Il y eut comme un moment de silence entre madame Charmet et le vicomte Andréa.
– Monsieur le vicomte, dit enfin Baccarat, avez-vous découvert quelque chose ?
– Relativement aux Valets-de-Cœur ?
– Précisément.
– Je crois tenir un des fils de l’intrigue, répondit-il avec calme, d’une voix nette, bien accentuée, et qui emportait la conviction.
– Ah ! dit Baccarat, voyons ?
– D’abord, poursuivit le vicomte, je dois vous dire que mon sentiment sur cette association est qu’elle se compose d’autant de dames que de valets.
– Vous croyez ?
– La première note de la police d’Armand définissait mal cette mystérieuse institution. L’association des Valets-de-Cœur a pris naissance dans le quartier Bréda, entre quelques femmes bien lancées et quelques Arthur intelligents, – ce qui est rare parmi les Arthur. – D’abord, l’unique but de ce compagnonnage des deux sexes a été le commerce des lettres d’amour – un commerce vieux comme le monde – ce qui prouve que, de tout temps, les femmes ont eu la rage d’écrire, et les hommes, la bêtise de leur répondre.
– C’est vrai, murmura Baccarat, qui jeta malgré elle un regard dans le passé, et se souvint de la lettre que lui avait dictée ce même homme vertueux et repentant à cette heure, et que le Beaupréau avait laissée traîner sur le tapis de son salon.
– Puis, à ce commerce, poursuivit Andréa, l’association a ajouté diverses branches d’industrie. Ainsi, par exemple, un Arthur se fait présenter dans le monde par un mari fourvoyé dans Bréda-street, y fait valoir sa jolie figure, plaît à quelque femme de quarante ans qui le prend au sérieux ; et comme le mari de cette dame soupire précisément à la même heure aux genoux de la lorette de ce même Arthur, voilà un ménage, une famille tout entière qui se trouve à la merci d’un drôle et de sa maîtresse.
– Mais enfin, dit madame Charmet, cette association a un chef ?
– Oui, une femme.
– Quelle est-elle ?
– Écoutez, dit le vicomte d’un air confidentiel, avant d’aller plus loin, laissez-moi vous apprendre un malheur… car c’est pour cela que je viens…
Baccarat tressaillit ; mais son visage était dans l’ombre, et il fut impossible au vicomte de saisir la moindre altération dans ses traits.
– Je veux vous parler, continua-t-il avec une sorte d’émotion, d’un homme que nous devons aimer, vous et moi, car nous avons été bien coupables… envers lui.
Ce fut une maladresse du vicomte de faire précéder de cet exorde la révélation qu’il apportait, car il donna le temps à Baccarat de se tenir sur ses gardes ; et bien qu’elle eût éprouvé un saisissement subit, un serrement de cœur instantané, en devinant qu’il allait être question de Fernand, elle eut la force de se contenir, de se raidir contre tout événement, et sa voix demeura calme.
– Ah ! dit-elle, serait-ce de M. Rocher qu’il s’agit ?
– Hélas !… soupira hypocritement Andréa.
– Mon Dieu ! qu’allez-vous me dire ?… Est-il malade ?… mourant ?… mort ?…
– Il est aux mains de cette association dont nous parlions tout à l’heure.
– C’est impossible, dit Baccarat, M. Rocher aime sa femme…
– Il l’aimait, du moins.
Si forte qu’elle fut, Baccarat eut un éblouissement, une horrible angoisse l’étreignit.
– Écoutez, madame, poursuivit le vicomte d’un ton si naturel, si tristement convaincu, qu’il devait l’avoir étudié longtemps à l’avance, M. Rocher a une maîtresse…
Ces mots furent comme un coup de foudre tombant sur Baccarat, et il s’éleva au fond de son âme quelque chose qui ressemblait à un ouragan, à une tempête qui se déchaîne tout à coup en pleine nuit et soulève précipitamment les flots de la mer, tout à l’heure calmes et unis.
