XXXVI

Lorsque Fernand, obéissant enfin à la Turquoise, se fut décidé à quitter le petit hôtel de la rue Moncey, la blonde pécheresse sonna sa femme de chambre :

– Vite ! dit-elle, un fiacre et habille-moi… Léon doit être aux cents coups, voici trois jours qu’il ne m’a vue.

Ce que Turquoise appelait en ce moment l’habiller, c’était revêtir la robe de laine, chausser les souliers lacés et mettre le petit bonnet de la fausse Eugénie Garin, la prétendue fille du pauvre aveugle. Cette toilette se trouva faite en un clin d’œil, et le fiacre arriva peu après.

Turquoise y monta et se fit conduire place de la Bastille. Là elle mit pied à terre, paya son cocher et le renvoya. Puis, un petit panier au bras, elle se dirigea vers la rue de Charonne, de ce pas modeste et pressé de l’honnête ouvrière qui évite tout compliment banal et toute rencontre. Elle ne s’arrêta qu’à la porte de cette maison où avait demeuré le père Garin, et entra dans la loge.

La veuve Fipart était à son poste, en portière bien éduquée et qui sait ses devoirs. À la vue de Turquoise elle se leva avec empressement de son vieux fauteuil d’acajou garni en velours d’Utrecht et placé à portée du carreau et du cordon ; puis elle courut à la rencontre de la jeune femme, et grimaçant son odieux sourire :

– Ah ! dit-elle, vous faites bien d’arriver, mam’selle.

– Pourquoi ?

– Parce qu’il est comme un fou, le mari à la petite Cerise.

– Ah ! ah ! fit Turquoise en riant. Et elle ajouta : – Donnez-moi ma clef, mère Fipart, et venez m’allumer du feu. Il fait un froid de chien aujourd’hui.

La veuve se hâta d’obéir. Elle s’arma d’une clef accrochée à l’un des clous de la loge, prit un cotret sous son bras et monta devant Turquoise avec une légèreté juvénile. Elle s’arrêta au troisième étage, ouvrit une porte et introduisit la blonde fille dans un petit appartement qui pouvait paraître misérable auprès de l’hôtel de la rue Moncey, mais qui, évidemment, était un palais somptueux relativement à l’horrible grenier dans lequel nous avons trouvé le père Garin et sa fille Eugénie recevant la première visite de Léon Rolland. C’était là le nouveau domicile d’Eugénie.

Or, pour expliquer ce changement de logis et les paroles de la veuve Fipart : « Il est comme un fou depuis trois jours, le mari à la petite Cerise, » nous sommes obligé de faire un pas en arrière.

Turquoise, comme on a pu le voir, avait une double vie et un double but.

Sous le nom de Jenny, elle habitait le petit hôtel de la rue Moncey. Sous ce nom encore, elle avait pour mission de se faire aimer de Fernand et de le ruiner.

En même temps, Turquoise, métamorphosée en ouvrière, en fille du père Garin, l’aveugle, habitait la rue de Charonne. Là, elle avait pour but de tourner la tête à Léon Rolland, l’honnête époux de la belle et chaste Cerise.

Nous sommes donc forcé, pour expliquer la double existence et la double action de cet instrument des vengeances de sir Williams, d’entrer dans quelques brèves explications.

Ce fut, si nous avons bonne mémoire, environ trois jours après que Fernand eut été transporté chez elle que Turquoise apparut pour la première fois à Léon Rolland. Pendant cinq jours encore, et bien que le blessé fût toujours chez elle, il fut très facile à la jeune femme de se rendre chaque jour rue de Charonne et de s’y trouver à l’heure où Léon Rolland venait régulièrement voir l’aveugle. Le départ de Fernand de l’hôtel de la rue Moncey, c’est-à-dire la façon mystérieuse dont elle l’éconduisit de chez elle, les yeux bandés, permit à Turquoise de consacrer quatre jours entiers à Léon.

On sait ce qui arriva lorsque l’ébéniste alla rue de Charonne muni d’un billet de mille francs avec l’intention de renvoyer l’aveugle dans son pays. Il était venu, fort de sa résolution, avait trouvé Eugénie seule, Eugénie qui lui annonçait son départ, et le pauvre amoureux avait perdu la tête. Au lieu de consentir au départ de la jeune fille, il était tombé à ses genoux, lui avouant son amour.

C’est à partir de ce moment que nous allons raconter succinctement ce qui s’était passé entre Turquoise et Léon Rolland.

Le maître ouvrier passa plusieurs heures chez la jeune fille, l’accablant de ses protestations de tendresse. Eugénie ne cessa de pleurer, et elle aussi elle avoua à Léon qu’elle l’aimait.

