XVI

Une heure après, environ, la prétendue fille du père Garin grimpait lentement l’escalier tortueux et sale de la maison qui portait le numéro 23 dans la rue de Charonne, et pénétrait dans le réduit de l’aveugle.

La portière avait ponctuellement obéi à Léon Rolland ; elle avait allumé un feu dans la cheminée, et le vieillard s’était levé et assis au coin de l’âtre ; il achevait tranquillement son repas.

– Eh bien, monsieur l’aveugle, lui dit la jeune femme en entrant et changeant subitement de ton et de manières, avez-vous au moins joué convenablement votre rôle ?

Le père Garin, dont la cécité n’était pas complète et qui y voyait encore suffisamment pour se conduire, essaya de distinguer les traits de la jeune femme, qu’éclairaient en ce moment les reflets rouges du foyer.

– Pardienne ! répondit-il, si vous aviez été là, ma chère dame, vous auriez claqué des mains. J’étais un amour de père, j’ai pleuré, j’ai sangloté, j’ai même dit que vous étiez un ange, à preuve que cet imbécile de patron en était tout chaviré.

Et l’aveugle se mit à rire bruyamment.

– Il m’a laissé quarante francs, le patron ; il m’a envoyé la veuve Fipart la portière, et elle m’a fait du feu.

– Je vois même, dit la jeune femme en souriant et déposant un paquet assez volumineux dans un coin, c’était l’ouvrage que Cerise lui avait donné, je vois que vous avez assez bon appétit, vieux coquin !

– Heu ! heu ! dit le bonhomme, l’appétit va bien, mais la soif va mieux encore… et si c’était un effet de votre bonté, ma belle dame, de me faire seulement donner un peu de vin.

– Non pas, vieil ivrogne ! dit la jeune femme en riant, quand on a bu, on jase, et je ne veux pas que vous fassiez des sottises.

– Faudra donc que je boive de l’eau ? soupira l’ivrogne avec un accent désolé.

– Jusqu’à ce que je vous permette de boire du vin. Ce jour-là, vous pourrez coucher chez le marchand de vin, si vous voulez.

– Sera-ce bientôt ?

– Je ne sais pas, dit-elle d’un ton sec.

Puis elle s’assit près du feu et reprit :

– Voyons, je n’ai pas le temps de rester dans votre taudis infect. Entendons-nous bien. Je vous ai promis dix louis par mois si vous jouez convenablement votre rôle aveugle et malheureux.

– Ça c’est vrai, ma belle dame ; mais je puis me vanter, foi de Garin ! que je suis consciencieux.

– Si vous allez jusqu’au bout, vous aurez mille écus quand la comédie sera terminée.

L’aveugle jeta un cri de joie.

– C’est bien, bonsoir ! Je reviendrai demain matin. M. Rolland ne peut venir ni le matin ni le soir, je le sais pertinemment. Mais s’il venait un soir, car il faut tout prévoir, je suis sortie.

Et elle laissa l’aveugle, descendit et entra chez la portière.

La portière, disons-le tout de suite, n’était autre que la veuve Fipart elle-même, notre ancienne connaissance de Bougival, la veuve illégitime de feu Nicolo, la mère d’adoption enfin du vaurien Rocambole, devenu l’élégant vicomte de Cambolh.

La veuve Fipart, on le devine, n’était portière que par fantaisie et dans l’unique but de se distraire, ce qu’on appelle vulgairement s’entretenir la main.

Dieu merci ! la chère et digne femme avait quelques économies.

D’abord elle avait touché une somme assez ronde pour prix de la trahison de son cher Nicolo, qu’on avait exécuté à la barrière Saint-Jacques, un matin, il y avait environ quatre ans.

Ensuite, elle avait déterré un petit magot caché, à l’insu de Rocambole, dans la cave du cabaret de Bougival.

Puis son fils adoptif, en revenant de l’Amérique, lui avait dit :

– Maman, une femme comme vous, la mère d’un gentleman, ne saurait avoir une existence précaire. Je vais vous faire douze cents francs de rente, et vous pourrez vous retirer à Montmartre ou aux Batignolles, et y vivre comme une bourgeoise qui ne doit rien, ne fait de tort à personne et a de quoi.

– J’aimerais mieux être portière dans une maison bien propre, avait répondu la veuve, nonobstant les douze cents francs.

– Justement, avait répondu Rocambole, le capitaine a acheté une maison rue de Charonne. La place est libre, et voilà votre affaire, avait répondu le fils adoptif.

La veuve Fipart était entrée en fonction le jour même.