Le cœur humain renferme d’impénétrables mystères : Baccarat, devenue madame Charmet, Baccarat ayant renoncé pour jamais à Fernand, se réveillait tout à coup telle qu’elle était avant sa conversion, pleine de fougue et de passion, jalouse et prête à faire la guerre à une rivale heureuse. Elle s’était inclinée devant la femme légitime, devant l’amour chaste et pur ; elle s’était retirée à l’écart dans l’ombre, comme le pécheur indigne qui n’ose franchir le seuil du temple ; le bonheur de Fernand, son amour pour Hermine semblaient lui défendre d’approcher. Mais voici que, tout à coup, on venait lui dire : Fernand a une maîtresse ! c’est-à-dire : cet homme que vous avez tant aimé, pour lequel vous êtes devenue criminelle, cet homme pour qui vous fussiez morte en souriant, ne vous a dédaignée que pour se donner à quelque femme indigne de lui, quelque chose comme une de vos pareilles d’autrefois… Et le lion dompté rentrait en fureur ; ce cœur, résigné à l’oubli, se reprenait à battre ; Baccarat redevenait jalouse, sinon pour elle, au moins pour Hermine.
– Oui, répéta Andréa, Fernand Rocher a une maîtresse, une fille entretenue qu’on nomme la Turquoise, et, chose singulière ! cette fille habite précisément votre ancien hôtel, rue Moncey.
Cette révélation fut le dernier coup porté au sang-froid de Baccarat. Elle étouffa un cri, elle devint horriblement blême… elle se sentit défaillir.
Le vicomte tenait les yeux baissés, il avait l’attitude d’un homme qui souffre. Et cependant le bourreau tressaillit au dedans de lui d’une joie suprême et cruelle ; au silence que garda tout à coup la pauvre femme, le tourmenteur comprit combien sa vengeance était complète dès la première heure. Le supplice de Baccarat commençait.
Alors le vicomte entra dans les détails les plus minutieux, racontant à sa manière comment, à la suite du coup d’épée reçu à l’issue du bal du marquis Van-Hop, Fernand avait été transporté évanoui chez la maîtresse de son adversaire, la folle passion qui en était résultée, son retour au domicile conjugal, puis son nouveau et brusque départ.
Baccarat l’écouta jusqu’au bout, sans dire un mot, sans faire un geste. Elle avait puisé dans sa douleur une force morale extraordinaire, et quand il eut terminé son récit, elle se leva à demi, comme si elle eût voulu braver la clarté de la lampe et montrer son visage, redevenu calme, impassible, muet, à sir Williams.
Tout autre que ce dernier se fût dit, à l’aspect de cette tranquillité : « Elle ne l’aime plus… peu lui importe ! » Mais lui, l’homme dont le regard fouillait les plus intimes pensées, il se contenta de s’avouer que Baccarat était plus forte qu’il ne l’aurait jamais cru, et sa défiance s’en trouva éveillée.
– Eh bien, dit Baccarat, dont la voix ne se trouva pas plus altérée que son visage, quel rapport cela peut-il avoir avec les Valets-de-Cœur ?
– Vous allez le savoir, madame. Figurez-vous qu’un de mes agents a trouvé le billet que voici, sans signature et décacheté. Ce billet était dans la poche d’une robe pendue à l’étalage d’une marchande à la toilette…
Andréa tendit à madame Charmet le billet, ainsi conçu :
« Ma chère petite, Arthur a négocié tes deux lettres. Sa femme ne peut donner que six mille francs, et encore a-t-elle accroché chez ma tante pas mal de breloques. Mais elle promet de laisser son mari retourner chez toi. Tu te rattraperas de ce côté. J’ai donc mille écus à ta disposition. Le reste appartient à la caisse. »
– Ce billet est sans signature, observa le vicomte, mais voyez-vous dans le coin ce V majuscule, et, auprès, ce cœur tracé d’un coup de plume ?
– Je les vois, dit Baccarat.
– Maintenant, poursuivit-il, regardez cet autre billet qui est exactement de la même écriture.
Et il remit à la jeune femme la lettre écrite par Turquoise à Hermine, et au bas de laquelle Fernand avait écrit son nom.
– Vous le voyez, dit-il, il n’y a pas un doute à avoir, Fernand est tombé dans les mains de cette association. Il est trop riche pour qu’elle puisse le ruiner, mais elle peut tuer sa pauvre femme, qui est au désespoir depuis quelques jours.
