XXX

Avant d’aller plus loin, disons ce qui venait de se passer à l’hôtel de Kergaz.

Nous avons peut-être un peu laissé dans l’ombre un de nos principaux personnages très en relief dans la première partie de cette histoire. Nous voulons parler de cette blonde et suave Jeanne de Balder, devenue comtesse de Kergaz. Peut-être pourrions-nous alléguer la meilleure raison qu’on puisse fournir de cette omission volontaire : Jeanne était heureuse, entièrement heureuse, et le bonheur est silencieux, il ne fait bruit, il ne dit mot, il demeure si volontiers dans l’ombre !… Placée entre l’ardent amour de son mari et les joies sans fin de la maternité, Jeanne s’était fait, à l’hôtel de Kergaz, une solitude charmante, dans laquelle elle vivait en dehors du monde.

Deux amies que les infortunes du passé avaient étroitement unies à sa fortune, Cerise et madame Rocher, la venaient voir quelquefois, et lui apportaient, l’une les bruits du monde, l’autre les plaintes touchantes de la classe pauvre, qu’elle se hâtait de faire taire en répandant ses bienfaits parmi elle.

Madame de Kergaz sortait peu ; elle ne quittait que fort rarement son mari. Parfois elle regrettait peut-être ce beau ciel sicilien, témoin de ses premières années de bonheur, mais c’était seulement lorsqu’Armand sortait pour quelque affaire imprévue. Mais Armand de retour, Jeanne ne regrettait et n’enviait plus rien. Une caresse de son fils, un sourire de son époux, n’était-ce pas le meilleur rayon du plus radieux des soleils, même sous la noire atmosphère qui couvre Paris aux jours d’hiver ?

Pourtant, depuis son retour, le noble cœur de Jeanne, déjà si plein, avait senti tressaillir une nouvelle fibre jusque-là muette et qui commençait à s’agiter pour une nouvelle affection. Obéissant à ce penchant naturel aux nobles âmes, et qui les pousse à aimer ce qui souffre, Jeanne avait fini par prendre en pitié ce grand coupable courbé sous le remords, cet homme dont le génie mauvais s’était subitement éteint sous le souffle de Dieu, et qui traînait une vie misérable, accablé sous le fardeau de ses iniquités. Elle avait fini par éprouver une sorte de sollicitude maternelle pour ce vieillard prématuré, devenu plus inoffensif qu’un enfant, et qui faisait une si rude pénitence de ses fautes passées. Chaque jour, en se jetant à genoux, Jeanne demandait à Dieu qu’il rendît le repos au frère bien-aimé de son époux et apaisât ses remords. Souvent elle le traitait avec une affection, une bonté sans égales, l’appelant « mon cher frère », et lui prodiguait mille soins charmants et délicats. Par quels efforts ingénieux, par quelles ruses angéliques n’avait-elle pas cherché à le dissuader de suivre plus longtemps ce régime austère qui délabrait sa santé et le conduisait lentement au tombeau ! Quelquefois, quand elle avait prié, supplié, employé ses arguments les plus éloquents, sa voix la plus câline, Andréa fondait en larmes, baisait humblement le bas de sa robe, et murmurait : – Ah ! vous êtes, madame, une de ces femmes qui font rêver des anges, un de ces anges qui font croire à la miséricorde de Dieu ! Et il refusait obstinément tout adoucissement à sa rude pénitence.

L’hiver était rigoureux. Chaque matin, en s’éveillant, Jeanne voyait miroiter le givre aux branches dépouillées des grands arbres plantés dans le jardin ; elle contemplait avec tristesse la terre gelée, souvent couverte de neige, et elle songeait qu’Andréa couchait sur le carreau froid et nu d’une mansarde située sous les toits, et ne voulait pas même qu’on mît chez lui un petit poêle de fonte.

Un jour, elle eut une merveilleuse idée.

Andréa ne rentrait jamais dans la journée, ou s’il rentrait, jamais il ne remontait à sa chambre. Presque toujours on l’entendait gravir l’escalier vers minuit, et dès six heures du matin les domestiques, qui couchaient au-dessous, l’entendaient aller et venir.

Jeanne prit pour confidente, un jour, sa chère et vieille Gertrude :

– Écoute, lui dit-elle, tu vas aller me chercher un serrurier, tu lui feras ouvrir la chambre de M. Andréa, démonter la serrure, et tu lui donneras vingt francs pour qu’il te fasse une clef dans les deux heures.

– J’y vais, répondit la vieille servante, sans deviner la pensée de sa jeune maîtresse.

Pendant les deux heures que la chambre demeura sans serrure, et tandis qu’on fabriquait la seconde clef, Jeanne fut sur des charbons ardents.

