XVII

Le lendemain du jour où Fernand Rocher avait été si bizarrement reconduit du petit hôtel de la rue de Moncey par sa mystérieuse inconnue, nous eussions retrouvé sir Williams, vers minuit, attablé en face de Rocambole dans le salon du petit appartement que ce dernier occupait rue du Faubourg-Saint-Honoré, au coin de la rue de Berri.

Le vicomte de fraîche date était enveloppé douillettement dans sa robe de chambre, et fumait, tandis que sir Williams se dédommageait de la faible chère qu’il faisait à l’hôtel de Kergaz, en démolissant un superbe pâté d’anguilles.

– Mon oncle, disait Rocambole, voici trois jours que je ne vous ai vu, et il y a du nouveau…

– C’est probable, mon neveu.

– Tenez, mon oncle, pendant que vous soupez, je vais vous donner communication de nos petites notes.

Et le fils adoptif de la veuve Fipart se leva, alla prendre un volumineux cartable sur un guéridon voisin et l’étala sur ses genoux.

Ce cartable renfermait une liasse de papiers recouverts de signes mystérieux, semblables à ceux que nous avons entrevus sur la table du président, le soir de la réunion des Valets-de-Cœur.

C’était comme le dossier des différents membres de la vaste association.

Chaque Valet-de-Cœur écrivait en caractères vulgaires à Rocambole, qui recopiait la note avec ces caractères de convention et brûlait prudemment l’original.

– Voyons ! dit sir Williams, continuant à souper de fort bon appétit.

– Commençons par le rapport le plus ancien. C’est celui de Chérubin.

– C’est le plus important, dit le baronet.

« Chérubin, lut Rocambole, a fait valser deux fois à son bal la marquise Van-Hop. La marquise a éprouvé quelques embarras, mais elle est demeurée indifférente et froide. Chérubin a risqué un compliment banal qu’on n’a pas entendu, et il a quitté le bal vers trois heures du matin. Le lendemain vers deux heures, comme la marquise descendait l’avenue des Champs-Élysées dans sa calèche, elle a été croisée par un chevalier qui l’a saluée.

« C’était Chérubin.

« Chérubin monte fort bien à cheval et se met à ravir.

« Il a remarqué une légère rougeur qui est montée au front de la belle marquise.

« Le jour suivant, le major Carden a présenté Chérubin chez la comtesse G…, une Anglaise de distinction chez laquelle la marquise va beaucoup et souvent seule.

« Précisément, ce soir-là, le banquier hollandais n’avait point accompagné sa femme, et, lorsqu’elle est entrée, le hasard a voulu que Chérubin fût mélancoliquement appuyé à la cheminée d’un premier salon encore désert.

« Il avait au front un nuage de tristesse du meilleur effet, et il a su pâlir à propos lorsque son regard et celui de la marquise, se sont rencontrés.

« Pourtant il a été strictement poli, et loin de se montrer empressé, il a paru au contraire désireux de se tenir à distance. Il n’a point fait danser la marquise, mais deux fois, celle-ci, en se retournant, a surpris les yeux de Chérubin attachés sur elle… »

– C’est très bien, dit le baronet. Le plus sûr moyen de réussir auprès des femmes et de tout espérer d’elles est de se poser en homme qui cherche à se soustraire à sa destinée fatale. Continue, mon neveu…

Rocambole reprit la lecture de ses notes hiéroglyphiques :

« Chérubin a remarqué un certain trouble chez la marquise. Elle est partie de bonne heure, vers minuit environ.

« Le lendemain, Chérubin s’est promené au Bois, aux Champs-Élysées et dans l’avenue Marly, de deux à quatre heures.

« Le temps était beau, mais il paraît que la marquise n’a point fait sa promenade habituelle. Le jour suivant, il n’a pas été plus heureux.

« La marquise est chez elle le samedi dans la journée.

« Le major Carden lui a fait une visite et l’a trouvée seule.

« La marquise paraissait souffrante ; elle avait les yeux battus.

« Cependant, elle a affecté beaucoup de gaieté et a causé un peu de toutes choses.

« Puis, sans affectation, de la façon la plus naturelle du monde, elle a demandé au major quel était ce jeune homme qu’il lui avait présenté et qu’elle avait revu chez la comtesse G…

« Le major a répondu que c’était M. Oscar de Verny, un parfait gentilhomme, mais triste, mélancolique, en proie, pensait-il, à quelque violent chagrin d’amour.

