XXXI

Tandis que Baccarat sortait de chez M. de Kergaz, disposé plus que jamais à croire au repentir sans bornes de son frère Andréa ; tandis qu’elle demandait à Dieu de lui accorder la force nécessaire pour triompher du maudit, sauver tous ces pauvres aveugles et les arracher au sort fatal qui les menaçait, le baronet sir Williams se trouvait chez son ami le vicomte de Cambolh.

Cette fois, le baronet n’était point à table.

Bien enveloppé dans sa longue redingote, coiffé de son chapeau à larges bords, le protecteur du jeune vicomte était assis dans un grand fauteuil, les pieds sur les chenets, un excellent cigare aux lèvres, et il paraissait jouir d’une béatitude complète.

– Mon oncle, disait Rocambole après avoir lâché une bouffée de fumée qui monta en spirale vers les amours bouffis qui supportaient sa pendule rococo, et lancé un jet de salive sur les tritons de cuivre du foyer, mon oncle, vous êtes réellement un homme étonnant !

– Tu trouves, monsieur mon neveu ?

– Le pâtissier n’a pas plus de toupet que vous, il faut en convenir. Non, parole d’honneur ! vous seul avez de ces idées-là !

– De quelles idées veux-tu parler ?

– Dame ! de celle qui vous a fait raconter la moitié de notre plan de bataille à votre philanthrope de frère et à mam’selle Baccarat.

Sir Williams eut un beau sourire, que lui aurait envié l’ange des ténèbres.

– Il est certain, murmura-t-il, que voilà de l’audace d’assez belle qualité.

– Si belle, fit Rocambole avec admiration, que l’épithète d’infernale est pâle et insuffisante pour l’exprimer. Seulement…

– Ah ! dit sir Williams, il y a une restriction ?

– Dame !

– Voyons, parle, j’aime à voir les objections ! D’abord cela peut être utile, puis ça me donne la mesure de tes capacités.

– Alors, mon oncle, puisque vous daignez m’écouter avec bonté, je m’explique.

– Explique-toi.

– D’abord vous avez dit à M. de Kergaz que M. Fernand Rocher vous semblait être dans les mains des Valets-de-Cœur ?

– Oui, certainement.

– Ensuite vous êtes allé plus loin, vous lui avez montré un petit billet que Turquoise a écrit ce matin même sous votre dictée, et qui aurait été trouvé dans la poche d’une vieille robe, sur la table d’une marchande à la toilette ?

– Oui, mon neveu, j’ai osé faire cela.

– Après, vous avez été plus loin : vous êtes allé vous égayer un peu le caractère chez la Baccarat, en lui apprenant que son cher Fernand, l’Arthur de ses rêves, l’homme qu’elle avait généreusement abandonné à sa rivale, s’en était retourné tout seul chez son amie, chez mademoiselle Turquoise ?

– Et je t’assure, interrompit sir Williams, que je me suis même fort amusé, car la chère enfant souffrait un joli petit martyre à réjouir un mandarin chinois, personnage qui, tu le sais, est l’idéal du tourmenteur moderne.

– Puis, continua Rocambole, vous avez fait à Baccarat le même speech qu’à ce vertueux comte de Kergaz ?

– Exactement.

– Eh bien, mon oncle, c’est beau… mais c’est dangereux !

– Tu crois, mon neveu ?

– Dame !

– Voyons ? fit sir Williams du ton complaisant d’un professeur de mathématiques invitant son élève à résoudre une difficulté.

– Je trouve que vous avez agi un peu légèrement, mon oncle.

– J’attends que tu me le prouves.

– D’abord, vous avez dit la vérité… vous avez mis le comte sur une trace qu’il cherchait.

– Après ? demanda sir Williams, d’un ton rempli de dédain.

– Ensuite, vous avez mis forcément Turquoise dans le secret de notre affaire.

– Assez ! dit le baronet. Monsieur mon neveu n’est qu’un sot.

Et sir Williams, relevant la tête, ôta son chapeau, croisa ses jambes, alluma un cigare et prit l’attitude pleine d’ironie d’un maître qui s’est plu à laisser patauger son élève dans les méandres d’un problème qu’il va éclaircir d’un seul mot.

