C

À neuf heures du soir, le même jour, tandis que madame de Saint-Alphonse arrivait chez le baron de Manerve, une voiture de place entra dans la cour de l’hôtel Meurice.

Un homme à cheveux rouges en descendit, donnant le bras à une Anglaise maigre et pointue, comme on en rencontre en Suisse et aux pyrénées.

– J’étais, dit-il, sir Arthur Collins et je voulais voir don Inigo que je avé connu en Suisse…

– Il est chez lui, lui répondit-on.

L’Anglais laissa sa compagne dans la cour de l’hôtel et monta chez don Inigo.

Sir Arthur fut introduit par le nègre galonné, dans le fumoir du marquis ; puis, le nègre congédié, les deux complices se regardèrent en riant :

– Eh bien, dit sir Arthur, as-tu eu peur ce matin ?

– Oui, mon oncle, un moment.

– Tu as cru que j’allais te tuer ?

– Écoutez donc, un homme plus bête que moi se serait dit tout ce que je me suis raconté dans l’espace d’une minute.

– Et que te racontais-tu ?

– Que je savais bien des secrets connus de vous seul, que vous aviez peut-être trouvé une autre combinaison, et que, en ce cas, ce serait pour vous une assez belle affaire de m’envoyer ad patres.

– Le fait est, murmura sir Arthur avec un calme qui donna la chair de poule à Rocambole, que j’y ai pensé un moment… mais, que veux-tu ? J’ai un faible pour toi…

– Merci…

– Et la sensibilité m’a toujours perdu.

– C’est-à-dire, murmura Rocambole, que vous n’avez pas trouvé le moyen de vous passer de moi.

– Non, non, dit sir Arthur, je te jure que c’est par pure sensibilité.

– Ma foi ! répliqua le faux marquis en riant, je vais vous faire un aveu, moi.

– Ah voyons ?

– Et vous verrez que je suis plus franc.

– J’écoute, dit sir Arthur, se renversant sur sa chaise avec une nonchalance complaisante.

– Figurez-vous, mon cher oncle, que j’ai eu la même pensée que vous.

– Comment ! tu as voulu me tuer ?

– Dame ! vous savez que je tire le pistolet de façon à ne pas manquer un pierrot à cinquante pas… et puis j’avais sur le cœur l’histoire du coup de couteau… Vous comprenez ?

– Mais, malheureux, observa sir Arthur sans la moindre irritation, que serais-tu devenu, moi mort ?

– C’est ce que je me suis dit, et vous voyez que vous êtes encore de ce monde.

– Je le vois, nous sommes dignes l’un de l’autre, mon neveu.

– Oui, mon oncle, nous avons du cœur, de la sensibilité.

– Et surtout nous raisonnons juste. Vous avez compris que vous aviez encore besoin de moi, et moi j’ai senti que je ne pouvais me passer de vous.

Après ce touchant échange de bonnes paroles, ils se serrèrent la main avec effusion, puis le visage souriant de sir Arthur devint sérieux.

– À présent, dit-il, laissons ces plaisanteries et ces balivernes. Je viens te faire mes plus tendres adieux.

– Vous partez ?

– Demain matin.

– Où allez-vous ?

– En Bretagne, à Kerloven, dans ce vieux château seigneurial que j’ai l’intention de restaurer après mon mariage avec la comtesse Jeanne de Kergaz.

Sir Arthur prononça ces mots avec un superbe sang-froid.

– Et moi, que dois-je faire ?

– Rester à Paris trois jours encore.

– Et puis ?

– Et puis tu partiras pour Saint-Malo, où tu attendras mes instructions.

– C’est très bien ; mais que ferai-je pendant ces trois jours ?

– Tu t’exerceras tous les matins, trois heures durant à bien apprendre le coup de mille francs.

– Je le sais.

– On ne sait jamais trop bien un coup d’épée qui vaut un million.

– C’est juste. Et après ?

– En même temps, tu t’occuperas de Baccarat.