Léon rentra chez lui ce soir-là à demi fou de joie, et il eut, comme Fernand devait l’avoir quelques jours après, le courage de dissimuler et de jouer un rôle.

Mais on n’aime pas deux femmes à la fois. Léon aimait Eugénie Garin ; donc il n’aimait plus Cerise.

Le lendemain, vers huit heures du matin, l’ébéniste courut rue de Charonne.

Il avait passé la nuit à envisager aussi froidement que possible la situation nouvelle que lui faisait son amour, et, dans l’espace de cette nuit, il avait mûri un projet.

Ce ne fut donc pas d’abord à la mansarde du père Garin qu’il monta.

Il entra dans la loge de la veuve Fipart, qui le salua jusqu’à terre.

– Avez-vous quelque chose à louer ici ? lui demanda-t-il aussitôt.

– Oh ! certes oui, mon bon monsieur, répondit-elle en faisant la révérence.

– Qu’avez-vous ?

– Un amour d’appartement au troisième.

– Combien ?

– Deux pièces, une cuisine, un grand cabinet noir.

– Mais, le prix ?

– Trois cents francs.

– Voyons ! dit Léon.

La veuve Fipart s’empressa de montrer le logement.

– Bien, dit Léon, je le loue.

Il donna cent sous de denier à Dieu, et signa sur-le-champ l’engagement de loyer au nom de mademoiselle Eugénie Garin. Quand ce fut fini, Léon monta chez la jeune fille. Eugénie Garin, débarrassée de Fernand depuis la veille au soir, était déjà à l’ouvrage auprès de son petit poêle de fonte. Quand elle vit entrer Léon, elle rougit jusqu’au blanc des yeux, et cacha sa tête dans ses mains pour dissimuler sa confusion. Léon lui prit silencieusement la main ; puis il lui dit en tremblant :

– Me pardonnez-vous ?

Elle ne répondit pas, mais un soupir souleva sa poitrine, et elle pressa silencieusement la main de l’ouvrier.

– Venez avec moi, continua-t-il, venez.

Elle le regarda avec un étonnement simulé.

– Où voulez-vous me conduire ? lui demanda-t-elle.

– Venez.

Il la prit par la main et la fit sortir de l’affreux taudis :

– Je veux vous montrer un logement qui se trouve dans cette maison.

Elle parut ne point comprendre, et le suivit. Il la conduisit au troisième, et la fit entrer.

– Que pensez-vous de ce petit appartement ? lui dit-il.

– Je pense qu’il est occupé par une personne plus riche que moi, dit-elle en souriant d’un sourire triste.

– Vous vous trompez…

Elle le regarda d’un air si naïf que l’homme le plus fort s’y fût trompé.

– Ce logement est à moi, dit Léon.

– À vous ?

– Non, je me trompe, il n’est pas à moi… il est… Vous ne devinez pas ?

– Comment devinerais-je ?

– Il est à vous, Eugénie.

– À moi ! fit-elle en poussant un cri.

Il se remit à genoux.

– Pardonnez-moi, dit-il ; peut-être vous ai-je offensée, mais, que voulez-vous ? cette mansarde de là-haut était si horrible !

Elle cacha sa tête dans ses mains, et fondit en larmes.

– Oh ! fit-elle, quelle humiliation !

Mais le pauvre homme était à genoux, il priait, il suppliait, il parlait au nom de son amour.

Eugénie se laissa vaincre et persuader ; elle consentit à habiter ce logis, à prendre possession de ce joli petit ameublement, que Léon prétendit avoir pris tout entier dans ses ateliers.

– Mon Dieu ! murmura-t-elle, faut-il donc que je vous aime !

* *

*

Ce soir-là commença la vie de désespoir de la pauvre Cerise : Léon aimait Turquoise, Léon ne voyait qu’elle, ne songeait plus qu’à elle… On le vit à peine à son atelier durant quatre jours. Il partait de bonne heure, rentrait bien avant dans la nuit. Si sa jeune femme le questionnait, il répondait avec impatience, presque brutalement. Pendant ces quatre jours, Léon ne vécut plus que pour Eugénie. Ce fut un rêve, dont le réveil devait être terrible.

Le cinquième jour au matin, comme Léon arrivait, vers huit heures, rue de Charonne et s’apprêtait à gravir l’escalier de ce pas alerte et précipité particulier aux amoureux, la veuve Fipart montra sa tête hideuse par le carreau de la loge.

– Hé ! monsieur Rolland ? dit-elle.

Léon se retourna et regarda la vieille.

Elle avait sur les lèvres un sourire moqueur qui fit tressaillir Léon.

– Que voulez-vous ? fit-il.