Elle tremblait qu’Andréa ne rentrât et ne s’en aperçût. Mais Andréa ne revint pas.

Lorsqu’elle fut munie d’une seconde clef, Jeanne mit son projet à exécution.

À l’aide de cette clef, la vieille Gertrude alla placer chaque jour, aussitôt qu’Andréa avait quitté l’hôtel, un petit réchaud de fonte, tel qu’on en voit beaucoup en Espagne sous le nom de braseros, et qui, garnis de petites braises de bois, ne laissent après aucune odeur. Ce réchaud, garni de braise ardente, demeurait dans la mansarde toute la journée, une partie de la soirée, et disparaissait vers dix heures, après avoir échauffé l’atmosphère.

Andréa, qui emportait toujours la clef de sa chambre, ne pouvait donc s’apercevoir de rien, pensait Jeanne ; et, en effet, plusieurs jours s’étaient écoulés, et le pauvre pénitent n’avait fait aucune question, aucune observation. Seulement, un jour où, à table, on parlait des rigueurs de la saison, il dit : – Il fait très froid, en effet, mais je m’aperçois que la température s’adoucit un peu la nuit.

Le comte et Jeanne s’étaient regardés à ces mots, avec les yeux pleins de larmes.

Deux jours après, il arriva que Gertrude, qui était sujette à des douleurs, ne put quitter son lit. Alors Jeanne, qui ne voulait pas mettre les autres domestiques de l’hôtel dans sa confidence, se chargea elle-même de porter le brasier chaque matin, et de l’aller reprendre chaque soir.

Un jour, elle laissa tomber une épingle de sa coiffure. Cette épingle longue, à pointe d’acier, avait une tête de corail. Le vicomte Andréa la trouva le soir, en entrant. Un sourire vint à ses lèvres.

– Ah ! ah ! dit-il, je sais maintenant qui apporte du feu chaque jour ici, c’est ma chère belle-sœur… Et il ajouta, tandis que son regard lançait un éclair : – Je crois que je puis, à présent, laisser traîner un peu ce manuscrit, où je relate ma vie jour par jour… et à ma manière…

Et, le lendemain, M. le vicomte Andréa ferma soigneusement sa porte comme à l’ordinaire, et laissa tomber l’épingle révélatrice dans l’escalier… Mais, par un impardonnable oubli, il avait laissé entrouvert le tiroir de sa table, et dans ce tiroir se trouvait le fameux Journal de ma misérable vie. C’était le titre que sir Williams avait donné à ce curieux document, dont nous avons déjà cité quelques passages.

Plusieurs heures après, Jeanne monta.

Elle s’était levée tard. L’enfant avait été malade, l’heure du déjeuner était survenue ; ensuite Andréa était demeuré une partie de la journée avec son frère, dans le cabinet de travail. Ces diverses circonstances avaient été cause que madame de Kergaz n’avait pu porter avant quatre heures de l’après-midi le brasero dans la chambre de son beau-frère.

L’encrier demeuré sur la table attira son attention, puis elle vit le tiroir entrouvert. La plus vertueuse des femmes n’est pas à l’abri de ce défaut qui causa l’expulsion de la race humaine des jardins embaumés du paradis terrestre… elle est curieuse… Jeanne ouvrit le tiroir, malgré un léger battement de cœur qui semblait l’avertir que ce qu’elle faisait était mal. Le tiroir ouvert, elle aperçut le manuscrit ; et comme la curiosité entraîne sur une pente irrésistible, elle tourna la première feuille et lut… Le titre la fit tressaillir ; mais, en même temps, elle eut les yeux rivés à cette écriture mince et serrée, presque illisible, et qui semblait attester que celui qui l’avait tracée avait écrit pour lui seul.

Ce journal paraissait être l’histoire la plus complète de la vie de sir Williams, à partir du jour où M. de Kergaz l’avait surpris aux pieds de Jeanne.

Jamais criminel attiré au tribunal de la pénitence et avouant ses fautes à un prêtre ne s’était accusé avec plus de naïveté et de franchise, jamais homme n’avait, la plume à la main, témoigné un plus profond dégoût, une plus profonde horreur de lui-même.

Après un exorde dans lequel le remords semblait parler éloquemment par la plume de ce grand coupable, Jeanne, frémissante et frappée de stupeur, lut ces quelques phrases :

« Seigneur, je me courbe sous votre verge d’airain, et j’accepte ce dernier supplice que vous m’infligez comme le châtiment de mes forfaits… Ainsi donc, Seigneur, il est bien vrai que, pour élever l’expiation à la hauteur du crime, vous avez allumé dans mon cœur, où le mal paraissait avoir tout détruit et tout desséché, un de ces amours violents et sans espoir qui tuent l’homme dont le corps seul désormais demeure vivant et s’agite. L’âme est morte…

« Ah ! cet amour, mon Dieu ! n’est-ce pas pour moi l’enfer sur la terre, une éternité de tortures en quelques années ?