– Hein ? Est-ce que vous avez trouvé une combinaison ?

– Une combinaison merveilleuse.

– Quelle est-elle ?

– D’abord, continua sir Arthur, j’ai des vues sur la petite Sarah.

– La juive ?

– Oui ; elle me plaît fort, cette enfant ; je lui veux du bien, et lui voudrais faire un sort.

– Comment ferez-vous ?

– Tu l’enlèveras.

– Tiens, tiens…, fit Rocambole, dont l’œil brilla.

Ce regard n’échappa point à sir Arthur.

– Mon bel ami, dit-il, si tu t’avisais de manquer de convenance à mon égard, tu n’aurais pas le million.

– Est-ce tout ?

– Non. En outre, je te tuerais…

– Je serai sage, dit Rocambole ; mais, la petite enlevée, où la conduirai-je ?

– J’ai un petit plan assez sagement conçu, répondit sir Williams, et ce plan, le voici : j’ai renoué au Havre d’assez jolies relations avec un ancien ami de Londres, un pickpocket émérite qui avait jadis servi sous mes ordres. Nous nous sommes rencontrés sur le port ; je l’ai reconnu, alors que lui ne me reconnaissait pas. Mais deux mots ont suffi pour me faire saluer respectueusement, comme un soldat salue son ancien capitaine. Le drôle a fait d’assez bonnes affaires ; il est à la tête d’un navire de commerce qu’il commande lui-même ; il est considéré dans son pays, un petit port d’Écosse, et il a si bien mené sa barque, c’est le cas de le dire, qu’il passe pour le plus honnête homme du monde.

– Comme vous, dit Rocambole avec impertinence.

– Comme moi, fit sir Williams sans paraître blessé de la comparaison. Or, reprit-il, John Bird est demeuré, au fond du cœur, dévoué à son ancien capitaine, et il fera pour moi tout ce que je voudrai.

– Mon oncle, interrompu Rocambole, il me semble que vous me donnez des détails inutiles. Voyons le but ?

– J’ai longuement médité sur le sort que je ferai à Baccarat, poursuivit sir Williams, et je me suis arrêté, pour elle, à une assez belle combinaison.

– Ah ! ah !

– Je veux l’envoyer aux îles Marquises.

– Peste !

– Et l’exposer à cette jolie alternative de devenir la femme d’un anthropophage ou d’être mangée par lui. C’est une belle fille. Bien certainement, si le chef des sauvages ne lui met point sur la tête la moitié de sa couronne, il se la fera servir toute rôtie, un jour de fête, au renouvellement de la lune, par exemple.

– Mais, dit froidement Rocambole, c’est une idée, cela.

– Je le crois bien.

– Seulement, comment la mettre à exécution ?

– À l’aide de mon ami John Bird. Il charge au Havre je ne sais plus quelle marchandise qu’il porte en Australie. Son équipage, recruté en bon lieu, lui est aussi dévoué qu’il me l’est lui-même. Il est à Paris depuis avant-hier matin, et je l’ai vu hier.

– Ah ! vous l’avez vu…

– Oui. Seulement, comme je sais qu’il ne faut jamais embarrasser la cervelle de trop de choses, je n’ai pas voulu t’en parler plus tôt.

– Et John Bird consent à emmener Baccarat ?

– Parbleu ! il la déposera sur quelque plage déserte, où les sauvages la trouveront. Je le crois même capable, car il entend merveilleusement le commerce, de la vendre un bon prix à quelque Peau-Rouge.

– Tout cela est fort bien, mon oncle ; mais comment confierons-nous Baccarat à John Bird ?

– Ceci te regarde. Cependant, je vais te donner la marche à suivre. Tu vas, d’ici à trois jours, enlever la petite juive.

– Bien. Après ?

– La petite juive en ton pouvoir, tu la confieras à la veuve Fipart.

– Tiens, ceci est une idée. Maman, observa Rocambole, est la femme qu’il faut dans ces cas-là.