– J’ai tant besoin de me distraire ! avait-elle dit à son fils ; car j’ai beau faire, je pleure toujours mon pauvre Nicolo… Chéri, va ! mourir si jeune et innocent !

– Peuh ! il perdait ses dents et devenait chauve…

Telle avait été l’oraison funèbre de Nicolo prononcée par Rocambole.

Or, on le devine, la veuve Fipart était déjà dans le secret de la prétendue fille du père Garin et avait des ordres, car celle-ci entra sans façon chez elle et lui dit :

– J’ai laissé là-haut un gros paquet. Vous le porterez dans la chambre que vous m’avez retenue au coin de la rue de Lappe, et vous me chercherez une ouvrière qui me dépêche cette besogne, hein ?

– Suffit, ma belle dame, dit la portière.

– Bonsoir, à demain !

Et l’inconnue s’en alla, gagna le boulevard à pied, arrêta un fiacre au passage, y monta et dit au cocher :

– Rue Moncey, au coin de la rue Blanche.

Vingt minutes après, la Turquoise, car c’était elle, descendait à la grille de ce petit hôtel qui avait appartenu à Baccarat, que sir Williams avait fait racheter, et dans lequel il avait installé la jeune courtisane pour en faire un des instruments du drame terrible qu’il charpentait pièce à pièce.

La femme de chambre attendait sa maîtresse dans le cabinet de toilette.

– Ôte-moi ces haillons ! dit la Turquoise. Pouah !… S’il n’y avait pas un million au bout.

Elle se déshabilla rapidement et se fit apporter un bain de son.

Après quoi elle se fit habiller comme une femme qui va sortir en toilette de ville et monter en voiture.

– Comment va-t-il ? demanda-t-elle.

– Le docteur est venu, répondit la soubrette, et il l’a pansé. Il a sucé une aile de volaille et bu un doigt de vin de Bordeaux ; je suis entrée deux fois dans sa chambre pour savoir s’il n’avait besoin de rien. Il m’a répondu que non, tout en me demandant si madame tarderait beaucoup à rentrer.

La Turquoise se prit à rire.

– Pauvre cher pigeon !… dit-elle.

– Ah ! fit la soubrette, je crois qu’il est déjà gris… il en est pâle…

– Et… il ne t’a pas questionnée ?

– Non.

– Il ne t’a pas mis deux louis dans la main ?

– Hélas ! non…

– Bon ! fit la jeune femme en souriant, il est loyal… Il respecte le mystère dont je l’enveloppe et n’en sera que plus facile à plumer… Voilà un trou de serrure sur un signe de mon petit doigt.

Et la Turquoise, en robe de soie marron montante, les bras nus et sans chapeau, ses beaux cheveux roulés en torsade, passa de son cabinet de toilette dans la chambre où Fernand Rocher était toujours au lit et l’attendait avec anxiété.

Lorsqu’elle entra, le visage du malade, fort pâle quelques secondes auparavant, s’empourpra tout à coup sous le poids d’une violente et subite émotion.

– Enfin… murmura-t-il, vous voilà !

– Mon Dieu ! dit-elle en souriant et attachant sur lui ce regard qui le troublait jusqu’au fond de l’âme, étiez-vous donc si impatient de me voir ?

Il rougit et se troubla.

– Pardonnez-moi, balbutia-t-il, je suis d’une inconvenance sans nom.

Elle lui sourit encore et se jeta nonchalamment dans un grand fauteuil roulé au pied du lit, arrondissant à demi son bras nu orné d’un mince bracelet, et prenant de l’air le plus simple du monde une délicieuse attitude :

– Mon Dieu ! dit-elle, je comprends un peu cette impatience, et vous êtes tout excusé, car je l’ai éprouvée moi-même.

– Vous ? murmura-t-il, se méprenant sans doute au sens de ses paroles.

– Certainement, dit-elle en souriant. Les malades sont comme les prisonniers. Quand ils sont seuls ils s’ennuient.

– Ah ! madame.

– Chut ! fit-elle en posant un joli doigt sur ses lèvres roses, laissez-moi achever ma théorie.

Et elle reprit en souriant :

– Donc, de même que les prisonniers finissent par attendre avec quelque anxiété l’arrivée quotidienne de leur guichetier, de même les malades se prennent à aimer leur garde ou la seule personne qu’ils voient habituellement.

– Madame… madame… murmura Fernand avec un élan subit, ah ! c’est un tout autre sentiment.

– Je devine, fit-elle en souriant, vous voudriez avoir des nouvelles de madame Rocher ?

Ces mots frappèrent Fernand comme le roulement subit du tambour éveille le soldat endormi.

