XXXVII

Au moment où Eugénie Garin, ou, si vous le préférez, la Turquoise quittait, vêtue en ouvrière, son petit hôtel pour aller rue de Charonne, un coupé de remise qui montait la rue de Clichy vint s’arrêter devant la grille du jardin.

Une femme en descendit. Cette femme, vêtue de noir et le visage couvert d’un voile épais, mais dont la démarche assez vive trahissait la jeunesse, sonna à la grille sans hésitation et comme si elle allait rentrer chez elle.

Puis, la grille s’étant ouverte, elle traversa rapidement le jardin et alla droit à l’entrée principale de l’hôtel.

– Voilà une dame, dit le valet de chambre de Turquoise, qui entre ici comme chez elle, ma parole d’honneur ! pourtant je ne l’ai pas encore vue.

– Madame Jenny ! demanda la visiteuse en posant le pied sur la première marche du perron.

– C’est ici, madame, répondit le valet, d’un ton leste et presque impertinent.

La visiteuse était vêtue de noir, simplement, comme une honnête femme ; c’en était assez pour exciter l’insolence d’un valet de cette sorte.

– C’est ici, reprit-il, mais elle n’y est pas.

Elle releva son voile, et lui dit avec cet accent d’autorité auquel la livrée ne se trompe jamais et reconnaît ceux qu’elle a coutume de respecter :

– Alors, conduisez-moi au salon, j’attendrai.

Et elle l’écarta d’un geste impérieux, entra dans le vestibule et se dirigea fort tranquillement à droite, vers le salon d’hiver, dont elle ouvrit elle-même la porte sans plus d’hésitation.

Le laquais était stupéfait.

Baccarat, car c’était elle, s’assit sans façon au coin du feu, dans une vaste ganache qui datait de son temps, car sir Williams avait fait acheter l’hôtel tout meublé, et Turquoise n’y avait apporté que son bonnet de nuit et ses espérances. Après quoi elle remit une carte au valet.

– Quand votre maîtresse rentrera, vous lui direz que je l’attends.

Une lampe placée sur la cheminée du salon éclairait le visage de la pécheresse repentie, dont la beauté souveraine acheva de dompter l’effronterie du valet et l’intimida.

– Votre maîtresse est sortie ? demanda Baccarat.

Elle le regardait avec cette fixité qui interdit le mensonge aux subalternes.

– Oui, madame, répondit-il.

– Quand rentrera-t-elle ?

– Pour le dîner, dans une heure.

– C’est bien. Allez.

Et Baccarat congédia le valet d’un geste.

Le valet alla trouver la femme de chambre, à laquelle il confia cette bizarre visite d’une femme qui pénétrait dans l’hôtel ainsi qu’en un pays conquis.

– Je sais qui ce peut être, dit la soubrette.

– Qui donc ? fit le valet curieux.

– Une dame que madame attend à toute heure.

Le valet jeta les yeux sur la carte de Baccarat et lut.

MADAME CHARMET.

– Est-ce cela ? demanda-t-il.

– Je ne sais pas son nom, mais ce doit être elle.

Une heure après, Turquoise rentra.

– Madame, lui dit la soubrette, courant à sa rencontre, il y a au salon une dame qui vous attend.

– Ah ! fit Turquoise, qui tressaillit.

– Voilà sa carte.

– C’est elle ! pensa Turquoise. Viens me déshabiller et me passer une robe.

Et Turquoise, entrant dans le vestibule, se disposait à monter au premier étage et à passer dans son cabinet de toilette ; mais, soudain, elle rebroussa chemin. Elle avait eu une de ces inspirations qui sont comme les éclairs du génie, et Turquoise était presque une femme de génie.

Elle revint donc sur ses pas et entra dans le salon, où Baccarat se trouvait en ce moment aux prises avec les souvenirs du passé.

