XXXVIII

Cette brusque métamorphose aurait bouleversé, frappé de stupeur toute autre femme que la blonde Jenny, la jeune élève du baronet sir Williams.

Baccarat, en ce moment, était splendide d’audace, de résolution, d’énergie. Il ne lui manquait qu’un poignard à la main pour rappeler cette scène de la maison de fous où elle avait mis Fanny sous ses pieds, la forçant à lui livrer son secret. Mais Jenny était une femme forte, un adversaire digne de Baccarat.

Un moment elles observèrent toutes deux le silence et se regardèrent comme deux tigresses se défiant au combat et qui se mesurent de leurs yeux étincelants.

Jenny s’était redressée calme, souriante, prête à soutenir la lutte :

– Madame, dit-elle enfin, ou vous êtes folle et subissez l’atteinte subite d’un transport au cerveau…

– Je ne suis pas folle, dit Baccarat, va, ma petite.

– Ou l’homme que j’aime, vous l’aimez aussi…

– C’est vrai.

Baccarat prononça droitement ces deux mots, et Jenny comprit à quelle rivale elle avait affaire. Souvent le calme est plus menaçant que la tempête.

À son tour elle se tut et parut attendre que Baccarat exprimât sa volonté :

– Ma petite, dit celle-ci en se rasseyant et prenant une délicieuse et voluptueuse attitude dans son puff, attitude qui rappelait si bien la pécheresse que madame Charmet dut en rougir intérieurement ; ma petite, je t’ai fait l’honneur de t’écouter, tu me feras bien le même plaisir, je suppose ?

– Parlez, madame, dit Turquoise avec soumission.

– Je suis ton ancienne, ma petite, poursuivit Baccarat, et par ce que tu sais de mon passé, tu peux compter que je tiens ma parole.

Turquoise eut la présence d’esprit de frissonner et de manifester une sorte d’effroi subit.

– Écoute, reprit Baccarat, l’homme dont tu viens de parler, l’homme que tu prétends aimer, eh bien, moi aussi je l’aime… je l’aime depuis quatre années ! et c’est pour lui que j’ai changé ma vie.

Jenny eut un geste de surprise mélangé de terreur.

– Tiens, dit Baccarat, je veux bien croire que, toi aussi, tu l’aimes… que tu l’aimes réellement… mais il faut me le prouver…

– Voyez mes habits, dit Turquoise.

– Ceci n’est point une preuve.

Turquoise courut à un meuble, l’ouvrit précipitamment, et s’écria : – Tenez… tenez… venez voir…

Elle retira d’un tiroir un pli volumineux, rompit le cachet, et éparpilla son contenu devant Baccarat.

– Voyez, dit-elle… voilà d’abord l’acte de propriété de cet hôtel, acheté par le vicomte de Cambolh, mon amant, et, à côté de cet acte, une donation sous seing privé de cet hôtel, signée de lui.

– Après ? dit Baccarat.

– Voici, ensuite, une inscription de rente trois pour cent de cent soixante mille francs ; plus une autre de six mille livres de rente sur la ville de Paris.

– Eh bien ? dit Baccarat, qu’est-ce que cela prouve ?

– Voyez l’adresse du pli.

Baccarat examina l’enveloppe et lut :

À Monsieur le vicomte de Cambolh.

– Tu lui renvoyais cela ? dit-elle.

– Oui, répondit Turquoise. Lisez cette lettre annexée au pli.

Baccarat ouvrit la lettre et lut :

« Mon cher vicomte,

« Pardonnez-moi de vous avoir trompé et d’avoir consulté mon cœur et non mes intérêts. Notre rencontre d’aujourd’hui m’a éclairée sur ce que j’avais à faire. Je vous renvoie donc tout ce que je tiens de vous et je quitte votre hôtel, dont vous pouvez reprendre possession à l’instant même. Adieu !

« Jenny. »

– Doutez-vous, maintenant ? dit Turquoise en regardant Baccarat, douterez-vous encore de mon amour pour lui ?

– Oui, dit Baccarat ; mais, pardon, vous allez me laisser ouvrir une parenthèse.

Baccarat retira un carnet de sa poche, et de ce carnet une lettre.

Cette lettre était celle que, la veille au soir, sir Williams, redevenu le vicomte Andréa, lui avait remise comme ayant été trouvée dans la poche d’une vieille robe, chez une marchande à la toilette, lettre qui était séparée de son enveloppe et accusait à un destinataire anonyme, à une femme, sa négociation de quelques poulets amoureux.

– Reconnaissez-vous cette écriture ? dit-elle en tendant la lettre à Turquoise.

– C’est la mienne, dit-elle ; mais comment avez-vous cette lettre ?

– Peu importe !

