XXVIII

Un soir, madame Charmet rentra chez elle vers cinq heures et descendit de son modeste fiacre, en tenant par la main une jolie petite fille de quatorze à quinze ans.

La vierge folle repentie, la femme qui s’était nommée la Baccarat, avait beaucoup couru toute la journée ; infatigable dans l’accomplissement de son œuvre, la dame de charité arrachait chaque jour une pauvre enfant au vice et la ramenait dans le droit chemin.

Ce jour-là, elle avait sauvé une famille tout entière, ou plutôt trois orphelines, trois sœurs que l’oisiveté et le vice allaient prendre au moment où elle était intervenue comme un pieux agent de la Providence. L’aînée, qui avait vingt ans, avait été placée, en qualité de femme de chambre, dans une famille anglaise ; la seconde, qui en avait dix-sept, était entrée dans un magasin de soieries comme demoiselle interne. Quant à la troisième, qui touchait à sa quinzième année, et qu’un mercier débauché, Géronte au petit pied, Richelieu de boutique, essayait de séduire, Baccarat s’en était chargée provisoirement.

Baccarat conduisit la jeune fille dans ce grand et triste salon, aux boiseries noires, qui était la pièce de réception du petit hôtel de la rue de Buci ; elle s’assit un moment auprès du feu avec elle, et lui dit en la baisant au front :

– Ne t’ennuieras-tu pas trop avec moi, mon enfant ?

– Oh ! non, madame, répondit la petite juive, car elle et ses sœurs étaient de pauvres israélites que Baccarat avait trouvées, grelottant de froid, mourant de faim et prêtes à suivre celui qui les aurait voulu emmener, dans un misérable grenier de la rue de la Verrerie.

Et elle ajouta avec une naïve admiration :

– Vous êtes si belle, madame… et puis si bonne… et c’est si beau, ici !

L’enfant n’avait jamais vu un luxe pareil à celui qui l’environnait, c’est-à-dire que cette maison triste et sombre, ce salon à l’aspect monastique lui apparaissaient comme un palais de roi.

La jeune fille avait quinze ans, mais elle était si petite, si frêle, qu’on lui en eût à peine donné douze. Elle avait ces grands yeux noirs qui brillent d’une lueur profonde et comme inspirée, ce teint d’un brun doré qui semble rappeler les chauds rayons du soleil d’Orient, ces lèvres couleur de carmin, ces dents blanches et ces cheveux plus noirs que l’aile du corbeau, signes caractéristiques de sa race, dont elle paraissait résumer le type le plus pur. Ses pieds et ses mains d’enfant étaient d’une forme admirable, son bras nu, du galbe le plus pur. Elle se nommait Lia, comme la seconde femme de Jacob.

Baccarat s’était sentie entraînée vers ce charmant petit être, et l’austère femme, la pénitente qui avait renoncé aux joies de cette terre pour ne songer qu’à Dieu, Baccarat avait eu, à sa vue, comme une pensée mondaine ; elle avait songé à adopter cette enfant, à la prendre avec elle, à en faire sa compagne…

Puis, elle avait une arrière-pensée, celle de l’instruire dans le dogme catholique et de lui faire abjurer sa religion. Elle avait donc donné à choisir à l’enfant : ou entrer dans un atelier, ou demeurer avec elle, et la petite juive n’avait point hésité ; – elle avait suivi sa bienfaitrice, – elle arrivait avec elle, pour la première fois, dans la maison de la rue de Buci.

Baccarat lui fit chauffer les pieds, lui prit ses petites mains dans les siennes, et la conduisit tout doucement dans la pièce voisine :

– Je vais te montrer ta chambre, mon enfant, c’est là que tu coucheras… tout près de moi.

Elle poussa une porte qui donnait dans le salon, et l’introduisit dans une petite chambrette garnie d’un lit en fer, d’une table, de deux chaises, avec des rideaux blancs au lit et à la croisée.

L’enfant était ravie.

– Je t’apprendrai à lire et à écrire, continua la dame de charité, ensuite je te ferai coudre et broder…

– Tout ce que vous voudrez, ma belle madame, répondit la petite juive ; je ferai tout ce qui vous plaira… Vous avez l’air si bon !

Baccarat allait embrasser l’enfant pour la remercier de cette réponse, lorsqu’elle entendit un coup de cloche dans la cour.

Ordinairement, les quelques personnes qui visitaient madame Charmet, telles que des prêtres, de vieilles dames patronnesses et un des administrateurs des hospices, ne se présentaient jamais passé cinq heures dans la rue de Buci. Ce ne pouvait donc être qu’une visite inaccoutumée, insolite, et ayant un but des plus sérieux ; du moins elle le pensa.

À tout hasard, madame Charmet sonna et remit l’enfant à la vieille servante.