La pauvre femme, en se retrouvant dans cette maison où elle avait gaspillé les premières années de sa folle vie, dans ce salon où chaque meuble était pour elle comme un jalon qui lui permettait de reconstruire le passé, s’était laissée aller à une rêverie profonde. On n’a point été courtisane impunément ; on ne s’est point nommée impunément la Baccarat, c’est-à-dire la femme élégante et blasée, au sourire d’ange, au cœur d’airain, pour laquelle un homme se brûlait la cervelle, et qui traînait à son char le baron d’O…, le lion parisien par excellence, à une certaine époque. On n’a point été cette femme pour ne s’en souvenir jamais. Dans ce lieu, à cette heure, au milieu du silence, Baccarat avait cru un moment renaître de ses cendres. Elle s’était reportée bien avant dans un passé lointain, se demandant si le passé plus récent n’était pas un rêve…, si son repentir, sa vie austère, sa sombre et froide maison de la rue de Buci, tout cela n’était point la conséquence d’une hallucination… ; si, enfin, elle n’était pas toujours la Baccarat, la folle pécheresse, égrenant sous ses doigts prodigues les cœurs et les fortunes…

Le bruit de la porte, ouverte sous la main de Turquoise, arracha madame Charmet à sa rêverie.

Elle jeta un regard sur son noir costume, s’aperçut bien qu’elle n’avait plus sa robe de chambre en velours grenat à retroussis bleus… et le sentiment de la réalité lui revint. Baccarat était morte…

Madame Charmet, l’austère femme de charité, existait seule.

Elle se retourna pour voir qui entrait.

Turquoise, vêtue en ouvrière, coiffée d’un petit bonnet de lingerie, était sur le seuil.

Baccarat la prit pour une femme de chambre, et lui dit :

– Votre maîtresse est-elle rentrée ?

– Oui, madame, répondit Turquoise en s’avançant et saluant Baccarat.

– Alors, prévenez-la que je l’attends.

– Madame, dit Turquoise en fermant sa porte et continuant à marcher vers Baccarat, veuillez excuser le costume dans lequel vous me voyez et qui vous fait me confondre avec ma femme de chambre sans doute…

Baccarat eut un geste de surprise, et regarda Turquoise attentivement.

– C’est moi qui suis Jenny.

– Vous ?

– Ou la Turquoise, comme on m’appelle…

Baccarat l’enveloppa tout entière de ce regard clair et profond qu’elle possédait, et qui lui permettait de juger son monde au premier coup d’œil.

D’abord, elle avait cru à un piège. Mais quand elle eut rapidement analysé ce visage merveilleusement beau, cette luxuriante chevelure blonde qui s’échappait à profusion du bonnet de lingerie et semblait protester contre cette modeste coiffure ; lorsque son regard eut rencontré ce regard magnétique s’échappant de ces grands yeux d’un bleu sombre ; lorsque enfin elle eut deviné, sous cette robe ample et de couleur brune, la taille svelte, ondoyante de la pécheresse, Baccarat ne douta plus, elle ne put douter davantage.

C’était bien la Turquoise qu’elle avait devant les yeux, la femme qui avait ensorcelé Fernand Rocher ; Fernand, qu’elle avait tant aimé, elle, Baccarat.

– Ah ! dit-elle, c’est vous qu’on nomme Jenny ?

– C’est moi, dit Turquoise avec une douceur et un sourire qui étonnèrent Baccarat.

Baccarat s’attendait à trouver chez Turquoise plus de hauteur et un ton à demi impertinent.

Turquoise ajouta :

– On vient de me remettre votre carte, madame, et, bien que j’aie l’honneur de vous voir pour la première fois… bien que votre nom me soit inconnu, croyez bien que je suis toute à votre service.

– En effet, madame, répondit Baccarat qui se leva et fit, malgré elle, valoir l’élégance de sa taille élevée, tandis que Turquoise pouvait remarquer cette beauté qu’en vain elle cherchait à dissimuler ; en effet, vous ne m’avez jamais vue, et le nom que vous avez lu sur ma carte doit vous être inconnu.

Turquoise s’inclina.

– Mais j’ai jadis porté un autre nom…

– Ah ! dit Turquoise, qui joua si bien la surprise, que Baccarat s’y trompa malgré sa clairvoyance.

– Ce nom, poursuivit-elle a eu même une triste célébrité, hélas !

Turquoise la regardait avec attention, comme on regarde ceux qu’enveloppe un mystère.

– Il y a quelques années, acheva madame Charmet, on me nommait la Baccarat.

Turquoise jeta un cri. Ce cri était un poème tout entier, car il exprimait à la fois l’étonnement, l’admiration, le respect.

Pour Turquoise, la pécheresse à son début, Baccarat devait être quelque chose comme un être supérieur, une femme dont on envie la renommée et la haute situation, le général couvert de gloire que le jeune sous-lieutenant suit des yeux en soupirant.