Il tressaillit, pâlit, balbutia, et songea à Hermine.

Mais déjà les yeux pervers et tentateurs de Turquoise, en dépit de la suave image d’Hermine, avaient jeté le trouble au fond du cœur de Fernand.

Était-ce encore Hermine qu’il aimait ?

À partir de ce moment, Fernand Rocher vécut comme dans un rêve, livré à de rapides alternatives de fièvre et de calme, tantôt appelant sa femme à grands cris, et tantôt l’oubliant pour ne plus voir et entendre que la belle inconnue…

Pourtant, elle continuait à s’environner du plus impénétrable mystère, fronçait ses beaux sourcils si une question indiscrète échappait à Fernand, et lui répondant après avec un sourire plein de tristesse :

– Pourquoi êtes-vous ingrat ? Ne vous ai-je pas dit que mon secret ne m’appartenait pas ?

Et alors Fernand se taisait et se contentait d’admirer l’éblouissante créature.

Cela dura huit jours.

Pendant ces huit jours, la convalescence du blessé marcha rapidement.

Mais, aussi, son cœur eut à subir de cruels assauts. Pourtant jamais femme ne s’était montrée plus naïvement bonne, plus chastement abandonnée que Turquoise, plus réservée sans pruderie qu’elle le fut.

Elle avait des façons qui tenaient à la fois de la duchesse et de la sœur de charité.

Elle soignait Fernand comme on soigne l’homme aimé, idolâtré même, lui souriait comme à un enfant malade, et, cependant, il n’avait jamais osé lui prendre la main.

Elle le quittait peu, pourtant ; chaque jour, vers deux heures, elle sortait et ne rentrait guère qu’à huit.

Mais alors elle s’installait à son chevet, et Fernand oubliait les heures et le monde entier au son de cette voix qui le charmait.

Un matin, comme le soleil entrait à flots dans la chambre par la fenêtre entrouverte et laissant voir les arbres dépouillés d’un grand jardin, le docteur permit à son malade de se lever et de respirer un peu l’air. Ce fut une grande joie pour Fernand, car la belle inconnue lui dit :

– Il fait un très beau temps d’hiver, le soleil est chaud, l’air est tiède. Si vous me promettez de ne pas en abuser, je vais vous permettre deux tours de jardin… Vous vous appuierez sur mon bras.

Fernand la suivit au jardin, lui donnant le bras plutôt qu’il ne s’appuyait sur elle.

On s’en souvient, Fernand Rocher, il y avait quatre ans, avait précisément passé une nuit dans ce petit hôtel de la rue Moncey, et, sans doute, il aurait dû se reconnaître au moins dans le jardin.

Mais il ne faut pas oublier que Baccarat l’y avait d’abord transporté évanoui, que par conséquent il n’avait pu examiner ni même voir l’aspect extérieur du petit hôtel ; qu’ensuite, le lendemain, il en était sorti brusquement, à demi fou, tenu au collet par deux sergents de ville et admonesté par un commissaire de police, et que, dans cet état de prostration, voisin de la démence, il n’avait certes dû remarquer aucune de ces particularités qui font qu’à plusieurs années de distance on reconnaît les lieux où l’on a déjà passé.

D’ailleurs, les arbres avaient grandi, et sir Williams, qui, sans doute, avait prudemment déjà calculé tout cela, avait fait garnir la grille extérieure de hautes plaques de fonte qui interceptaient la vue de la rue.

Donc, Fernand ne vit qu’une chose, c’est que ce jardin ressemblait à tous les jardins, cet hôtel à tous les hôtels, et il lui fut impossible de deviner s’il se trouvait dans le faubourg Saint-Germain ou dans le haut du quartier neuf qui s’étage au flanc de la colline de Montmartre.

D’ailleurs encore, Fernand n’y songeait pas. Semblable à l’oiseau fasciné par le reptile charmeur il ne voyait et n’écoutait que l’adorable créature qui marchait auprès de lui.

Pendant trois jours encore le malade put se lever, se promener une heure ou deux dans le jardin vers midi ; puis, comme la blessure se fermait et commençait à se cicatriser, la belle inconnue lui dit le soir du troisième jour :

– Dans peu vous serez complètement guéri, et je crois que je pourrai vous renvoyer à votre femme.

Fernand tressaillit, et le passé lui apparut…

Il eut le vertige.

– Mon Dieu ! s’écria-t-il, mais j’ai une femme, un enfant… une femme que j’aime, et elle devrait être ici !

La Turquoise s’était absentée un moment. Elle revint et lui prit la main :

– Mon ami, lui dit-elle avec son plus séduisant sourire, je vais vous demander un bien grand service.