– La veuve Fipart gardera la petite, et une lettre anonyme avertira Baccarat que l’enfant, enlevée par un nègre… ce nègre sera le tien…

– Venture ?

– Oui. Je reprends : que l’enfant, enlevée par un nègre, est en route pour le Havre. La lettre ajoutera que le nègre a pris passage à bord d’un navire anglais, le Fowler, qui va en Océanie. Tu comprends que, à tout hasard, Baccarat partira pour le Havre. Mais là, elle apprendra que le navire a levé l’ancre.

– Et puis ? fit Rocambole qui commençait à ne plus rien comprendre au plan de sir Williams.

– Au Havre, encore, elle saura que le Fowler doit toucher à Saint-Malo et s’y arrêter trois ou quatre jours. Alors, elle prendra des chevaux de poste et s’en ira par terre à Saint-Malo. Là, elle retrouvera le Fowler en rade. Elle se fera conduire à bord, et John Bird en fera son affaire.

– Tout cela est difficile à exécuter, murmura Rocambole.

– Si tu ne t’en tires point avec honneur, répliqua sir Williams avec cet accent calme et impérieux à la fois qui disait si bien qu’il voulait être aveuglément servi, c’est que décidément tu n’es pas digne du million que je te destine.

Ces mots furent un coup d’éperon.

– C’est bien, dit Rocambole, vous serez content ; partez tranquille, je me charge de tout ; mais une dernière objection, s’il vous plaît ?

– Parle.

– Pourquoi amener Baccarat jusqu’à Saint-Malo ?

– Ah ! ceci est le côté poétique de ma combinaison. Baccarat emmenée en Océanie par un coquin vulgaire, c’est une vengeance comme on en voit tous les jours, et qu’elle n’apprécierait point convenablement, tandis que je veux qu’elle sache qui l’envoie rôtir.

– John Bird pourrait le lui dire.

– Non, je le lui dirai moi-même.

– Où cela ?

– À bord du Fowler, où je la conduirai.

– Vous ?

– Parbleu ! Kerloven est à une lieue de Saint-Malo. Tu sais bien que, désormais, Baccarat a en moi une confiance absolue, sans bornes.

– Mais enfin, que ferai-je de la petite juive ?

– Tu prieras la veuve Fipart d’en avoir le plus grand soin…

– Et elle restera à Paris ?

– Oui, jusqu’à mon retour.

– Et, dans trois jours, je vous rejoindrai ?

– C’est-à-dire que tu t’embarqueras avec John Bird et Venture, et que tu viendras à Saint-Malo. Là, je te ménagerai un nouveau tête-à-tête qui sera interrompu par Armand…

– Ah ! je devine…

– Tu comprends bien qu’alors ceci ne me regardera plus. Armand se chargera de te châtier, et tu te souviendras qu’un coup d’épée bien appliqué peut rapporter un million en temps et lieu.

– Superbe ! mon oncle, superbe ! murmura Rocambole avec admiration.

– Demain matin, acheva sir Williams, tu monteras à cheval, tu t’en iras jusqu’à Vincennes, et tu verras, à l’entrée de l’avenue du château, une guinguette qui porte pour enseigne : Au rendez-vous des chasseurs à pied. Tu entreras et trouveras John Bird ; tu le reconnaîtras à sa mine britannique, il est rouge carotte, et a un abdomen respectable ; tu lui demanderas, pour plus de sûreté, s’il connaît le capitaine Williams ; et quand vous serez bien certains l’un et l’autre de votre mutuelle identité, vous vous entendrez sur ce que vous avez à faire. Il a mes instructions détaillées.

Sir Arthur Collins se leva à ces mots, boutonna son habit bleu, remit son chapeau sur sa chevelure d’un blond fade, et il allait sortir, après avoir tendu la main à Rocambole, lorsque le prétendu nègre parut, portant un plateau d’argent sur lequel se trouvait une lettre.

C’était l’invitation du baron de Manerve au marquis don Inigo.