Baccarat écoutait pensive, et comme si elle eût prêté à la fois l’oreille à la voix du vicomte et à une voix intérieure qui s’élevait au fond de son âme. Elle avait repris sa place au coin de la cheminée, dans la pénombre projetée par la pendule, et son œil ardent étudiait toujours le visage humble et triste d’Andréa.
– Monsieur le vicomte, dit-elle tout à coup, savez-vous que ce que vous m’apprenez là est d’autant plus effrayant que ma sœur sort d’ici tout en larmes ?
« Oui, reprit-elle, il paraît que, depuis quelques jours, ma pauvre sœur a le même sort que madame Rocher. Son mari, jusqu’ici honnête, laborieux, rangé, plein d’adoration pour elle, se dérange depuis une semaine ou deux… Lui aussi, paraît-il, a une maîtresse…
Et, en parlant ainsi, Baccarat, toujours dans l’ombre, attachait un regard investigateur sur Andréa.
– Il est certain, répondit celui-ci, qu’il y a là une coïncidence extraordinaire.
– Monsieur le vicomte, interrompit brusquement Baccarat, vous me pardonnerez, n’est-ce pas ? mais j’ai eu tout à l’heure un affreux soupçon.
Il la regarda et ne parut pas comprendre.
– Tenez, continua-t-elle, de vous à moi on peut tout se dire ?
– Hélas ! soupira-t-il, nous avons fait partie, l’un et l’autre, des brebis galeuses.
– Puisque vous en convenez, mon aveu me pèsera moins, poursuivit-elle avec tristesse. Je me suis imaginé un moment, en entendant pleurer ma sœur, en écoutant le récit du malheur qui frappe madame Rocher… j’ai cru voir dans ce rapprochement… dans cette coïncidence… quelque chose comme une main invisible armée pour la vengeance.
– Continuez, dit tranquillement Andréa, voyant que Baccarat hésitait.
– Eh bien, – et son œil était rivé au front impassible du vicomte, – eh bien, j’ai cru un moment que vous, touché par le repentir, touché par la grâce divine, vous dont la vie est une longue expiation… vous étiez ce bras armé dans l’ombre, cette main haineuse et vengeresse…
Baccarat s’arrêta.
Le vicomte Andréa gardait le silence, et ses yeux étaient baissés ; cependant son visage exprimait une sorte de joie douloureuse.
– Tenez, dit-il enfin en prenant la main de Baccarat et la portant à ses lèvres, laissez-moi baiser la main qui me châtie… En doutant de mon repentir, vous m’avez fait comprendre que Dieu ne m’avait point pardonné encore.
Et il dédaigna de protester, de s’indigner des soupçons de la jeune femme ; il se contenta de pousser un humble soupir, et ce maintien, cette conduite touchèrent plus Baccarat que des dénégations formelles.
– Pardonnez-moi, lui dit-elle, j’ai été folle et me suis trop souvenue du baronet sir Williams.
Pourtant, quand le soupçon est une fois entré au cœur d’une femme, il est si difficile de l’en extirper, que Baccarat se contenta de douter. Mais une circonstance imprévue, indépendante de la volonté d’Andréa, un de ces événements minimes en apparence et qui, quelquefois, ont la fulgurante puissance de l’éclair, vint presque aussitôt changer ses soupçons en certitude.
– Madame, dit le vicomte, mon frère Armand vous attend ce soir à l’hôtel de Kergaz, y viendrez-vous ?
– Oui, monsieur, à quelle heure ?
– À dix heures, répondit Andréa.
Il se leva, reprit son chapeau et la salua avec son humilité habituelle, cette humilité qui, chez lui, semblait être la livrée éternelle du repentir.
Elle lui tendit la main.
– Vous me pardonnez, n’est-ce pas ?
– Plût au ciel, murmura-t-il avec un sourire triste, que Dieu m’eût pardonné comme je vous pardonne !… Adieu, madame, et priez pour moi, vous qui déjà êtes pardonnée… Les prières du repentir sont les meilleures aux yeux du Christ.