« Il a vu la marquise tressaillir légèrement, puis détourner la conversation et lui demander des nouvelles de la dernière représentation de l’Opéra… »

– Là s’arrêtent les notes du major et de Chérubin, acheva Rocambole.

– C’est peu, dit le baronet, mais enfin c’est un commencement.

– Ah ! dit Rocambole, les cinq millions de la fille de l’Inde ne seront pas aisés à gagner.

– On y arrivera cependant.

– La marquise est une forteresse de vertu…

– Oui, dit sir Williams ; mais Chérubin, comme la Turquoise, a le regard séduisant, et les femmes les plus sèches de cœur n’y résistent pas toujours. Mais passons à un autre.

Rocambole compulsa de nouveau ses papiers et lut :

« Dossier Malassis. »

– Ceci est la note de Venture, dit-il, et pour un intendant et un homme qui porte la livrée, il n’est pas précisément maladroit.

Et Rocambole lut :

« Madame Malassis est rentrée du bal dans la nuit du mercredi au jeudi.

« Peu d’instant après, elle a entendu des pas et a cru que c’était le vieux duc de Château-Mailly qui pénétrait chez elle à cette heure avancée.

« Mais au lieu du duc, elle a vu entrer M. Arthur Champi, le sixième Valet-de-Cœur.

« Elle a poussé de faibles cris, puis la porte s’est fermée et un profond silence a régné dans sa chambre.

« Que s’est-il passé entre elle et le jeune homme ? C’est ce que personne ne sait. Toujours est-il que, avant le jour, M. Champi est parti et que depuis il n’est pas revenu.

« Mais, chaque jour, madame Malassis sort vers deux heures et ne rentre qu’à quatre.

« Le jeudi matin, vers sept heures, comme il était à peine jour, le duc est venu. Il était horriblement pâle et défait, et l’on voyait au désordre de ses vêtements et de toute sa personne qu’il ne s’était pas couché de la nuit.

« Il est entré par la rue de la Pépinière. Madame était déjà sur pied et la femme de chambre achevait de faire ses malles.

« Madame paraissait fort agitée ; elle est devenue pâle, et n’a pu maîtriser son émotion en voyant entrer le duc.

« Elle craignait déjà de ne le point voir revenir. Cependant, elle a bien joué son rôle, elle a été digne, froide, sévère, elle a su pleurer à propos.

« Le duc s’est jeté à genoux, il a prié, supplié.

« Longtemps inflexible, madame Malassis a fini par céder ; elle a consenti à épouser le duc ; mais à la condition que le mariage se ferait sans pompe, la nuit, et qu’ils partiraient aussitôt pour l’Italie.

« Elle a exigé, en outre, que le duc ne remît pas les pieds chez elle avant la publication du premier ban.

« J’attends des ordres. »

– Voilà, dit sir Williams, une affaire qui va plus grand train que celle de la marquise. Elle va même un peu vite, et il faut trouver un moyen de l’enrayer un peu. La besogne du jeune comte de Château-Mailly n’est pas assez avancée. As-tu des nouvelles de la Fipart ?

– Oui, répondit Rocambole. Maman est venue ce soir vers neuf heures, et je me suis hâté de transcrire son petit rapport.

– Voyons ? interrompit sir Williams.

« La petite dame blonde, lut Rocambole, vient régulièrement tous les jours, vers deux heures, et s’installe chez le père Garin. Elle prend son ouvrage et se met à travailler.

« Léon Rolland vient tous les jours, sous le prétexte de savoir comment va le vieux bonhomme, mais il cause longtemps avec la petite dame.

« Hier, il a parlé de faire transporter le vieux dans une maison de santé.

« Aussitôt qu’il est parti, la petite dame s’en va se déshabiller dans le logement que je lui ai retenu, et m’envoie lui chercher une voiture.

« Depuis deux jours, M. Léon paraît tout soucieux, et sa voix tremble quand il me demande si mademoiselle Eugénie est avec son père.

« Hier, il est venu de meilleure heure. La petite dame n’était point arrivée encore. Je lui ai dit qu’elle était sortie. Il est devenu pâle, mais il est monté tout de même. »

– Voilà l’oiseau englué ! dit sir Williams.

Et il tira de sa poche un petit billet couvert d’une écriture mignonne qui trahissait une plume de femme.

C’était une lettre de Turquoise.

Elle était ainsi conçue.

« Mon cher protecteur,

« Je crois que la pauvre madame Cerise Rolland éprouvera des malheurs d’ici à peu.