– J’ai dit, poursuivit-il, que vous étiez un sot, et je suis homme à le prouver. Écoute bien, mon beau neveu.

– Voyons ! fit à son tour Rocambole.

– D’abord, je vais répondre à ta seconde objection. L’association des Valets-de-Cœur se compose d’un homme, c’est moi.

Rocambole fit la grimace.

– D’un agent, c’est toi.

– Ah ! je croyais n’avoir pas même droit à ce titre.

– J’aurais dû me douter de ta bêtise, dit froidement le baronet en manière de parenthèse, et confier ce rôle à un autre.

– Merci, mon oncle.

Sir Williams fit un geste d’impatience, et reprit : – L’association se compose donc d’un homme, d’un agent, toi et moi, d’instruments subalternes, les autres, et de moyens… comme qui dirait Turquoise, et ce naïf comte de Château-Mailly, ou madame Malassis, cette veuve intéressante qui aspire à être sa tante par alliance.

– Très bien, mon oncle. Après ?

– Toute association, à commencer par la franc-maçonnerie, et à finir par nous, possède un secret. Ce secret est la propriété du grand-maître chez les francs-maçons, de l’homme chez nous. L’homme en dit la moitié à l’agent, un quart aux instruments, mais il n’a rien à dire aux moyens.

– Vrai ? exclama Rocambole un peu rassuré.

– Parbleu ! imbécile.

– Ainsi… Turquoise… madame Malassis… le comte de Château-Mailly ?…

– Ne savent absolument rien, double brute ! Le comte ne voit dans son rôle que le moyen de venger un galant homme des dédains d’une femme, et d’hériter de son oncle pour récompense. Puis, comme c’est un galant homme, un fils de preux qui tient à sa parole, il se ferait hacher plutôt que de prononcer le nom de sir Arthur Collins ; car il ne m’a jamais vu, moi, vicomte Andréa, le frère bien-aimé du comte Armand de Kergaz.

– Et madame Malassis ? demanda Rocambole, tenace dans ses objections.

– Madame Malassis est une drôlesse de bas étage, fourrée de pruderie, comme une duchesse est fourrée d’hermine. Elle ne connaît de nous tous que Venture, un hercule qui l’étouffera d’une seule main si elle s’avise de résister. Mais elle ne résistera pas, sois tranquille.

– Mais enfin, dit Rocambole, si la Baccarat va chez Turquoise ?

– Elle ira demain, mon neveu, sois-en sûr.

– Et si elle lui parle des Valets-de-Cœur ?

– Turquoise ne saura pas un mot de ce qu’elle veut lui dire.

– Même si elle lui représente le billet que vous lui avez fait écrire ce matin ?

– Oh ! sur ce billet, elle lui racontera une jolie histoire pleine d’imagination, et que je n’ai pas le temps de te redire.

– Mon oncle, dit Rocambole gravement, tout cela est parfait ; seulement, vous m’avez prouvé que vous teniez bel et bien M. de Château-Mailly et sa tante en perspective ; mais Turquoise, comment la tenez-vous ?

– Par son propre intérêt, mon neveu. Fernand Rocher a douze millions ; la maîtresse d’un homme douze fois millionnaire n’a ni cœur, ni entrailles, ni délicatesse, ni scrupules : c’est un chiffre.

– Parfait ! murmura Rocambole, je n’ai plus rien à demander.

– Pardon, fit sir Williams. J’ai commencé par répondre à ta seconde objection, je vais finir par la première.

– Je vous écoute, mon oncle.

– Il est un principe, reprit le baronet après avoir aspiré coup sur coup et silencieusement plusieurs gorgées de fumée bleue, un principe éternel, en ce monde, c’est que les hommes cessent de croire aux vérités qu’on leur affirme. Ce principe trouve son application immédiate en politique, en affaires, en amour.

– Ce raisonnement est très fort, mon oncle, interrompit Rocambole émerveillé.

– J’ai affirmé que ma conviction touchant Fernand Rocher était que les Valets-de-Cœur n’étaient point étrangers à son intrigue avec la Turquoise. Ce pauvre Armand en doute, et Baccarat, demain, sera convaincue du contraire lorsqu’elle sortira de chez Turquoise, dans laquelle elle ne verra désormais qu’une drôlesse vulgaire, qui s’acharne à ruiner un homme fabuleusement riche.