« Jeanne ! Jeanne ! ange du ciel à qui Dieu a donné le bonheur, vous ne lirez jamais ces lignes, vous ne saurez jamais qu’à l’heure même où vous échappiez pour toujours à sa haine, Andréa sentait alors naître en son âme souillée un amour qui devait l’arracher à sa vie criminelle et le livrer aux tortures sans nom du remords.

« Jeanne, je vous aime ; je vous aime ardemment, saintement, – si ce mot n’est point un blasphème dans ma bouche… et vous l’ignorerez toujours… et mon amour sera mon châtiment.

« Car je me suis condamné à vivre près de vous, à vous voir à toute heure, à entendre votre époux vous donner les plus doux noms.

« Peut-être que Dieu finira par me pardonner, quand il verra ce que je souffre et de quelle pesanteur est le châtiment que je me suis infligé ! »

* *

*

Jeanne lut ces lignes, la sueur au front, l’angoisse au cœur, oubliant tout, le lieu où elle était… l’heure qui passait… Andréa qui pouvait revenir… Elle lut ce manuscrit tout entier, écrit jour par jour et empreint d’un épouvantable esprit de folie…

C’était, qu’on nous passe le mot, l’exaltation de la pénitence. Chaque mot, chaque ligne semblaient avoir été écrits avec le sang du malheureux Andréa. Jamais la passion vraie, émouvante, livrée à toutes les tortures de la désespérance, n’avait parlé un langage plus éloquent, plus terriblement exalté…

Et pendant que la malheureuse jeune femme lisait, le temps s’écoulait, la nuit était venue, et, entraînée par une puissance invincible, un attrait impossible à définir, elle avait allumé au brasier la chandelle de suif dont se servait Andréa, posé cette chandelle auprès du manuscrit et continué sa lecture.

Elle voulait lire jusqu’au bout.

Or, M. de Kergaz, qu’elle avait quitté, le laissant dans sa chambre auprès du petit Armand qui jouait, après avoir reçu le billet par lequel Baccarat lui demandait un entretien seul, M. de Kergaz, disons-nous, commença à s’étonner de cette absence prolongée de sa femme, et il monta à la mansarde d’Andréa. La porte en était demeurée entrebâillée… Armand aperçut Jeanne assise devant la petite table d’Andréa, la tête dans ses mains, absorbée.

Il l’appela ; elle n’entendit point…

Il s’approcha ; elle ne tourna pas la tête…

Alors il la regarda et recula, frappé de stupeur.

Blanche comme une statue de marbre, immobile comme elle, Jeanne, dont la vie tout entière semblait être passée dans le regard, avait les yeux rivés au manuscrit d’Andréa, et deux larmes brûlantes coulaient lentement le long de ses joues.

Armand la prit dans ses bras ; elle tressaillit, leva la tête, puis se dressa tout d’une pièce et jeta un cri :

– Ah ! dit-elle, je crois que je deviens folle !

Et d’une voix étrange, avec des yeux hagards, d’un geste brusque, saccadé, impossible à traduire, elle le fit asseoir à sa place, lui montra le manuscrit, et lui dit : – Tenez… tenez… lisez !

Dominé par cet accent, par la vue de ce visage en pleurs, par ce regard brillant de fièvre, Armand obéit. Il s’assit, il feuilleta le manuscrit, il en lut le titre, les premières pages…

Et, comme Jeanne, il se sentit pris à la gorge par une terrible et cruelle émotion ; son sang se glaça à mesure qu’il lisait.

Et lorsqu’il eut atteint la dernière ligne, un cri sourd, étouffé, se fit jour à travers sa gorge :

– Ah ! le malheureux ! murmura-t-il, le malheureux ! Je comprends à présent la cause première de son repentir !

Le comte repoussa alors le manuscrit dans le tiroir, qu’il ferma, puis il prit sa femme dans ses bras et l’emporta hors de la chambre, dans laquelle le génie du mal triomphait encore.

* *

*

C’était cet événement, cette révélation foudroyante et inattendue qui avait ainsi bouleversé le comte, et le montrait à Baccarat ému et pâle.

– Mon Dieu ! lui avait dit la sœur de Cerise en le voyant dans cet état, qu’avez-vous donc, monsieur le comte, et que vous est-il arrivé ?