« Son imbécile d’époux est décidément toqué. À chaque instant, il est sur le point de tomber à mes genoux, mais la présence de mon prétendu père est un obstacle.

« Faut-il le supprimer et envoyer décidément le bonhomme chez Dubois ?

« Je vous attends demain au rendez-vous convenu, pour savoir ce qu’il reste à faire.

« Votre petite biche aux yeux bleus. »

Sir Williams relut cette lettre. Puis il l’approcha de la bougie et la brûla.

– Ah çà ! mon oncle, dit Rocambole, voulez-vous me permettre une question ?

– Soit, fit sir Williams d’un signe de tête.

– Turquoise va être aimée de Rolland et de Fernand à la fois ?

– Sans doute.

– Pourquoi cette double corvée ? N’aurait-il pas mieux valu trouver deux femmes différentes ? C’eût été plus commode, il me semble…

Sir Williams haussa les épaules.

– Décidément, murmura-t-il, tu es moins fort que je ne pensais.

– Ah ! fit Rocambole froissé du ton dédaigneux de sir Williams.

– Comment ! reprit celui-ci, tu ne prévois donc pas le moment où ces deux hommes seront arrivés au paroxisme de la passion ?

– Eh bien ?

– Eh bien ! mais alors, dit sir Williams dont l’infernal sourire reparut dans sa splendeur fatale, nous arrangerons une petite scène où ils se rencontreront et s’égorgeront comme des garçons bouchers pris de vin.

– Oh ! fameux ! s’écria Rocambole, fameux !

Et il regarda sir Williams avec une admiration naïve.

– Mon oncle, murmura-t-il, le pâtissier finira par abdiquer en votre faveur, car, parole d’honneur ! vous êtes plus roué que lui.

– Merci, répondit sir Williams avec modestie.

Puis il repoussa la table chargée des débris de son souper, prit un cigare sur la cheminée, se rejeta au fond de son vaste fauteuil et s’enveloppa majestueusement dans un magnifique nuage de fumée bleue.

La méditation du baronet, que Rocambole n’osa troubler, du reste, dura environ dix minutes.

Tout à coup il releva la tête :

– Dis donc, fit-il, sais-tu quelle est la meilleure manière d’éprouver le cœur d’une femme ?

– Mais, dit Rocambole, je crois qu’il y en a plusieurs.

– Il en est une infaillible.

– Ah !

– La marquise commence peut-être à aimer Chérubin en secret…

– C’est probable, murmura Rocambole.

– Mais la marquise est vertueuse…

– Hélas !

– Et tant qu’une femme vertueuse n’a point trahi vis-à-vis d’elle-même, par une émotion quelconque, le secret de son cœur, ce cœur est une redoute imprenable.

– Vous avez grandement raison, mon oncle.

– Donc, reprit le baronet, il faut que la marquise s’avoue à elle-même, un jour, qu’elle aime Chérubin…

– Est-ce possible ?

– Tout l’est en ce monde.

– Je vous écoute, mon oncle.

– C’est après-demain jour d’Opéra.

– Oui, on donne les Huguenots.

– La marquise va à l’Opéra assez régulièrement.

– Presque toujours.

– Très bien. Alors, écoute-moi attentivement. Tu iras trouver Chérubin et tu lui diras : « Il est un certain coup d’épée dans le bras qui n’est jamais qu’une égratignure et qui, cependant, produit toujours un certain effet sur les femmes. Il faut que vous receviez ce coup d’épée de ma blanche main, et peut-être la marquise enverra chercher de vos nouvelles dès le lendemain du combat. »

– Diable, fit Rocambole, ceci est encore une assez belle idée, mon oncle.

– Attends donc… Tu enverras donc Chérubin à l’Opéra, et tu lui feras prendre un coupon de la loge voisine de celle de la marquise.

– Parfait !

– Ensuite tu t’arrangeras de façon, pendant que le rideau sera baissé, à lui chercher une querelle polie, courtoise, qui ne puisse s’arranger, et vous parlerez assez haut tous deux pour que la marquise ne puisse perdre un mot de l’entretien, de l’heure du combat, du choix des armes, du numéro de la rue qu’habite Chérubin…

– Très bien ! je comprends.

– En attendant, dit sir Williams, et dès demain matin, Chérubin ira louer un appartement qui se trouve vacant en ce moment rue de la Pépinière, numéro 40.

– De la maison de madame Malassis ?

– Précisément.