– Mais ne craignez-vous pas l’influence de Baccarat sur Fernand ?

– Au contraire, Baccarat va nous servir sans le vouloir.

– Ah ! par exemple… voilà qui devient incompréhensible pour moi.

– J’en demeure convaincu, tu es décidément fort bête.

Rocambole s’inclina devant cet éloge un peu brutal.

– La première chose que fera Baccarat lorsqu’elle parviendra à mettre la main sur Fernand, ce qui, je te le jure, ne lui sera pas très facile, sera de lui parler de sa femme et de son enfant, dont la fortune, lui dira-t-elle, ira s’engloutir et se fondre sous les doigts avides de Turquoise.

– L’argument aura bien son mérite.

– Oui, mais comme jusqu’à présent Turquoise se montre désintéressée, superbe ; qu’elle ne veut accepter ni un bijou, ni une paire de gants, ni un souper, Fernand haussera les épaules, et trouvera que Baccarat calomnie sa maîtresse. Comprends-tu ?

– Oui, mon oncle.

– Eh bien, reprit sir Williams, puisque tu as compris, tu n’as plus d’objections à faire, n’est-ce pas ?

– Non, mon oncle.

– Tu te trouves suffisamment édifié ?

– Parfaitement, mon oncle.

– Alors, dit le baronet allumant un nouveau cigare, comme le temps a quelque valeur et que c’est le gaspiller que discourir comme nous le faisons, je vais te donner mes ordres… et tu me feras un plaisir.

– Lequel, mon oncle ?

– Celui de t’y conformer au lieu de les discuter ; ce sera plus simple et nous irons plus vite en besogne.

Rocambole courba humblement la tête et devint attentif.

– Dès le matin, reprit sir Williams, tu iras faire une visite au major Carden, et tu lui remettras ce pli. Ce sont les nouvelles instructions du chef.

– J’irai, mon oncle.

Ensuite, tu monteras à cheval, et tu te trouveras vers deux heures au Bois, au pavillon d’Ermenon-ville. Tu feras une toilette du matin fort soignée.

– Je me ficellerai, dit Rocambole.

– Mon cher vicomte, interrompit le baronet, vous avez des expressions triviales dont je vous engage à vous défaire.

– Je ne m’en sers pas dans le monde, répondit impertinemment Rocambole.

– Vous êtes un sot, mon neveu, dit froidement le baronet, car si je n’étais pas du monde, moi devant qui vous parlez, vous n’en auriez jamais été.

– Excusez-moi, capitaine… j’ai voulu rire…

– Je l’espère bien, répondit le baronet avec calme, car, malgré l’affection que j’ai pour vous, je te casserais la tête si tu étais sérieusement insolent avec moi.

Sir Williams accompagna ces paroles d’un de ces regards étincelants qui faisaient trembler Rocambole lui-même.

– Mais, écoute bien, continua-t-il. Le hasard fera que, juste à deux heures, tu te trouveras face à face avec une calèche bleu de ciel… Dans cette calèche tu verras un homme et une femme se souriant et se regardant comme deux tourtereaux qui roucoulent au milieu de la lune de miel.

– Et cet homme et cette femme ?

– Ce sera Turquoise et Fernand.

– Bien, dit le vicomte.

– Alors tu t’approcheras, rangeant ton cheval aux côtés de la calèche, tu salueras poliment M. Fernand Rocher, et tu laisseras tomber un regard de dédain sur la femme.

– Je comprends la situation.

– Monsieur, diras-tu à Fernand, aurais-je l’honneur insigne d’être reconnu de vous ?

– Parbleu ! il est payé pour cela.

– Aussi te répondra-t-il par l’affirmative.