– J’avoue que c’est moi qui l’ai écrite.

– Quand ?

– Il y a environ six mois.

– À qui ?

– À une fille morte la semaine dernière.

– Son nom ?

– Henriette.

– Henriette tout court ?

– Non, Henriette Fontaine, qui se faisait appeler Henriette de Bellefontaine, autrement dite la Torpille.

– Je l’ai connue, dit Baccarat, qui se souvenait, en effet, d’une pécheresse de ce nom.

Et Turquoise ajouta :

– Que voulez-vous ? à cette époque-là, cette malheureuse était dans la misère, comme moi, comme bien d’autres. Nous avions établi un petit commerce de lettres d’amour… il faut bien vivre. Ce commerce m’avait tirée de la misère, et j’étais à moitié remontée quand j’ai rencontré le vicomte.

Turquoise, en parlant ainsi, avait un accent de franchise qui impressionna vivement Baccarat. Cependant elle ne se tint pas pour battue.

– Qu’est-ce que cela ? dit-elle.

Et elle mit le doigt sur le cœur tracé à la plume qui était au bas de la lettre.

– Ça ? dit Turquoise.

Et la pécheresse eut un sourire moqueur et regarda Baccarat.

– Êtes-vous naïve ! fit-elle d’un ton moqueur. Comment ! vous ne connaissez pas ce signe de notre argot féminin ?

– Non.

– Eh bien, mais… dit Turquoise, c’est pourtant aisé à comprendre.

– Je ne comprends pas.

– Vous souvenez-vous d’Henriette ?

– Oui.

– C’était une grande fille brune de vingt-huit ans… aux traits accentués…

– Après ?

– Eh bien, j’étais son amie de cœur ; elle m’avait lancée. Ce cœur voulait dire que je l’aimais toujours.

Cette explication renversa toutes les suppositions de Baccarat.

– Ou elle est plus forte encore que je ne le supposais, pensa-t-elle, ou elle dit vrai.

Tout autre que Baccarat eût tenté une dernière, une suprême épreuve. Elle eût demandé à Turquoise si elle ne connaissait point sir Williams. Mais Baccarat avait retrouvé sa lumineuse intelligence d’autrefois, et elle avait la prudence du serpent. Prononcer le nom de sir Williams, c’était, dans le cas où Turquoise serait son agent, se trahir elle-même et dire qu’elle se défiait de lui. Dans le cas contraire, c’était inutile.

Turquoise d’ailleurs était une de ces femmes dont le visage ne révèle jamais les angoisses de l’âme ; et sir Williams eût été chez elle en ce moment, que la pécheresse eût manifesté un superbe étonnement en entendant prononcer son nom.

– C’est bien, dit Baccarat, je te demande pardon, ma petite ; ne parlons plus de cette lettre…

Elle remit le billet dans son carnet et le carnet dans sa poche.

– À présent, reprit-elle, revenons à Fernand.

Turquoise parut attendre.

– Si Fernand était pauvre, continua Baccarat, la restitution de ces titres de rente, de cet acte de propriété, et la lettre que tu écris à ton vicomte, prouveraient clair comme le jour que tu l’aimes, et que, pour lui, tu renonces à tout…

– Dame ! fit Turquoise.

– Mais il est riche, il a douze millions, et il te donnera, le jour que tu le voudras, dix fois ce que tu rends aujourd’hui.

– C’est juste, dit Turquoise.

– Donc je ne suis pas convaincue.

– Pourtant, murmura Turquoise, cela est vrai… je l’aime…

Turquoise ouvrit un second tiroir et en tira une lettre.

Cette lettre était adressée à Fernand.

– Lisez, dit-elle, voici encore une autre preuve ; celle-là vous convaincra peut-être…

Baccarat rompit le cachet et lut :

« Mon bien-aimé,

« Si vous avez accepté les conditions que je vous ai faites aujourd’hui, si vous consentez à m’aimer pauvre, venez me voir demain, rue Blanche, 17.

« Jenny. »

Baccarat se leva de nouveau, puis elle montra ses belles mains nerveuses et souples qui cachaient des muscles d’acier sous leurs veines bleues et leur peau diaphane :

– Ma petite, dit-elle, je ne sais pas comment tu as commencé, ce que tu étais avant ton début, si tu es de bonne souche, et si tu as été en pension, ou bien si tu n’es qu’une fille de portier ; mais ce dont je puis te répondre, moi, c’est que j’étais à dix-huit ans une forte fille du peuple, une fille de faubourg, vois-tu, et que je ne craignais point un homme de ta taille…

En parlant ainsi, Baccarat appuya sa main, et sous cette pression, la Turquoise plia comme un roseau sous l’aquilon, et se prit à pâlir.

– Vous voulez me tuer ? dit-elle.