– Les fenêtres de cet appartement donnent sur le jardin. On peut les voir de celles de madame Malassis.

– Très bien ! très bien ! murmura Rocambole émerveillé.

– La marquise va quelquefois rendre visite à son amie. Eh bien, je gage que le jour même où la rencontre aura eu lieu, avant qu’il soit midi, la marquise sera chez madame Malassis. Venture nous tiendra au courant. Comment trouves-tu mon idée ?

– Splendide, mon oncle, et je vous jure qu’elle sera merveilleusement exécutée ; mais…

– Ah ! dit sir Williams en fronçant le sourcil, il y a un mais…

– Il y en a partout et toujours.

– Voyons le tien ?

– Si Chérubin n’allait pas vouloir…

– Vouloir quoi ?

– Recevoir le coup d’épée ?…

– Plaît-il ; fit sir Williams, es-tu fou, monsieur le vicomte ?

– Dame ! c’est peu agréable.

– Mon cher, dit froidement le baronet, quand un homme est à nous, il est bien à nous. S’il était nécessaire que maître Chérubin fît au club des Valets-de-Cœur le sacrifice de son nez et de ses deux oreilles, ce qui, j’en conviens, gâterait un peu sa jolie figure, je me chargerais fort tranquillement de l’opération.

– Je n’ai plus rien à objecter, dit Rocambole.

Le baronet se leva et boutonna cette longue redingote noire qui lui donnait la tournure d’un ecclésiastique, prit son chapeau à larges bords, ses gants de tricot, car il n’en portait plus d’autres depuis que, chez lui, le lion avait fait place à l’humble teneur de livres, et il tendit la main à Rocambole.

– Adieu, dit-il, à demain soir.

– Voulez-vous ma voiture ? demanda le vicomte suédois.

– Oui, jusqu’au bas de la rue Blanche.

Et, en effet, sir Williams s’en alla dans le coupé bas de Rocambole, qui s’arrêta, sur son ordre, à l’angle de la rue Blanche et de la rue Saint-Lazare, devant la boutique d’un pharmacien.

Puis il gravit à pied la première de ces deux rues et gagna la rue Moncey.

Sir Williams était un homme prudent ; il avait installé la Turquoise dans le petit hôtel de Baccarat, mais il en était demeuré le mystérieux propriétaire ; et comme il voulait se réserver le droit de pénétrer à toute heure chez la courtisane, il avait conservé une clef de la grille et une clef du corps de logis.

Il entra donc sans sonner, sans faire de bruit, sans éveiller personne, traversa le vestibule, monta lestement au premier étage, et frappa discrètement à la porte de la chambre à coucher, aux fenêtres de laquelle il avait aperçu de la lumière en traversant le jardin.

– Entrez, dit une voix de femme, celle de la blonde Jenny.

La Turquoise allait se mettre au lit, et elle était déjà vêtue de son costume de nuit.

– Ah ! c’est vous, dit-elle en voyant entrer sir Williams. J’avais le pressentiment que vous viendriez ce soir.

– Tu pourrais dire ce matin, il est trois heures.

– Soit. Me permettrez-vous de me coucher ?

– Je n’y vois point d’obstacle.

La Turquoise se glissa comme une anguille sous ses draps, posa sa belle tête et sa forêt de tresses blondes sur l’oreiller, arrondit ses bras nus autour de sa tête et regarda sir Williams.

– Mon cher sultan, dit-elle, je suis à présent votre esclave soumise et suis prête à vous obéir.

– Alors, écoute-moi bien, petite, dit sir Williams d’un ton paternel.

Et il s’assit sur le pied du lit, et il se prit à caresser de sa main la main blanche et mignonne de sa jolie hôtesse.

– Demain, dit-il, tu iras rue de Charonne dans la matinée, tu mettras ton prétendu père dans une voiture, et tu le conduiras à la maison de santé Dubois, dans le faubourg Saint-Denis.

– Ah ! enfin… dit Turquoise, dont l’œil bleu étincela de perversité.

– Le reste te regarde, acheva sir Williams avec flegme.

– Et… Fernand ? demanda-t-elle.

– Oh ! pas encore… pas encore… Diable ! il faut de la patience, ma fille, quand on veut plumer douze millions…

– J’en aurai, murmura la courtisane ; mais je vous jure bien que si Fernand revient ici, il y laissera son dernier louis.

– Et l’honneur de sa femme, ajouta le baronet d’un ton fort calme.

– Amen ! acheva la Turquoise.

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