– Alors tu répondras : « La nuit où j’eus l’honneur de me battre avec vous, monsieur, j’eus, à ce qu’il paraît, une inspiration non moins fâcheuse que pleine de générosité. » Et s’il témoigne quelque surprise, tu ajouteras : « Vous étiez blessé, évanoui, vous perdiez votre sang ; il était urgent de vous transporter quelque part sans perdre une minute. Vous transporter chez vous, où votre femme sortant du bal vous aurait trouvé tout sanglant, ne pouvait venir à la pensée de trois hommes de bon sens et de bonne compagnie, nos témoins et moi. Cette créature, et tu désigneras Turquoise du doigt, cette créature, était ma maîtresse, je la croyais bonne et j’avais la faiblesse de l’aimer… Elle avait un hôtel acheté de mes deniers, monsieur, – tu insisteras là-dessus, – un hôtel situé non loin du lieu du combat ; je savais qu’elle m’attendait, car je lui avais promis de lui dire adieu avant de partir, et que, par conséquent, elle et ses gens étaient levés. Nous vous transportâmes chez elle… Permettez-moi, achèveras-tu, de la féliciter des soins qu’elle vous a prodigués, si j’en juge par votre bonne mine, et de vous féliciter vous-même du succès que vous avez eu auprès d’elle, car, en revenant à Paris ce matin même, j’ai appris que vous étiez mon successeur, et que seul désormais vous aviez le droit de monter avec elle dans cette calèche qu’elle tient de moi… »

– Ah ! cette fois, mon oncle, interrompit Rocambole, vous ne trouverez pas ma perspicacité en défaut.

– En vérité ? murmura sir Williams d’un ton railleur.

– Parbleu ! après une scène pareille, Fernand Rocher se croira obligé d’acheter l’hôtel, de payer calèche et chevaux, de forcer Turquoise à me renvoyer les bijoux et les titres de rente que je ne lui ai point donnés.

– Tu ne devines pas tout encore…

« Turquoise quittera l’hôtel et ira se loger dans un entre-sol de quatre cents francs avec une femme de ménage, à un louis par mois… ce qui fait que Fernand, subjugué par cette délicatesse inouïe, achètera sans rien dire un petit hôtel ailleurs qui lui coûtera deux ou trois cent mille francs ; puis il y mettra cinquante mille écus de mobilier, trois ou quatre cents louis de chevaux et de voitures, et y conduira, six semaines après, la noble et vertueuse Turquoise, qui ne demandait, hélas ! qu’une chaumière et le cœur de Fernand.

– Total, additionna Rocambole, un demi-million pour le premier mois.

– Sur lequel on taillera quarante ou cinquante mille francs à la petite, ce qui est bien honnête.

– Incontestablement, mon oncle.

– Mais, reprit sir Williams, revenons à Fernand. Tu peux être certain d’une chose, c’est qu’il te demandera raison. Tu le prieras alors de vouloir bien t’accorder quinze jours ; il ira à la salle d’armes ; Turquoise se lamentera et finira par arranger l’affaire. Quand un homme devient lâche par amour, souviens-toi de ceci, mon neveu, il appartient au diable corps et âme, je veux dire à ton serviteur.

Rocambole fit un geste d’admiration.

– Auprès de vous, dit-il, le diable est un polisson !

– C’est un peu mon avis, fit modestement le baronet, qui se hâta d’ajouter : – Je n’ai pas fini : demain soir, tu te présenteras avenue Gabrielle, 16, aux Champs-Élysées, à la grille d’un petit hôtel tout neuf. Un domestique au teint cuivré viendra s’informer du but de ta visite ; tu lui remettras ta carte, et tu demanderas à être introduit auprès de miss Daï-Natha Van-Hop.

– L’Indienne ?

– Oui, la future marquise.

– Que lui dirais-je ?

– Tu lui remettras cette lettre, dit sir Williams en donnant un second pli cacheté et sans souscription à celui qu’il nommait son neveu. Puis, tu attendras ses ordres. L’Indienne ne parle que l’anglais.

– Et moi je le baragouine.

– C’est plus que suffisant.

– Est-ce tout, enfin ?

– Non, je finis toujours par le commencement, je trouve cela plus simple. Demain matin, avant d’aller chez le major, à sept heures du matin, tu feras atteler ton tilbury et tu iras rue Rochechouart, 41 ; tu trouveras dans cette maison un vieux concierge portant moustache grise, jargonnant un français mélangé d’italien et donnant des leçons d’escrime. Cet homme est le seul à Paris qui connaisse un coup merveilleux venu d’Italie, pratiqué au XVIe siècle, et dont le secret est presque perdu. Ce coup, que moi je n’ai pas le temps de t’enseigner, il te le démontrera à merveille en dix ou quinze leçons.

– Mais, dit Rocambole, ce coup est tout un jeu, alors ?