– Peut-être…

Et Baccarat, réunissant ses dures mains, entoura le frêle cou de sa jeune rivale, prête à les convertir en un étau.

– Tiens, dit-elle, si je voulais, avant que tu eusses jeté un seul cri, je t’aurais étranglée.

Turquoise était un peu pâle, mais elle supportait cependant le regard de feu de Baccarat.

– Écoute bien, dit Baccarat, dont la voix brève et saccadée avait un accent métallique, je te donne une minute pour réfléchir… Tu aimes Fernand ?

– Oui, dit Turquoise avec fermeté.

– Moi aussi. Eh bien, choisis : ou tu renonceras à lui sur-le-champ, à l’instant même, ou tu mourras…

– J’ai choisi, répondit Turquoise.

– Tu renonces ?

– Non, je l’aime. Tuez-moi… Mais il m’aime, lui, et il me vengera !

Turquoise avait été héroïque ; mais elle savait bien qu’en invoquant l’amour que Fernand avait pour elle, elle désarmerait Baccarat. En effet, les mains de celle-ci, prêtes à étreindre le cou de sa rivale et à l’étouffer, ces mains se distendirent subitement. Un cri sourd s’échappa de sa poitrine.

– Il l’aime ! pensa-t-elle ; peut-être en mourrait-il, lui !

Cependant elle voulut tenter une dernière épreuve :

– Ma petite, dit-elle, je ne te tuerai pas parce que tu aimes Fernand, mais je te tuerai si tu ne m’obéis pas pendant une heure.

– Que faut-il faire ?

– Sonne et demande ta voiture.

Turquoise sonna :

– Le cheval bai au coupé ! ordonna-t-elle.

Baccarat s’empara des titres de rente, de l’acte de propriété de l’hôtel, et remit ces trois pièces dans leur enveloppe.

Puis elle prit les deux lettres qu’elle avait écrites au vicomte de Cambolh et à Fernand Rocher.

– Que faites-vous ? demanda Turquoise.

Baccarat les jeta dans le feu.

– Je brûle les choses inutiles, dit-elle froidement. Et elle ajouta : – Viens avec moi.

À son tour Baccarat sonna.

– Apportez à madame un chapeau et un manteau, dit-elle à la femme de chambre.

Trois minutes après, les deux pécheresses montaient en voiture.

– Rue de Buci ! cria Baccarat au cocher, et vite !

Le coupé partit avec la rapidité de l’éclair, et franchit en un quart d’heure la distance qui sépare la rue Moncey de la rue de Buci.

Baccarat conduisit Turquoise dans son cabinet, ouvrit son secrétaire et y prit une liasse de billets de banque, de titres de rente et d’actions de chemins de fer, en tout pour une valeur de cent soixante mille francs.

Au moment où elle refermait son secrétaire, la petite juive, sa commensale de la vieille, accourut et lui présenta son front à baiser.

– Bonjour, mon enfant, dit Baccarat avec émotion. Je m’absente deux jours. Tu seras bien sage, n’est-ce pas ?

– Oh ! oui, madame. Je vous le promets, répondit l’enfant.

– Appelle Marguerite.

L’enfant disparut et revint avec la vieille servante.

– Marguerite, dit madame Charmet, je ne rentrerai pas ce soir, ni même demain. Vous aurez soin de cette petite ; vous m’en répondez…

Et Baccarat entraîna Turquoise hors de la maison et la fit monter en voiture.

– Maintenant, dit-elle, allons chez le notaire.

– Chez le notaire !… Pourquoi ?

– Pour lui faire rédiger un acte de vente de ton hôtel.

– Mais il n’est pas à moi !

– Non, il est au vicomte. Mais cela doit être parfaitement indifférent à celui-ci de rentrer en possession de son hôtel ou de son argent, il me semble.

– Mais qui achètera l’hôtel ?

– Moi !

– Vous ! s’exclama Turquoise.

– Ma petite, dit gravement Baccarat, j’ai renoncé au monde et à ma première vie par amour pour Fernand… Tant que j’ai cru qu’il aimait sa femme, sa vraie et légitime femme, je ne me suis point repentie de mon sacrifice ; mais aujourd’hui qu’il aime une de mes pareilles, la force d’abnégation me manque…

– Ainsi… interrogea Turquoise, vous voulez…

– Je veux redevenir la Baccarat… En me retrouvant rue Moncey, j’ai compris que chez nous, pauvres filles déchues, le vice avait de profondes et indestructibles racines. Quand nous sommes une fois descendues au fond du gouffre, en vain remontons-nous à l’orifice, en vain essayons-nous d’en sortir, le gouffre nous fascine et nous reprend tôt ou tard… Tant que tu aimeras Fernand et que Fernand t’aimera, tu feras ce que j’ai fait… Tu essayeras peut-être de redevenir honnête ; mais moi… tu redeviendras la Turquoise, comme je redeviens la Baccarat.