– Comment ! reprit Turquoise, comment vous, madame, vous êtes Baccarat ?

– Je l’étais, dit-elle en baissant les yeux ; aujourd’hui je me nomme madame Charmet.

– Ah ! continua la jeune femme, laissez-moi vous baiser la main, madame, car je sais ce que vous fûtes et ce que vous valez.

Et Turquoise prit la main de Baccarat, la porta vivement à ses lèvres et continua à la regarder avec une admiration naïve qui s’adressait, on ne pouvait le préciser, soit à la courtisane passée, soit à la femme dont le repentir avait égalé les fautes.

La première hypothèse était la plus admissible, si l’on songeait que Turquoise était ce qu’avait été Baccarat, et si l’on songe surtout que le vice a, comme la vertu, ses fanatiques admirateurs. Mais on pouvait également admettre la seconde, en voyant la robe de toile et le petit bonnet de lingerie dont Turquoise s’était attifée. N’était-elle pas déjà repentie elle-même ?

– Oh ! oui, poursuivit-elle avec feu, levant ses grands yeux sur Baccarat et essayant ainsi sur une femme le pouvoir magique de ce regard devant lequel les hommes s’inclinaient ; oui, madame, je vous connaissais de nom depuis longtemps.

– Ah ! fit Baccarat avec tristesse.

– N’est-ce point là votre maison ? ne suis-je point ici chez vous ? reprit Turquoise, dont la voix s’était faite harmonieuse comme un refrain créole, comme une mélopée des terres bénies du soleil. Et n’est-il pas tout simple que dans cette maison toute pleine de vous encore, au milieu de ces meubles, de ces tableaux, de ces objets d’art, vivants souvenirs de votre goût exquis, j’aie appris quelque chose de votre histoire ?

Baccarat laissait parler Turquoise et l’observait attentivement.

– Oui, continua la jeune pécheresse avec animation, tout ici, madame, m’a parlé de vous ; mais il y a plus, j’ai eu pendant huit jours à mon service Germain.

– Mon cocher ? fit Baccarat.

– Oui, madame.

– Et il vous a parlé de moi ?

– C’est-à-dire, fit Turquoise avec quelque confusion, qu’il a répondu à mes questions ; car j’étais avide de savoir mille détails sur votre vie. Mon Dieu ! s’interrompit Turquoise en rougissant, et sans toutefois abandonner la main de Baccarat qu’elle pressait dans les siennes, si vous ne me promettez pas une indulgence absolue, je n’oserai jamais…

– Parlez, dites-moi tout, mon enfant, fit Baccarat avec bonté.

– Eh bien, murmura Turquoise avec admiration, vous avez vécu dans le monde où je suis, madame, avant de devenir une noble et sainte entre toutes, vous avez eu des chevaux… des voitures… des amants…

Un sourire d’ange vint aux lèvres de Baccarat.

– Dites, mon enfant, fit-elle avec douceur, vous ne m’offenserez pas.

– Vous avez été une lionne enfin, reprit Turquoise, et moi qui débutais, moi qui étais une enfant encore, j’avais déjà tant entendu parler de vous, que j’ai voulu savoir comment vous faisiez… Votre hôtel était à vendre ; je crus en l’achetant hériter de votre gloire… J’aurais voulu qu’on me prît pour vous… c’est pour cela que je gardai Germain.

Baccarat écoutait en souriant ; et la jeune pécheresse jouait si merveilleusement son rôle d’ingénue, elle semblait afficher si simplement cette fanfaronnade du vice, que, plusieurs fois, Baccarat, la clairvoyante et la forte, faillit s’y laisser prendre.

– J’avais un tel respect de tradition pour vous, madame, – et Turquoise pressait toujours la main de Baccarat, – que tout est demeuré ici dans l’ordre où vous l’avez laissé… Votre chambre à coucher seule, que vous aviez démeublée, n’a pu être reconstituée exactement.

– Ah ! dit Baccarat, et, à part ma chambre…

– Tout est comme à la veille de votre départ : le cabinet de toilette, le boudoir, le salon d’été… celui-ci…

– Et, demanda madame Charmet, Germain ne vous a rien dit de ma retraite ?

– Oh ! si fait, madame…

Baccarat tressaillit.

– Que vous a-t-il dit ?

