeune homme et mal élevé comme un collégien. C’est à me faire rougir d’avoir eu de l’amitié pour vous. Allez, continuez… si c’est pour cela que vous êtes venu me voir à dix heures du matin…
Fernand était plongé dans un étonnement profond.
– Mon bel ami, poursuivit Baccarat, peut-être ne vous attendiez-vous pas à me trouver ici ?
– Non, dit Fernand, qui retrouva un peu de sang-froid et regarda Baccarat en face, non assurément.
– C’est-à-dire que vous veniez voir Turquoise ?
Fernand tressaillit.
– Peut-être, dit-il.
– Turquoise est partie.
– Que dites-vous ?
– Dame ! mon cher, j’ai racheté mon hôtel ; elle a bien été obligée de s’en aller.
Fernand fit un soubresaut.
– Vous avez… racheté…
– Ah çà, dit Baccarat d’un ton moqueur, d’où sortez-vous donc, très cher ? Ne saviez-vous pas que cet hôtel était à moi ? Oubliez-vous donc que je vous y ai donné l’hospitalité ?
Et elle le regarda d’un air à la fois moqueur et bienveillant.
– Et vous l’avez racheté ?
– Et payé, mon cher, cent soixante mille francs comptant. Ces cent soixante mille francs, Turquoise les a renvoyés sur-le-champ au vicomte de Cambolh.
À ce nom, Fernand eut un frémissement de colère. Cependant il n’était point convaincu encore.
– Voyons, dit-il, qu’est-ce que toute cette plaisanterie ?
– Je ne plaisante pas.
– Ainsi, cet hôtel est à vous ?
– À moi.
– Mais votre maison…
– Celle de la rue de Buci ?
– Oui.
Baccarat eut un sourire équivoque.
– Qui sait ? dit-elle, peut-être l’ai-je vendue à Turquoise.
Et comme Fernand la regardait avec une stupéfaction croissante :
– Mais, dit-elle, je ne veux pas te faire poser, mon cher. Turquoise n’a plus les moyens d’acheter des maisons, et feu madame Charmet possède encore celle de la rue de Buci. Seulement Baccarat, qui est son héritière, va se hâter de la vendre.
– Je rêve !… murmura Fernand.
– Pourquoi ?
– Parce que je ne vous reconnais plus.
Elle l’enveloppa d’un long regard.
– Ingrat ! dit-elle.
– Non, reprit-il, je ne crois pas, je ne puis pas croire que madame Charmet, la femme de cœur et d’esprit, la vertueuse madame Charmet…
– Elle n’est plus, mon cher.
– Quoi ! s’écria-t-il, vous, madame, vous qui depuis quatre ans meniez une vie exemplaire, vous que les malades voyaient à leur chevet, vous recommenceriez cette existence honteuse ?…
Baccarat eut un éclat de rire moqueur qui déconcerta Fernand.
– Mon petit, dit-elle, si vous voulez m’écouter une minute, vous ne jetterez plus les hauts cris. Tenez, je ne vous ferai pas de phrases inutiles, et je vais vous dire une simple histoire.
– Dites… j’écoute.
– Il était une fois une pécheresse, une abominable pécheresse, qui, du fond de son infamie passée, aperçut un coin de ciel bleu, et dans ce lambeau d’azur, une étoile. Cette étoile, c’était l’amour. L’homme qu’elle se prit à aimer était un pauvre diable d’employé qui aimait, lui, une pauvre fille honnête et pure, et dont il voulait faire sa femme.
– Assez ! dit Fernand, je sais de qui vous parlez…
– Attendez donc, cher.
Et Baccarat se pelotonna comme une chatte dans sa chauffeuse.
– Puisque vous savez cette histoire, dit-elle, je vous passerai les détails… et j’arriverai tout de suite à la conclusion.
– Soit, murmura Fernand qui courba le front sous le regard de Baccarat.
– Cette femme devint criminelle par amour ; puis le remords la prit, elle se dévoua : elle sauva l’homme qu’elle aimait, elle aplanit devant lui tous les obstacles, et, en fin de compte, le vit marié et heureux… Alors, comme elle l’aimait toujours, la pécheresse se jeta dans les bras de Dieu, et madame Charmet sortit des cendres de Baccarat.
– Vous le voyez bien, murmura Fernand, vous plaisantiez tout à l’heure, madame, vous êtes toujours madame Charmet, n’est-ce pas ?
– Erreur ! mon cher. L’amour avait fait de la pécheresse une honnête femme ; mais l’honnête femme devait redevenir une pécheresse le jour où son amour se briserait.
Fernand étouffa un cri d’étonnement.
– Dame ! mon cher, reprit Baccarat, le jour où je me suis effacée devant ma rivale, c’est-à-dire devant une jeune fille honnête et pure, dont vous avez fait votre femme, j’ai pris pour de la vertu ce qui n’était qu’un accès de désespoir, et j’ai rompu avec ma première existence. Mais voici qu’une de mes pareilles, une femme qui ne me vaut pas, fit-elle fièrement, une femme de rien…
– Madame, s’écria Fernand avec une irritation subite, vous outragez la femme que j’aime !
Ces mots frappèrent Baccarat au cœur. Elle pâlit, chancela, passa la main sur son front et garda un moment de pénible silence. Mais Fernand ne comprit ni la douleur sublime de cette femme, ni le côté honteux de sa conduite.
– Madame, reprit-il avec froideur, puisque vous êtes chez vous et que Jenny a quitté cette maison, au moins me direz-vous…
Baccarat se redressa hautaine et calme.
– Vous voulez savoir, dit-elle, où est allée madame Jenny ? À Dieu ne plaise, monsieur, que je vous la cache un seul instant. Vous trouverez madame Jenny rue Blanche, 17.
Et, d’un geste plein de dignité, Baccarat congédia Fernand, qui la salua et sortit.
Lorsque Fernand fut parti, la jeune femme ne put retenir ses larmes.
– Mon Dieu ! dit-elle, je voulais le ramener à sa femme, lui parler le langage de la raison, et je n’ai pu étouffer les battements de mon propre cœur… Ô faiblesse humaine !
Et Baccarat soupira profondément.