Le coupé s’arrêta sur Neuve-Saint-Augustin, à la porte d’un notaire.

L’étude avait été vendue par Baccarat cent soixante mille francs. Baccarat la rachetait cent soixante.

Le notaire reconduisit les belles pécheresses jusqu’au bas de son magnifique escalier.

– Rue Moncey ! dit Baccarat.

Elles rentrèrent dans le petit hôtel et s’installèrent de nouveau au salon.

– À présent, reprit Baccarat présentant une plume à Turquoise, écris au vicomte, et dis-lui que tu lui envoies ces titres de rente, plus cent soixante mille francs, prix de l’hôtel, que tu viens de revendre à son premier possesseur.

La lettre écrite, Baccarat la mit dans l’enveloppe avec les cent soixante mille francs et les inscriptions, recacheta le tout, sonna et remit le pli au valet avec ordre de le porter sur-le-champ.

Turquoise ne sourcilla point et vit partir sa fortune d’un front calme et d’un regard serein.

– Maintenant, reprit Baccarat, me voici chez moi. Tout est à moi, n’est-ce pas ?

– Tout.

– Chevaux et voiture.

– Sans doute.

– Tu es honnête… parce que tu aimes.

– Ah ça, dit Turquoise, vous allez l’être aussi, j’imagine ?

– Sans doute. Que veux-tu ?

– Vous me laisserez écrire à Fernand ?

– Non.

– Pourquoi ?

– Parce que je veux qu’il vienne te chercher ici demain.

– Et vous lui direz où je suis ?

– Je le lui dirai, parole d’honneur ! Seulement, je veux voir par moi-même s’il t’aime réellement.

– Oh ! dit Turquoise avec assurance, voyez, jugez, vous serez convaincue.

– Tant mieux !

En ce moment, la femme de chambre entrouvrit la porte du salon :

– Madame, dit-elle à Turquoise, le commissaire que vous avez demandé est là.

Un homme vêtu de la traditionnelle veste bleue, portant une grande barbe noire, et dont le front chauve accusait la vieillesse, se montra par la porte entre-bâillée et enveloppa d’un regard.

– Monte avec cet homme, dit Turquoise, et fais-lui prendre la malle qui se trouve dans ma chambre.

La soubrette referma la porte, emmenant le commissaire.

Turquoise se tourna vers Baccarat.

– Cet homme dit-elle, emporte tout ce que je conserve de mon ancienne splendeur, deux robes et un peu de linge. Elle lui tendit la main et remit son chapeau. Adieu… dit-elle.

– Adieu, ma petite ; quand il ne t’aimera plus, nous nous reverrons.

– Nous ne nous reverrons jamais, alors…

– Mais, dit Baccarat, écoute bien un dernier mot. Aussi vrai que je suis là et que j’ai pu t’étrangler tout à l’heure, je te jure que si tu ruines mon Fernand, je me trompe, notre Fernand, je me souviendrai d’un poignard sans gaîne que je dois avoir quelque part, et je lui chercherai un fourreau dans ta poitrine.

Turquoise s’en alla sous le coup de cette menace, et rejoignit le commissaire dans le jardin.

– Ma parole d’honneur ! ma chère, dit celui-ci, voilà une gaillarde qui est forte… J’ai vu le moment où elle t’étranglait.

– Comment ! vous étiez là ?

– Parbleu ! répondit sir Williams, car c’était lui, j’étais caché depuis deux heures dans le cabinet qui se trouve au fond du salon, et j’ai tout vu et tout entendu. Ensuite, ajouta-t-il, j’ai pris le carrick de ton cocher et je vous ai conduites rue de Buci et chez le notaire.

– Vous êtes un homme de génie !

Et Turquoise ajouta :

– Croyez-vous à sa nouvelle conversion ?

– Je ne sais pas, dit sir Williams… Je le saurai demain ; mais si cela est un rôle… Ah diable ! elle est femme à me rouler, surtout si elle sait jamais, ajouta-t-il in petto, que je suis la cheville ouvrière de cette petite comédie.

Et sir Williams dit à Turquoise :

– Ma chère amie, elle t’a promis de te tuer si tu aimais Fernand ; mais je te promets, moi, de te faire bouillir dans l’huile comme une friture de goujons si jamais tu me trahis !

* *

*

Pendant ce temps Baccarat, demeurée seule, tombait à genoux et murmurait d’une voix brisée :

– Ô mon Dieu ! pardonnez-moi… mais il faut bien le sauver… il faut bien les sauver tous !

Baccarat était redevenue madame Charmet.

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