– Vous remettre la clef.

– Quelle clef ?

– Celle de mam’selle Eugénie.

– Elle est donc sortie ?

– Oui.

– À huit heures du matin ?

– Oh ! bien avant, monsieur ; il était à peine jour quand elle m’a remis sa clef.

– Et… où allait-elle ?

– Je ne sais pas.

Léon monta, saisi d’un funeste pressentiment.

Le petit appartement était propret et rangé comme de coutume, et tout y dénotait la présence récente d’Eugénie.

Sur la table de la salle à manger, Léon aperçut une lettre. Il s’en empara, l’ouvrit, lut, et demeura foudroyé.

La lettre qui venait de lui échapper des mains contenait ces deux lignes :

« Mon ami,

« Des motifs que je ne puis vous révéler m’obligent à me séparer de vous un jour ou deux, mais nous nous reverrons bientôt.

« Je vous aime.

« Eugénie. »

Cette lettre produisit sur Léon l’effet d’un coup de massue. D’abord il crut rêver, et fut obligé de se convaincre qu’il était bien éveillé. Ensuite il fut assailli par une pensée de jalousie. Pensée terrible et soudaine qui fit perler la sueur à son front, battre ses tempes, et figer son sang dans ses veines. Eugénie ne l’abandonnait-elle pas pour suivre quelque heureux rival ?

L’ouvrier se laissa tomber sur un siège, s’accouda à la table, appuya son front dans ses mains et se mit à pleurer comme un enfant.

Une heure après, la veuve Fipart monta. Léon l’accabla de questions sur le départ d’Eugénie. La portière ne savait rien, si ce n’est qu’Eugénie, la veille, était sortie à la brune, n’était rentrée que fort avant dans la nuit, et était partie, le matin, emportant un petit paquet. Le maître ouvrier s’en alla désespéré.

Il revint dans la journée, le soir, le lendemain… Eugénie n’était pas revenue.

Deux jours s’écoulèrent pour Léon dans des angoisses mortelles, et souvent une pensée de suicide l’assaillit.

Mais, dans sa lettre, la jeune fille promettait de revenir, et il espéra. Elle disait que son absence durerait un jour ou deux. Le soir du troisième jour, vers quatre heures, Léon revint.

– Je ne l’ai pas vue, répondit la veuve Fipart. Faut croire, mon bon monsieur Rolland, qu’elle est bien empêchée… car elle vous aime, allez… ça se voit bien.

Il ne voulut point en entendre davantage et s’en alla, des larmes plein les yeux.

Or, il y avait à peine dix minutes qu’il venait de quitter la rue de Charonne, lorsque Eugénie arriva dans cet humble costume qui cachait la Turquoise et lui donnait l’apparence d’une pauvre ouvrière. Turquoise monta donc chez elle, au troisième étage, précédée par la veuve Fipart, qui lui alluma du feu dans la cheminée et mit une bougie sur la table.

Là, elle s’assit fort tranquillement et regarda la veuve Fipart.

– Eh bien ! dit-elle avec cette familiarité qu’ont les femmes du monde galant pour celles qui n’en sont plus, qu’est-il donc arrivé ? Conte-moi cela, ma chère.

– Il est arrivé, répondit la digne veuve de l’infortuné Nicolo, que l’époux à la belle Cerise vient ici dix fois par jour, qu’il se met à pleurer comme un enfant et qu’il croit que vous avez suivi quelque amoureux.

Turquoise se prit à sourire.

– Est ce tout ?

– Dame !

– Quand est-il venu pour la dernière fois ?

– Tout à l’heure. Il vient de partir.

– Bon ! il ne reviendra pas tout de suite, j’imagine, et j’ai le temps d’écrire une lettre.

Puis, se ravisant :

– Dans tous les cas, Fipart, dit-elle, mets-toi à la fenêtre. As-tu de bons yeux ?

– J’y vois la nuit, comme les chats.

– Eh bien, reste là, et si tu le voyais venir, tu me préviendrais, j’aurais le temps de me sauver.

Turquoise prit une plume, du papier, s’assit commodément, parut réfléchir une minute, et écrivit les lignes suivantes, qu’elle eut soin de parsemer de nombreuses fautes d’orthographe, ce qui donne toujours un certain cachet à la lettre d’une femme :

« Mon ami,

« Pardonnez-moi, je vous ai menti.

« Je vous ai menti, mon pauvre Léon, en vous disant que je reviendrais bientôt et que nous nous reverrions.

« J’ai quitté la rue de Charonne avec l’intention de ne plus vous revoir, et je n’y reviens aujourd’hui que pour vous laisser ces lignes, qui sont un éternel adieu. »

– Hum ! interrompit Turquoise, voilà une phrase qui a bien son mérite et qui vaut son pesant d’or. Mon honorable protecteur en serait ravi.