Et comme il lui parlait d’un horrible mystère qu’il venait de découvrir, comme elle espérait qu’il avait ouvert les yeux sur Andréa et que Dieu l’avait devancée, elle qui venait démasquer l’hypocrite et le traître, le comte ajouta :

– Mon frère Andréa est un martyr !

– Un martyr ! s’écria Baccarat, qui se leva précipitamment et recula foudroyée par ce mot du comte.

– Un martyr des premiers âges de l’ère chrétienne, répondit Armand, dont les yeux s’emplirent de larmes.

Mais Baccarat était arrivée avec une conviction profonde, inébranlable, une conviction d’autant plus forte qu’elle ne s’appuyait que sur d’horribles pressentiments, et l’on sait que les vérités les plus solides, qui rencontrent les plus fervents adeptes, sont presque toujours celles que l’on ne peut prouver mathématiquement. Elle était venue, décidée à lutter, s’attendant à rencontrer une incrédulité robuste, et elle répondit avec fierté :

– Monsieur le comte, je ne sais pas si votre frère est martyr, mais ce que je sais, ce que je sens, ce dont j’ai une conviction profonde, c’est que son repentir est une comédie ; c’est que, sous l’humble habit du pénitent, sous l’homme armé d’un cilice, le cœur lâche et féroce du baronet sir Williams continue à battre, que sa haine seule a pu le contraindre à jouer si consciencieusement son rôle, et que vous avez chaque jour, à toute heure, sous votre toit, à votre table, auprès de votre femme et de votre enfant, votre plus cruel ennemi…

Le comte regarda Baccarat, puis un sourire vint à ses lèvres :

– Vous êtes folle ! dit-il froidement.

– Ah ! reprit-elle avec exaltation, je savais bien que vous ne me croiriez pas ; mais je vous donnerai des preuves… Je le suivrai pas à pas… Oh ! je finirai bien par le démasquer…

– Eh bien, dit Armand, écoutez-moi, et quand vous m’aurez entendu… quand vous saurez tout…

– Allez ! dit-elle, parlez !… Mais j’ai au fond du cœur une voix qui me parle, et je crois à cette voix !

Armand s’assit : il raconta à Baccarat ce que Jeanne et lui venaient d’apprendre ; il lui récita, pour ainsi dire, ce document laissé par Andréa, éloquent plaidoyer en faveur de son repentir, preuve, à ses yeux, irréfutable, authentique, des remords qui le tourmentaient.

Baccarat l’écouta jusqu’au bout, sans l’interrompre… Et elle comprit que M. de Kergaz croyait désormais en son frère comme on croit en Dieu, et qu’elle ne devait point compter sur son appui pour démasquer Andréa.

– Monsieur le comte, lui dit-elle, vos paroles m’ont convaincue d’une chose, c’est que vous serez aveugle jusqu’au jour où le malheur fondra sur vous. Dieu veuille que je sois assez forte pour vous sauver !

Et comme M. de Kergaz continuait à sourire :

– Vous êtes gentilhomme, monsieur, poursuivit-elle, gentilhomme et homme de bien. Je regarde votre parole comme la plus immuable des lois… Eh bien…

Elle parut hésiter.

– Parlez, mon enfant, dit le vicomte avec bonté.

– Eh bien, dit-elle, voulez-vous me faire un serment ?

– Je vous le promets.

– Alors, jurez-moi que vous me garderez un secret absolu sur ce qui vient de se passer entre nous.

– Je vous le jure.

– Enfin, promettez-moi, monsieur le comte, d’avoir foi en la parole que je vous donne. Je ne toucherai à un cheveu de la tête de votre frère que le jour où j’aurai la preuve, la preuve irrécusable de ce que je viens d’avancer… de ce que vous ne voulez pas croire.

– Je crois à votre parole.

Baccarat se leva, baissa de nouveau son voile et tendit la main à Armand.

– Adieu, monsieur le comte, dit-elle. Le jour où le malheur aura fondu sur votre maison, le jour où vous reconnaîtrez que je disais vrai, je serai là… là pour vous défendre !

* *

*

– Mon Dieu, murmura Baccarat au moment où elle quittait l’hôtel de Kergaz, faites que je sois forte, car je suis seule et isolée de tous ; faites que je puisse les sauver tous !

Et comme si sa prière avait été exaucée sur-le-champ, elle se sentit tout à coup pleine d’énergie et d’audace, et ajouta, avec un mouvement de fierté suprême :

– Quand je me nommais la Baccarat, lorsque j’étais une fille perdue, j’ai déjà triomphé une fois de ce démon ; aujourd’hui, mon Dieu ! que je suis revenue à vous, que je marche sous votre bannière, vous ne m’abandonnerez pas !… À nous deux, sir Williams ! à nous deux, génie du mal !

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