– Va te chauffer à la cuisine, ma petite, dit-elle, tu ne travailleras que demain. Geneviève te conduira tout à l’heure dans un magasin et t’achètera du linge et des vêtements.

Au moment où la jeune fille sortait du salon avec Geneviève par une porte dérobée qui conduisait aux offices, l’unique domestique mâle de la maison introduisit une femme par la grande porte.

Cette femme, c’était Cerise.

Madame Rolland venait rarement voir sa sœur, malgré l’affection qui les unissait. Dans la journée, Baccarat était presque toujours hors de chez elle, et, le soir, Cerise demeurait avec son mari, auquel elle faisait oublier, par ses soins et sa gentillesse, les fatigues de sa rude journée de travail.

Quand les deux sœurs se voyaient, c’était presque toujours chez la cadette. Baccarat avait souvent des jeunes filles à recommander à sa sœur, de pauvres ouvrières sans travail, quelquefois un père de famille dont le salaire était insuffisant, et que Léon prenait dans son atelier. Grande fut donc la surprise de la sœur aînée, en voyant arriver sa cadette chez elle à cette heure crépusculaire ; mais sa surprise se changea subitement en inquiétude lorsqu’elle l’eut envisagée.

Cerise était méconnaissable. Ce n’était plus la fraîche et belle jeune femme dont le visage rayonnait d’un calme bonheur, dont le sourire trahissait les joies multiples de l’épouse aimée et de la mère heureuse et pleine d’un noble orgueil… Cerise était pâle, amaigrie, ses yeux étaient cernés d’un cercle de bistre, ses lèvres avaient une pâleur bleuâtre, son regard était morne, tous ses mouvements semblaient révéler la souffrance… Elle se jeta dans les bras de sa sœur, et lui dit d’une voix brisée :

– Je viens à toi, car je souffre mille tortures depuis huit jours, et n’ose et ne veux me confier qu’à toi…

– Tu souffres ! s’écria Baccarat avec un subit élan de tendresse qui sembla revêtir une nuance maternelle ; tu souffres, ma petite sœur bien-aimée, tu souffres depuis huit jours, et je l’ignorais !

Elle la couvrit de baisers, prenant ses mains dans les siennes, ainsi qu’aurait fait une mère ; puis, l’entraînant vers la cheminée, elle s’assit et la prit sur ses genoux…

– Voyons, lui dit-elle, qu’as-tu ? pourquoi souffres-tu ?

Cerise appuya la main sur son cœur et fondit silencieusement en larmes.

– Mon Dieu ! murmura Baccarat, ton enfant…

– Oh ! il va bien, répondit la jeune femme d’une voix étouffée.

– Ton mari ?…

Cette fois, Cerise se tut, mais ses larmes coulèrent plus abondamment.

– Léon est malade ?… interrogea Baccarat.

– Non… oh ! non…

Et Cerise sanglota.

Baccarat devina vaguement quelque scène d’intérieur, quelque querelle domestique, et la pieuse femme, la pécheresse repentie, qui n’avait plus ni passions, ni colères, sentit tout à coup qu’il restait encore au fond de ses veines quelques gouttes du sang impétueux de la courtisane ; elle eut un cri qui ressembla à un rugissement de la lionne blessée.

– Ah ! dit-elle, si Léon s’était permis de faire la moindre peine à ma petite Cerise, foi de Baccarat ! il ne serait châtié que de ma main.

Et elle eut un regard étincelant comme un éclair et qui rappelait cette femme énergique et hardie qui, un soir, dans la maison de fous, appuya la pointe d’un poignard sur la gorge de Fanny, renversée et captive sous son genou vigoureux.

– Ah ! dit Cerise, il est plus malheureux que coupable… pardonne-lui… il est fou…

Alors, comprimant ses sanglots, essuyant ses larmes, la pauvre jeune femme raconta à sa sœur quel affreux changement s’était opéré dans sa vie depuis quelques jours. Léon ne l’aimait plus. Léon était infidèle et comme en proie à une folie étrange.

Aux heures solennelles, la femme la plus simple, la plus dépourvue d’imagination, puise au fond de son cœur une poésie grandiose et sublime, une éloquence poignante, un art de dire qui emprunte à la douleur une élégance de forme et de langage inusitée. Cerise dépeignit avec une chaleur d’expressions, une poésie simple et touchante, une élévation sublime de pensées, l’histoire de ces quelques jours qui avaient suffi pour changer son bonheur en torture et sa joie en deuil… Elle raconta à sa sœur comment, pris tout à coup de tristesses mortelles, devenu sombre et taciturne, lui toujours souriant et plein de franchise, son mari avait fini par se montrer brusque, chagrin, brutal, par fuir la maison conjugale, négliger le travail, l’atelier, et se faire, au-dehors, une existence mystérieuse et coupable… Depuis huit jours, Léon fuyait son atelier, ses ouvriers, sa femme, pour vivre on ne savait où. À peine s’occupait-il de ses affaires, à peine se montrait-il aux heures des repas. Il avait pris Cerise en aversion, il brusquait sa mère, s’échappait comme un criminel chaque soir, et ne rentrait que bien avant dans la nuit… Sa vie paraissait être un enfer ; la nuit, Cerise l’entendait prononcer un nom de femme dans ses rêves, un nom, hélas ! qui n’était pas le sien.