Et elle continua :

« Non, mon ami, nous ne nous reverrons plus, nous ne devons plus nous revoir. Gardons le souvenir du passé comme on garde le souvenir d’un beau rêve.

« Mon ami, le cœur me manque en traçant ces lignes, car je vous aime plus que vous ne m’aimez peut-être… Et c’est parce que je vous aime que je veux être forte et ne penser qu’à vous.

« Si vous aviez été libre, votre amour eût été pour moi le paradis sur la terre… Mais vous êtes marié… vous êtes père… Et j’ai songé que, si pur que fût mon amour, si naïf qu’eût été l’élan de mon cœur qui m’a conduit vers vous, je n’en étais pas moins une créature indigne qui jette le désordre dans un ménage…

« C’est pour cela, mon ami, que je vous dis adieu. Songez que vous avez de graves devoirs à remplir et que quelques jours vous suffiront pour m’oublier…

« Plaise au Ciel que j’aie le même bonheur !

« Adieu encore. Pardonnez-moi… et oubliez-moi…

« Eugénie. »

Turquoise laissa cette lettre tout ouverte sur la table.

Puis elle dit à la Fipart quelques mots à voix basse, redescendit avec elle et s’en alla à pied, comme elle était venue, jusqu’au boulevard, où elle reprit une voiture.

– S’il ne se tue pas avant demain, pensa-t-elle, dans trois mois il mettra la bague d’alliance de sa femme au mont-de-piété pour m’apporter un bouquet. Oh ! les hommes, quelle race méprisable et sotte ! murmura-t-elle.

Une heure après le départ de Turquoise de la rue de Charonne, Léon y revint.

– Eh bien ? demanda-t-il à la veuve Fipart, qui, ses besicles sur son nez, lisait gravement un feuilleton.

– Eh bien ! elle est venue.

Il poussa un cri de joie et voulut s’élancer dans l’escalier. La vieille le retint par le pan de sa redingote.

– Attendez donc, dit-elle, que je vous conte…

– Quoi ? fit Léon avec impatience.

– Des choses qui vous intéresseront peut-être.

– Voyons, et dépêchez-vous.

– Oh ! nous avons le temps, ricana la veuve Fipart, elle n’est pas en haut.

– Ah !

– Elle est sortie.

– Encore !

– Dame ! écoutez donc…

Léon Rolland était redevenu pâle et tremblant tout à coup.

– Il paraît, dit gravement la veuve Fipart, que mam’selle Eugénie en a fait de belles depuis qu’elle est partie…

– Que dites-vous ? que voulez-vous dire ? exclama Léon d’une voix émue.

– Elle a fait fortune, il paraît.

– Elle… a… fait… fortune ?… murmura-t-il avec stupeur.

– C’est probable…

– Mais expliquez-vous donc ! s’écria Léon. Vous me faites mourir.

– Eh bien, elle était vêtue comme une duchesse.

Léon eut le vertige.

– Elle avait des plumes à son chapeau, poursuivit la veuve, à qui Turquoise avait fait la leçon.

– Vous êtes folle ! balbutia Léon.

– Et elle était en équipage.

– Vous rêvez.

– Un coupé à deux chevaux, poursuivit la Fipart, avec un cocher galonné d’or. Et comme elle passait, deux jeunes gens, qui étaient descendus de cheval, ont dit : « Voilà la plus jolie fille entretenue de Paris. »

Léon ne voulut point en entendre davantage ; il monta précipitamment au troisième étage, en dépit de la vieille qui lui disait :

– Monsieur Léon, j’oubliais de vous dire qu’elle n’était pas seule… Il y avait un beau monsieur dans la voiture…

Léon n’entendait plus.

La porte du petit logis était ouverte, le feu brûlait dans la cheminée, la bougie était encore sur la table.

Le cœur de l’ouvrier se prit à battre.

Il espéra un moment que la portière avait menti… Il crut qu’elle était là.

– Eugénie ! Eugénie ! cria-t-il en faisant le tour de l’appartement.

L’appartement était vide.

Il aperçut la lettre demeurée ouverte sur la table, la prit d’une main convulsive et la lut…

La veuve Fipart, qui montait alors l’escalier, entendit tout à coup un grand cri, puis un bruit sourd… Celui de la chute d’un corps sur le parquet. En achevant de lire la lettre d’adieu de Turquoise, le malheureux Léon Rolland était tombé à la renverse et s’était évanoui.

* *

*

Revenons maintenant rue Moncey, où Turquoise s’était hâtée de retourner.

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