– Il m’a dit qu’un jour, vous qui ruiniez un prince russe en souriant, vous qui vous faisiez gloire de n’avoir pas de cœur, vous pour qui les hommes mouraient en duel ou se suicidaient comme de vrais fanatiques, vous aviez fini par aimer…

– Il vous a dit cela ? murmura Baccarat, dont la voix s’altéra.

– Oh ! mais aimer, continua Turquoise, comme on n’aime qu’une fois, comme nous seules peut-être nous savons aimer un jour, après avoir fait de l’amour un vil métier… Puis il m’a dit encore que pour cet homme, par amour pour lui, vous avez tout quitté, renoncé à tout, disparu du monde.

– Ah ! il vous a dit cela ?…

– Cela ne serait-il point vrai ? demanda naïvement la pécheresse.

– C’est vrai à moitié.

– C’est beau ! fit Turquoise.

– Et… vous a-t-il parlé de… lui ? interrogea Baccarat visiblement émue.

– Oui, fit Turquoise d’un signe de tête.

– Que vous a-t-il dit ?

– Ah ! madame, murmura l’atroce créature, qui savait prendre toutes les formes et tous les masques et jouer tous les rôles avec une égale supériorité, madame… madame, pardonnez-moi… j’ai été folle… car je viens de retourner un couteau dans la plaie de votre cœur…

Et Turquoise, la voix entrecoupée, les yeux pleins de larmes, se jeta aux genoux de Baccarat.

Mais Baccarat, un moment émue, était redevenue maîtresse d’elle-même.

– Eh ! dit-elle avec calme, que dois-je donc vous pardonner, mon enfant ? quel mal m’avez-vous fait, et quelle absurde histoire Germain a-t-il pu vous conter ?

Ces paroles produisirent une incroyable surprise chez Turquoise.

Elle se releva vivement, fit un pas en arrière et regarda Baccarat, jouant la stupeur avec une effrayante vérité :

– Ce n’est donc pas vrai ? s’écria-t-elle.

– Mais quoi ?

– Ce que Germain m’a conté.

– Voyons, ma petite, fit Baccarat tranquillement, que vous a-t-il dit ?

– Mais, madame, vous allez souffrir mille morts, si c’est vrai ?

– Dites toujours.

La voix de Baccarat était nette et brève.

– Eh bien, murmura Turquoise, hésitant à chaque mot, il m’a dit que… cet homme que vous aimiez… cet homme était un voleur !

Baccarat ne sourcilla point.

– Il vous a dit cela… et… vous l’avez cru ?

– Il m’a dit encore qu’on était venu l’arrêter ici… un matin… que vous vous étiez évanouie…

Turquoise s’arrêta.

– Après ? dit Baccarat.

– Que, revenue à vous, vous étiez sortie à demi folle, et que depuis on ne vous avait point revue.

– Est-ce tout ?

– Tout. Seulement, j’ai cru deviner le reste.

– Voyons ? fit Baccarat.

– J’ai pensé que vous aviez dû employer tout votre crédit pour sauver cet homme que… vous aimiez si ardemment…

– Vous avez deviné.

– Ah ! s’écria Turquoise frémissante, mais c’était donc vrai ?

– À moitié, je vous l’ai dit… On a, en effet, arrêté cet homme… mais il était innocent…

Turquoise respira.

– Et vous l’avez sauvé ?

– Oui.

– Et… vous êtes… heureuse ?

– Non, dit Baccarat sourdement, car il ne m’aimait pas… car il en aimait une autre…

– Et… il vous a abandonnée ?

– C’est moi… Mais dites-moi donc, ma petite, Germain ne vous a donc pas appris son nom ?

– Il m’a dit que c’était un grand jeune homme brun et pâle… mais son nom, il l’ignorait.

– En vérité ?

– Oh ! madame, continua Turquoise, il y a huit jours encore, je n’admirais en vous que la femme d’autrefois, la séduisante Baccarat, et je m’efforçais de vous prendre pour modèle et de vous imiter de mon mieux… mais aujourd’hui…

Turquoise soupira et baissa les yeux…

– Aujourd’hui… eh bien ? interrogea Baccarat.

– Aujourd’hui j’admire plus encore la femme aimante que je n’admirais, hier, la femme qui se vantait de n’avoir pas de cœur…

– Et pourquoi cela, ma petite ?