Mais au moment où il allait franchir le seuil du salon, tandis que, la lampe à la main, madame Charmet le reconduisait et ouvrait la porte, la petite juive entra toute joyeuse, en disant : – Ah ! ma belle madame, que je suis heureuse et que je vous aime !… Si vous saviez les belles choses qu’on vient de m’acheter !…
Les yeux du vicomte tombèrent sur l’enfant, sur cette tête charmante au regard voilé un peu sombre, sur ces lèvres qui appelaient le baiser, sur ces joues que colorait le sang oriental, sur ce front large, uni, doré aux chaudes haleines des vents du désert…
Et comme il ne s’attendait point à cette rencontre, comme il est toujours une heure où l’homme le plus sûr et le plus maître de soi s’oublie l’espace d’une seconde, le vicomte s’oublia. Il oublia que l’œil de Baccarat ne le quittait pas, il oublia son rôle de saint homme, de pécheur repenti qui n’aspire plus qu’au ciel, et il laissa tomber un regard de convoitise et d’admiration sur la petite juive. Ce regard, rapide comme l’éclair et éteint aussitôt, fut surpris au passage. Dans la façon dont il avait envisagé l’enfant, il y avait tout à la fois le coup d’œil du maquignon qui juge un cheval, du débauché qui rêve quelque volupté inouïe, et le regard ardent, passionné, de l’ange du mal voyant un ange du ciel et songeant tout d’abord à le corrompre et à le séduire.
Ce fut une révélation pour Baccarat.
Il s’en alla sans deviner qu’il s’était trahi ; mais à peine la porte de la rue s’était-elle refermée sur lui, que la jeune femme ne put contenir plus longtemps l’impassibilité de son visage :
– Ah ! dit-elle, cet homme est un traître ! sir Williams a fait peau neuve, voilà tout ! L’âme est demeurée la même.
– Madame, murmura en même temps la petite juive, quel est ce monsieur ? Ah ! il vient de me regarder comme me regardait ce vieux père qui voulait toujours m’embrasser !
– La vérité sort de la bouche des enfants ! pensa Baccarat.
Pendant quelques minutes, la pauvre femme, dont l’infernal Andréa avait tout à l’heure brisé le cœur, demeura pensive, absorbée et comme fléchissant sous le poids de la douleur ; mais Baccarat était une de ces natures énergiques, faites pour la lutte, et maintenant elle était convaincue que la guerre existait, qu’elle existait sourde, invisible, mais terrible, inexorable, sans pitié pour les vaincus. Elle devinait déjà ce travail colossal et souterrain de sir Williams, cet échafaudage hardi, élevé par lui sur son prétendu repentir, sur cette confiance absolue, universelle qu’il avait su inspirer, et elle comprit qu’elle seule peut-être pourrait lutter contre cet homme une fois vaincu, il est vrai, mais qui apportait à cette seconde guerre les coûteuses leçons d’expérience qu’avait reçues son génie infernal.
– Mon Dieu ! pensa-t-elle, pourvu que M. de Kergaz consente à se laisser dessiller les yeux.
Elle passa dans son cabinet de travail et écrivit un mot au comte :
« Monsieur le comte, disait-elle, je me fie à votre honneur, à votre loyauté, à votre discrétion surtout. Jetez au feu mon billet aussitôt que vous l’aurez lu, et surtout que ni madame de Kergaz, ni M. le vicomte Andréa ne sachent que je vous ai écrit. Vous m’avez donné rendez-vous pour dix heures, recevez-moi à huit. J’entrerai par la petite porte de la rue des Lions-Saint-Paul et gagnerai le petit salon du jardin. J’ai à vous communiquer des choses que vous seul au monde devez savoir.
« J’ai foi en vous.
« Louise Charmet. »
Elle cacheta ce billet, déguisa son écriture en écrivant l’adresse, sonna et envoya chercher un commissionnaire de coin de rue :
– Vous allez vous rendre, lui dit-elle, rue Culture-Sainte-Catherine, à l’hôtel de Kergaz ; vous demanderez à voir M. le comte, à le voir en particulier, et vous lui remettrez ce billet quand vous vous trouverez seul avec lui. Si le comte est absent, vous reviendrez sans laisser le billet.