– Non, ce n’est qu’un coup, un coup unique, de la famille des coups droits ; seulement, il est si difficile à porter, que celui qui le porte mal est un homme mort.

– Et… s’il le porte bien ?

– Alors il frappe mortellement son homme, bien que la mort ne soit jamais instantanée. Le pauvre diable a le temps de se confesser et de faire son testament.

– Ah çà ! demanda Rocambole, encore ce coup-là a un nom ?

– Oui, il se nomme le coup des cent pistoles.

– Pourquoi ?

– Parce que tu commenceras par en donner cinquante avant la première leçon, et que tu compléteras la somme après avoir pris la dernière.

– Je dois donc tuer un homme ?

– Oui.

– Quand cela ?

– Peut-être dans quinze jours, peut-être avant, peut-être plus tard.

– Peut-on savoir son nom ?

– C’est inutile.

– Mais encore ?

– Eh bien ! c’est un homme dont je veux épouser la veuve.

Rocambole tressaillit.

– Bon ! dit-il, je vois que vous êtes un homme complet, mon oncle ; vous avez gardé à chacun son affaire. Et il ajouta, en manière d’oraison funèbre : – Pauvre M. de Kergaz !

Sir Williams quitta son fauteuil, remit son chapeau, ses gants de coton, reprit son attitude pleine d’humilité, et baissa modestement ses yeux naguère remplis d’éclairs.

– Adieu, dit-il, je te verrai dans deux jours. J’ai rendez-vous à dix heures avec Armand et Baccarat.

– Adieu, grand homme ! murmura Rocambole.

Sir Williams s’en alla à pied, descendit le faubourg Saint-Honoré, longea la rue Royale, puis la terrasse du bord de l’eau et ne s’arrêta qu’à l’entrée du Pont-Neuf, sur le parapet duquel il s’appuya.

La nuit était sombre, humide, la bise sifflait ; du lieu où il s’était arrêté, le baronet dominait Paris en amont et en aval de la Seine ; Paris nocturne, à peine éclairé çà et là par ces longues files de réverbères qui essayaient de percer le brouillard, et font, à de certaines heures, ressembler la grande ville à un vaste océan tout parsemé de phares aux lueurs tremblotantes. Alors, comme aux premières pages de cette histoire, cet homme, en qui le génie du mal semblait s’être incarné, mesura la Babylone moderne de son regard plein d’éclairs :

– Ah ! dit-il, je crois décidément, ô Paris, que tu es l’empire du mal, car je suis roi dans tes murs ! Armand de Kergaz, Jeanne, Fernand, Hermine, vous tous qui m’avez vaincu une première fois, vous tous qui me portez des regards de pitié et pressez ma main avec compassion, je vous tiens dans mes serres, comme l’aigle étreint sa proie dans les siennes ! Toi, Fernand, qui m’as volé la femme que je voulais épouser, tu te trouveras dépouillé de tout bien, déshonoré, trahi par ta femme… Vous, Hermine, qui avez dédaigné le baronet sir Williams, vous marcherez la honte au front et la mort au cœur… Toi, Armand de Kergaz, tu mourras ! Toi, Jeanne, tu m’aimeras !

À la même heure, et presque au même instant et dans le même lieu, un fiacre passait, emportant une femme.

Cette femme avait été une pécheresse ; mais Dieu lui avait pardonné, et l’avait rendue forte comme la Madeleine de l’Écriture. Au moment où elle traversait le Pont-Neuf, cette femme, elle aussi, mesura Paris d’un regard inspiré, et s’écria :

– Ô grande ville ! tu renfermes en tes murs un mauvais génie, un démon, qui traîne la mort et le deuil à sa suite… Ce démon, une femme l’a deviné et le suivra pas à pas dans l’ombre, et Dieu veuille que cette femme lui écrase la tête à la veille de son triomphe, comme la Vierge écrasa la tête du serpent !

* *

*

Désormais la lutte allait se concentrer entre cet homme au génie pervers et cette femme que le doigt de Dieu avait marquée au front, lui donnant, comme moyen de racheter ses erreurs passées, la mission de poursuivre sans relâche le vicomte Andréa, sir Williams, sir Arthur Collins, cette redoutable et fatale trinité en un seul homme !

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