Elle dit tout cela à sa sœur, entremêlant son récit de ses larmes et lui disant qu’elle voulait mourir.

– Mourir ! s’écria Baccarat, mourir ! toi, mon enfant, toi, belle et vertueuse comme les anges ! Ah ! dussé-je redevenir la femme d’autrefois, dussé-je le suivre pas à pas, jour par jour, heure par heure, jusqu’à ce que j’aie découvert l’indigne créature qui t’a pris ton mari, je te le rendrai !

Et Baccarat pressa de nouveau Cerise sur son cœur, essuya ses larmes avec ses baisers, lui fit mille promesses, lui jurant qu’elle lui rendrait l’affection de son époux, qu’elle le ferait rougir de son odieuse conduite et le ramènerait à ses genoux, repentant et plus épris.

– Tiens, lui dit-elle tout à coup, veux-tu rester avec moi ? Jusque-là veux-tu partager ma vie ? Je t’aimerai tant, moi, petite sœur chérie, que tu ne pleureras plus, que tu seras presque heureuse !…

Et Baccarat lui souriait comme une mère à son fils, cherchant à lui faire reprendre courage.

– Et mon enfant ! s’écria Cerise, chez laquelle l’instinct maternel se réveilla puissant et vivace.

– Eh bien, va chercher ton enfant.

– Oh ! dit-elle, non, car il l’aime encore, lui, il l’embrasse chaque jour… il ne vient plus à la maison que pour lui. Et elle ajouta avec un sentiment de terreur profonde : – Il me tuerait, si j’emportais son enfant…

– Eh bien, va, dit Baccarat, rentre chez toi ; j’irai te voir, ce soir même, à neuf heures.

Baccarat souffrait de voir sa pauvre Cerise brisée et abattue ; mais, au milieu de sa nouvelle et pieuse vie, elle n’avait point oublié les agitations de sa première existence, et elle avait conservé cette connaissance profonde du cœur humain et des passions, si vite et si chèrement acquise par les vierges folles. Elle avait vu bien des femmes abandonnées et trahies, mais elle savait par expérience qu’il n’est chez l’homme qu’un seul amour qui survive à tous les autres, qui ait le magique pouvoir de renaître, comme le phénix, de sa propre cendre, et sur lequel il suffit d’un souffle pour le ranimer plus ardent et plus vivace. Elle savait que si l’homme aime souvent et change souvent d’idole, il ne conserve qu’un seul amour réel et sérieux au fond de son âme, il n’aime qu’une fois. Et Baccarat se souvenait combien Léon avait aimé sa sœur, et d’avance elle était assurée du succès ; elle ne doutait pas un moment qu’elle ne le ramenât pour toujours à sa femme. Ce n’était, à ses yeux, qu’une affaire de temps ; mais il semblait que, ce soir-là, le hasard voulût donner un formel démenti aux convictions de Baccarat.

Tandis que Cerise se levait pour sortir, la cloche de la porte d’entrée se fit entendre de nouveau, et les deux sœurs tressaillirent.

Bientôt après, on annonça :

– Monsieur Andréa !

À ce nom, Baccarat tressaillit et Cerise devint subitement toute pâle.

Jamais, en dépit de son repentir et de la croyance où elle était que le frère d’Armand de Kergaz était devenu un saint homme, Cerise ne se rencontrait avec lui sans éprouver un premier mouvement d’effroi. Elle le vit entrer, et, involontairement, elle fit un pas en arrière. Pourtant le vicomte n’avait plus rien en lui-même du trop célèbre baronet Williams. Il était voûté, vieilli, courbé ; il portait sur son visage les traces indélébiles de la souffrance et peut-être du remords. Le baronet sir Williams n’était plus, hélas ! un objet de terreur, mais bien plutôt un objet de pitié.

– Ma chère dame, dit-il en saluant Cerise humblement, comme saluent ceux qui ont des torts graves à se faire pardonner, et s’adressant à Baccarat, pardonnez-moi de venir aussi tard, mais Armand a tenu à ce que je vous voie ce soir même. J’ai d’importantes choses à vous communiquer.

– Asseyez-vous, monsieur le vicomte, répondit Baccarat, je reconduis ma sœur et suis à vous…

Andréa s’approcha de la cheminée, demeura debout, son chapeau à la main, exposant ses pieds, couverts d’une grossière chaussure, à la flamme du foyer.