Le commissionnaire partit et revint une heure après avec un mot du comte :
« Je vous attends, disait Armand. J’étais seul quand on m’a apporté votre lettre, je l’ai brûlée aussitôt. »
Madame Charmet prit, à la hâte, quelque nourriture, recommanda la petite juive à sa vieille servante, et sortit, le visage couvert d’un voile épais, sa taille élégante modestement dissimulée sous l’ampleur d’une grande pelisse noire. Sir Williams, lui-même, ne l’eût pas reconnue.
Vingt minutes après, elle frappait à la porte des jardins de l’hôtel. C’était par là que, souvent passaient les pauvres honteux, les grandes infortunes voilées qui s’adressaient à Armand comme à la Providence elle-même, et qui ne voulaient point rougir devant sa livrée. Un domestique vieux, discret, avait été chargé par M. de Kergaz de veiller chaque soir à cette porte, d’introduire silencieusement ces silencieux visiteurs, et de les faire attendre dans un pavillon situé au fond du jardin. Puis il allait prévenir son maître qui descendait aussitôt.
Baccarat put donc pénétrer dans l’hôtel sans avoir été vue, et demeurer rassurée que le vicomte Andréa ignorerait toujours cette démarche, si Armand lui gardait le secret. Ce petit salon d’attente, destiné aux envoyés de l’infortune, témoignait par sa disposition des exquises délicatesses de ce noble cœur qu’on nommait Armand de Kergaz.
Le pavillon était perdu sous un massif de grands arbres, qui étaient reliés à la porte de la rue des Lions-Saint-Paul par une épaisse charmille.
On entrait par un couloir obscur et qui, le soir, demeurait plongé dans les ténèbres. Le vieux valet prenait le visiteur par la main, le conduisait, lui montrait dans l’éloignement une faible clarté, et lui disait en le quittant : « Allez toujours droit devant vous ; vous rencontrerez un petit salon et vous y attendrez M. le comte. »
Ce salon dans lequel le visiteur pénétrait était à peine éclairé par une lampe à globe dépoli, recouvert lui-même d’un abat-jour.
Si le visiteur était une femme et qu’elle eût un voile aussi épais que Baccarat, le comte lui-même ne pouvait voir son visage. Ce fut donc là qu’entra Baccarat, que le vieux serviteur prit sans doute pour quelque mendiante du monde décent.
Baccarat se laissa tomber sur un siège, ne releva point son voile et attendit. Elle attendit plus de vingt minutes, et ce retard qu’apportait Armand à se rendre au rendez-vous qu’elle lui avait donné commença à lui laisser soupçonner un événement imprévu. Elle craignit même, un moment, quelque fâcheuse intervention de sir Williams. Cependant, Baccarat avait résolument pris son parti ; elle était décidée à s’ouvrir tout entière à M. de Kergaz, à lui parler avec cette éloquence qui entraîne la conviction, à lui arracher le bandeau, son cœur dût-il saigner… En imposant silence à sa propre émotion, essayant de bannir un moment de son âme et de son esprit le souvenir de Fernand, qu’avaient réveillé les cruelles confidences de sir Williams, elle pesa, par avance, chacune de ses paroles, chacun de ses gestes… Elle voulait convaincre le comte, à qui, malheureusement, elle n’apportait aucune preuve matérielle ni morale de l’hypocrisie de son frère.
Enfin un pas léger, rapide, cria sur le sable du jardin, puis se fit entendre dans le couloir, et le comte apparut sur le seuil du petit salon.
La porte fermée, Baccarat releva son voile.
– Bonjour, chère enfant, lui dit le comte en allant vers elle, comment vous trouvez-vous ?
– Bien, monsieur le comte, répondit Baccarat, qui s’aperçut alors, malgré le peu de lumière qui régnait dans la pièce, que M. de Kergaz était fort pâle et visiblement ému.
– Mon Dieu ! lui dit-elle avec effroi, qu’avez-vous donc, monsieur le comte ? Et que vous est-il arrivé ?
– Ah ! murmura le comte d’une voix altérée, je suis encore sous le coup d’une révélation affreuse. Mon frère Andréa…
Il s’arrêta, car la voix lui manquait.
Et Baccarat eut un frisson d’espoir… et elle pensa qu’un événement imprévu avait déjà éclairé le comte et qu’il tenait sir Williams pour un misérable.