– Pourquoi ?… murmura Turquoise dont la voix s’altéra subitement… Eh bien, parce que, moi aussi, moi, comme vous, j’ai fini par aimer…

Baccarat attachait son clair et terrible regard sur la Turquoise, ce regard qui pénétrait jusqu’au fond du cœur, et dont Turquoise sut, cependant, supporter l’éclat.

– Vraiment ! pauvre enfant, dit-elle, vous aimez ?…

– Oh ! fit Turquoise, portant la main à son cœur.

Et, dans cette exclamation, on eût juré qu’elle avait mis toute son âme.

– Écoutez, madame, poursuivit-elle, je ne sais pas ce qui vous amène chez moi… je ne sais pas ce que vous venez me demander ; mais, au nom du ciel ! donnez-moi une minute, laissez-moi tout vous dire ; car vous seule vous pouvez me comprendre, et… peut-être…

– Peut-être ? fit Baccarat.

– Me donner un conseil.

– Parlez, mon enfant.

– Il y a quinze jours de cela, madame, l’homme qui m’a acheté cet hôtel devait partir le lendemain matin pour Londres. Il m’avait promis de venir dans la nuit me faire ses adieux. Je l’attendais là, où vous êtes, dans ce fauteuil, et quatre heures du matin sonnaient à la pendule… On sonna vivement à la grille, j’entendis des bruits et des pas dans le jardin… Je courus… Le vicomte venait me dire adieu, selon sa promesse, mais il n’était pas seul, il était suivi de deux hommes, et ces deux hommes en portaient un troisième dans leurs bras. Ce troisième était évanoui et perdait son sang. Il s’était battu avec le vicomte et le vicomte le faisait transporter chez moi…

Turquoise s’arrêta, comme si elle eût eu de la peine à comprimer plus longtemps son émotion.

– Continuez, dit Baccarat avec bonté.

Alors Turquoise raconta brièvement, avec l’éloquence du cœur, elle qui n’en avait pas ! la convalescence de Fernand, les huit jours pendant lesquels il était demeuré chez elle ; puis la terreur qu’elle avait éprouvée en songeant qu’elle l’aimait et comment elle l’avait fait reconduire, les yeux bandés, au milieu de la nuit, afin de ne jamais le revoir… Elle eut encore l’audace de dire son départ précipité le lendemain, sa rencontre fortuite avec Fernand, la poursuite exercée par celui-ci ; puis, comment elle avait cédé, comment elle était revenue… Elle alla plus loin encore, elle entra dans la vie privée de Fernand, racontant qu’il avait une femme et un enfant, et que, le jour même, ils avaient rencontré le vicomte de Cambolh au bois… Puis la scène qui s’en était suivie, et enfin sa résolution d’éloigner Fernand à jamais. Quand elle en fut là, elle s’arrêta et regarda Baccarat.

– Eh bien, dit Baccarat avec bonté, qu’allez-vous faire ?

– Voyez ces habits, dit Turquoise. Depuis quelques heures, je rougis de ma vie passée, et je me suis souvenue de vous. La Turquoise est morte, madame, il ne reste plus que Jenny… Jenny, qui vient de louer une chambre de deux cents francs par an et veut y vivre désormais du fruit de son travail.

– Vous ferez cela ? dit Baccarat avec étonnement.

– Oui, répondit-elle ; et s’il m’aime… eh bien, au moins, on ne dira point que j’ai gaspillé sa fortune… je ne veux de lui que son amour…

Et Turquoise se tut et se prit à soupirer.

Mais Baccarat s’était levée tout à coup de son siège ; elle avait, par un brusque mouvement, rejeté en arrière son chapeau recouvert d’un voile, et son chapeau, en tombant sur ses épaules, où il demeura attaché par les brides, laissa échapper les boucles épaisses et ruisselantes de sa chevelure d’or.

En même temps, l’œil de la pécheresse repentie retrouva son éclair d’autrefois, sa bouche s’arqua en un dédaigneux et hautain sourire, et madame Charmet redevint la Baccarat des jours passés, la folle créature qui avait enchaîné la mode à son char, et elle domina Turquoise, en ce moment, de toute la hauteur de sa taille et de toute la supériorité de sa fatale expérience :

– Tu es très forte, ma petite, lui dit-elle d’une voix mordante, ironique, et l’enveloppant de son regard plein d’éclairs ; mais tu oublies un peu trop que je m’appelle Baccarat. À nous deux !

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