Le marquis rompit le cachet, lut et tendit la missive à son visiteur.

– Bah ! dit sir Williams, je ne vois pas d’inconvénient à ce que tu t’amuses. D’ailleurs, il fait toujours bon aller dans le monde, on n’est pas ainsi confondu avec de vils malfaiteurs.

Et, sur cette plaisanterie, sir Williams s’en alla.

* *

*

Or, tandis que l’invitation du baron de Manerve parvenait à don Inigo, la brune madame de Saint-Alphonse retournait à l’hôtel de la rue de la Pépinière.

Baccarat et le comte l’attendaient.

– Eh bien, demanda la première, le baron donnera-t-il son bal ?

– Sans doute.

– Quand ?

– Demain.

– Ce cher baron, murmura Baccarat, tient décidément à m’être agréable.

– Et moi, dit madame de Saint-Alphonse, je viens chercher mes instructions.

Baccarat tressaillit et parut légèrement embarrassée.

– Ceci, dit-elle, est assez difficile à expliquer, ma chère.

– Bah ! fit la Saint-Alphonse, je comprends à demi-mot.

– Je vais te dire ce que c’est que ce don Inigo.

– Très bien.

– Ou du moins ce que je le soupçonne d’être. Quand tu sauras cela, tu devineras.

– Voyons, j’écoute.

– Don Inigo est un marquis pour rire.

– Comme il y en a tant, dit la jeune femme en montrant ses dent blanches.

– Il est très brun, très noir, et tout en lui annonce l’origine transatlantique.

– Je ne l’ai jamais vu.

– Mais, poursuivit Baccarat, il pourrait bien se faire qu’au lieu d’être brun, il fût blond. Cela s’est vu. Ensuite, si je ne me trompe, ce marquis don Inigo s’est appelé d’un autre nom.

– Ceci est plus difficile à constater.

– Je le sais.

– Mais cependant… avec du temps…

– Si lui et l’homme que je soupçonne ne font qu’un, reprit Baccarat, il doit avoir un signe particulier.

– Où cela ?

– À la poitrine, au côté droit.

– Quel est ce signe ?

– La cicatrice d’un coup de poignard.

– Oh ! oh !

– La blessure doit être à peine fermée.

– À quand remonte-t-elle ?

– À trois mois.

– C’est bien ; je saurai cela.

Et madame de Saint-Alphonse regarda Baccarat.

– Ah çà… mais, dit-elle, tu as donc un grand intérêt à découvrir l’identité de cet homme ?

– Très grand.

– L’aimerais-tu ?

– Oh ! fit Baccarat avec un geste de dégoût.

– Ma chère amie, dit le comte Artoff, pour couper court à cette conversation, car madame de Saint-Alphonse avait parfaitement compris la mission qu’on lui donnait, je vais vous éclairer d’un mot : le marquis don Inigo, s’il est l’homme que nous croyons, est un misérable qui nous a volés et qui cherche à nous assassiner.

Madame de Saint-Alphonse frissonna.

– Mais, ajouta le comte, n’ayez aucune crainte ; si c’est lui, nous le réduirons promptement à l’impuissance.

– Et si ce n’est pas lui ?

– Eh bien, personne au monde ne saura que nous avons soupçonné le marquis don Inigo de los Montes.

– Mais, dans le premier cas, je l’aurai trahi.

– Vous aurez démasqué un misérable.

– Et s’il me tue ?

– Non, ne craignez rien, nous vous protégerons. Et puis, remarquez, acheva le comte, que vous ne faites, après tout, que commettre une simple indiscrétion, laquelle vous est payée cent mille francs.

– C’est juste, murmura madame de Saint-Alphonse, dont ce mot de cent mille francs dissipa les dernières hésitations. Adieu. Après-demain, vous serez fixés, ou j’y perdrais mon nom.

Et madame de Saint-Alphonse s’en alla.

– Je crois, murmura Baccarat pleine de foi en l’avenir, que nous finirons par tenir sir Williams.

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