Cerise sortit, reconduite par Baccarat.

Elle s’en serait allée un peu calmée, une minute auparavant, ayant au cœur un vague espoir que les consolations et les promesses de Baccarat y avaient allumé ; mais il avait suffi du nom, de la vue, du son de la voix du vicomte Andréa, pour faire naître en son cœur un trouble subit et inexprimable. Elle s’était reprise à trembler, et se sentit froid au cœur au moment où elle franchissait le seuil du salon dont Baccarat ferma la porte sur elle. Soudain, et tandis qu’elles traversaient le vaste et sombre vestibule de la maison, Cerise saisit vivement le bras de sa sœur :

– Ah ! dit-elle, quelle étrange et terrible idée !

– Qu’as-tu ? exclama Baccarat inquiète…

– Oh ! non, c’est impossible !…

– Mais… qu’as-tu ? quelle est cette idée ?

– Non, je suis folle…

Et Baccarat sentit la main de sa sœur frissonner dans la sienne.

– Mais parle donc ! lui dit-elle… parle… quelle est cette idée ?…

– Écoute, murmura Cerise à voix basse, tout à l’heure, là… quand il est entré, cet homme qui nous a fait tant de mal…

– Eh bien ? demanda la sœur.

– Eh bien, il m’a semblé que c’était lui encore… lui qui m’enlevait le cœur de Léon… J’ai ressenti comme un coup sourd dans le cœur.

Baccarat tressaillit.

– Tu as raison, dit-elle, cette idée est inadmissible… et tu es folle…

Puis elle lui mit un dernier baiser sur le front et la renvoya.

Mais cette supposition de Cerise, si folle, si bizarre en apparence, cette pensée que le vicomte Andréa pouvait être le bras mystérieux qui la frappait, avait fait tressaillir Baccarat des pieds à la tête. Pour la seconde fois, un soupçon terrible était revenu à la jeune femme sur le prétendu repentir d’Andréa ; et, pour la seconde fois, elle se demanda si cet homme, foulé aux pieds, humilié, déçu dans tous ses espoirs, dans tous ses rêves, cet homme qui s’était retiré de la lutte avec le sourire superbe que l’ange déchu dut avoir en roulant dans l’abîme, et qui reparaissait tout à coup, au bout de quatre années, courbé sous le fardeau de ses remords, menant une vie ascétique, acceptant le rôle le plus humble ; elle se demanda si cet homme n’était pas un de ces comédiens héroïques et terribles, un de ces protées aux mille formes, qui n’avait accepté une dernière métamorphose que dans un but ténébreux et impitoyable de vengeance. Et pendant quelques secondes, madame Charmet demeura immobile, les bras croisés, le front pensif, dans la solennelle attitude de la méditation.

– Ah ! se dit-elle enfin, sentant se réveiller en elle cet espoir de sourdes intrigues, ce génie des luttes intellectuelles où la ruse des femmes acquiert des proportions grandioses, et qui avait présidé à la première moitié de sa vie, je le saurai ! je fouillerai si bien ce cœur et ce cerveau, j’y ferai si bien pénétrer mon regard et ma pensée, que j’y veux lire, tôt ou tard, comme en un livre ouvert.

Elle rentra au salon.

Le vicomte Andréa était toujours debout devant la cheminée et tournant le dos à la porte.

– Pardonnez-moi, monsieur le vicomte, lui dit Baccarat, je vous ai fait attendre…

Il salua de nouveau, baissant les yeux.

– Je suis à vos ordres, répondit-il.

Elle lui indiqua un siège.

– Je vous en prie, lui dit-elle, veuillez vous asseoir…

Il n’osa pas refuser, et s’assit dans le fauteuil que Baccarat lui indiquait du doigt.

Or, en lui désignant ce siège, l’intelligente femme obéissait à une soudaine inspiration. Il y avait sur la cheminée, à côté d’un grand bloc de marbre noir qui servait de cage à la pendule, une lampe dont les rayons tombèrent d’aplomb sur le visage du vicomte. L’ombre de la pendule se projetait, au contraire, sur l’angle opposé de la cheminée, laissant ainsi Baccarat dans une demi-obscurité. Elle pouvait donc le voir presque sans être vue, l’examiner attentivement, épier les moindres tressaillements, les impressions les plus rapides et les plus passagères de son visage, sans qu’il eût le même avantage sur elle…

Et ces deux intelligences d’élite, nous dirions volontiers ces deux génies du grand drame dont nous sommes l’historien, se trouvèrent alors seuls et face à face, se regardant et s’observant comme s’observaient et se regardaient les gladiateurs antiques avant de croiser le fer meurtrier.

La guerre allait-elle donc surgir de cet examen ?

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