– Ah ! dit-il, poussant un cri de joie, je puis donc faire quelque chose pour vous prouver…

– Chut ! murmura-t-elle, pas de grandes phrases ; à quoi bon ? Mais écoutez-moi bien…

Elle se pelotonna dans le fauteuil naguère roulé près du lit, et maintenant avancé devant le foyer depuis que Fernand se levait.

– Écoutez, dit-elle.

– Parlez, je suis prêt.

– Vous le savez, je ne puis vous dire ni mon nom ni celui de la rue où nous sommes…

– Soit, dit-il tristement.

– Donc, reprit-elle, vous allez me donner votre parole d’honneur de m’obéir aveuglément.

– Je vous la donne, madame.

– Aveuglément est bien le mot, dit-elle en souriant, car je vais vous bander les yeux.

Fernand fit un geste de surprise.

– Quand vous aurez les yeux bandés, poursuivit-elle, on vous fera monter en voiture ; mais, auparavant, vous prendrez cette lettre, qui renferme mes instructions, et vous dira ce que j’attends de vous…

– Mon Dieu ! mais c’est un conte des Mille et une Nuits ?

– À peu près.

– Et où me conduira cette voiture.

Elle laissa échapper un frais éclat de rire un peu moqueur.

– La belle question ! dit-elle. Si je voulais vous le dire à présent, il serait réellement inutile de vous bander les yeux…

– C’est vrai, dit-il.

– Donc, vous monterez en voiture. La voiture vous emportera pendant une heure ou deux, puis s’arrêtera, et vous descendrez… Alors vous ôterez votre bandeau et lirez ma lettre, qui vous dira ce que j’attends de vous.

– Et… demanda Fernand, quand faut-il partir ?

– À l’instant.

Alors la Turquoise se plaça devant un petit bureau en bois de rose, prit une plume, écrivit sa lettre et la cacheta.

Puis elle fit mettre à Fernand son pardessus et son manteau, et, ôtant un foulard qu’elle avait à son cou :

– Tenez, dit-elle, vous penserez à moi en l’ayant sur le visage.

Et elle lui banda soigneusement les yeux et le prit par la main :

– Venez ! dit-elle en l’entraînant.

Elle le fit sortir de l’hôtel, traversa le jardin et franchit la grille, devant laquelle une voiture stationnait.

Puis, aidée du cocher, elle le fit monter et ferma la portière :

– Soyez fidèle à votre parole ! dit-elle.

Et la voiture partit, tandis que la Turquoise rentrait chez elle en riant et se disant :

– Voilà un homme qui reviendra ici à genoux et son portefeuille à la main.

La voiture, cependant, roulait avec rapidité sur le pavé ; elle tourna et retourna plusieurs fois sur elle-même, courut environ deux heures et s’arrêta.

Alors le cocher vint ouvrir, et dit :

– C’est ici !

Fernand descendit, et, tandis qu’il ôtait son bandeau, la voiture s’éloigna au grand trot.

Le bandeau enlevé, Fernand regarda autour de lui, s’aperçut qu’il était nuit, que les rues étaient désertes et reconnut le lieu où il se trouvait.

Il était au bas de la rue d’Amsterdam, en face du chemin de fer de l’Ouest.

Courir sous un réverbère et briser l’enveloppe de la lettre fut sa première occupation.

La lettre était courte et ainsi conçue :

« Mon ami,

« Vous êtes à peu près guéri et en état de rentrer chez vous, où votre femme, qui vous aime, vous attend avec impatience.

« Adieu donc, et ne vous battez plus.

« Si quelquefois mon souvenir se présente à votre pensée, dites-vous que la vie est formée d’impénétrables mystères et ne cherchez pas à me revoir…

« D’abord je ne suis pas libre, je ne m’appartiens pas, et vous vous exposeriez aux plus grands dangers…

« Ensuite, songez que vous avez une bonne, belle et charmante femme, que vous aimez et qui vous aime…

« Enfin, n’allez pas être fat, ami, soyez généreux !… car peut-être y aurait-il eu quelque danger pour moi à prolonger mon rôle de garde-malade.

« Adieu, ne m’en voulez pas, et dites-vous que vous avez rêvé.

« Le rêve est ce qu’il y a de meilleur dans la vie. »

Fernand poussa un cri étouffé en achevant de lire cette triste lettre, et il s’appuya défaillant contre le mur :

– Oh ! murmura-t-il, il faudra bien que je la revoie… et, dussé-je bouleverser Paris, je la retrouverai !

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