Un moment de silence régna entre ces deux hommes étroitement liés par le crime. Ils se regardèrent tous deux, comme un général et un lieutenant se considèrent le soir d’une défaite.
Rocambole était l’élève, le bras droit de sir Williams ; il avait eu jusque-là une foi aveugle en lui, en son génie fécond, une confiance sans bornes dans les ressources de cet esprit toujours prêt à triompher des situations les plus désespérées. Si un autre que sir Williams lui-même fût venu lui dire : « Le capitaine a été battu, » il eût haussé les épaules et n’aurait pas voulu le croire.
Mais c’était son chef lui-même qui disait : « Nous avons été battus, et battus par une femme ! »
Or, sir Williams n’était encore entré dans aucun détail ; mais sa morne attitude, sa tristesse, son regard mêlé de colère et de découragement, étaient si éloquents, que l’élève douta, pour la première fois, de ce maître infaillible, et se demanda si l’heure n’était point venue d’abandonner sa bannière.
Sir Williams devina-t-il les pensées qui traversaient le cerveau de son âme damnée, ou bien obéit-il à une de ces réactions morales qui viennent réconforter tout à coup les âmes fortement trempées, un moment frappées d’hésitation ? Toujours est-il qu’il releva la tête soudain, et que son regard retrouva ce fauve rayonnement qui décelait si éloquemment cette énergie dangereuse et vivace par lui consacrée depuis vingt ans à la cause du mal.
– Oui, dit-il, nous avons été battus ; mais rien n’est perdu encore, et, par l’enfer, j’aurai mon tour !
Alors il raconta en quelques mots, brièvement, froidement, d’un ton sec, les événements de la soirée, événements que nous connaissons, du reste. César, dictant ses Commentaires, ne fut ni plus laconique ni plus clair.
Rocambole écouta le maître jusqu’au bout, sans l’interrompre. Puis, de même que le calme était revenu sur le visage et dans la voix de sir Williams, le disciple retrouva sa tranquillité d’attitude et sa netteté d’esprit.
– En effet, mon oncle, dit-il, nous avons été battus, et Baccarat est une forte tête, dont il faut absolument nous défaire. Mais, comme vous le dites, ce n’est jamais que la première partie perdue.
– C’est mon avis.
– Donc, passons à la seconde.
– La seconde, murmura sir Williams, dont la voix, tranquille en apparence, couvait des tempêtes, la seconde, c’est Armand et Baccarat que je foulerai sous mes pieds.
Rocambole regarda sir Williams et haussa silencieusement les épaules.
– Plaît-il ! fit celui-ci avec hauteur.
– Mon oncle, dit le prétendu vicomte suédois, je commence à vous croire monomane.
– Hein ?
Et sir Williams accentua cette syllabe avec l’irritation d’un supérieur qu’un subalterne ose blâmer.
– J’ai dit monomane, répéta sèchement Rocambole, et je m’explique : vous avez la monomanie de la vengeance !
Sir Williams tressaillit, regarda Rocambole et se tut.
– C’est-à-dire, poursuivit le fils adoptif de la veuve Fipart, que vous oubliez un peu trop la vie réelle pour la vie intellectuelle, la prose pour la poésie. La vengeance est assurément le plaisir des dieux, mais les dieux étaient immortels, et ils avaient le temps de consacrer tous leurs loisirs à cette récréation. Nous, au contraire, nous sommes de pauvres diables de mortels qui avons besoin de vivre, et si tout en faisant nos affaires nous songeons à notre vengeance, ce n’est pas une raison, il me semble, pour négliger les premières au profit de la seconde.
– Où veux-tu en venir ? dit sir Williams avec douceur.
– À ceci : que le plus triste de notre défaite de ce soir, c’est la perte des deux petits millions en lettres de change, vous, au contraire, vous regrettez moins les millions que la mort de Fernand Rocher.
– C’est vrai, murmura sir Williams, dont l’œil étincela de courroux. Je le hais tant !
– Cela tient, observa Rocambole d’un ton goguenard, à ce que vous êtes un vrai grand seigneur, un aristocrate, un homme de génie et de goût plus épuré que moi. Votre serviteur, au contraire, vicomte de hasard, enfant de la boue parisienne, homme positif avant tout, prendrait fort paisiblement son parti du bonheur de Fernand Rocher, s’il avait deux millions en poche.
À son tour, sir Williams haussa les épaules.
Mais ce geste de désapprobation ne déconcerta point Rocambole. Il reprit tranquillement : – Je comprends très bien que vous haïssiez mortellement ce philanthrope d’Armand de Kergaz, ce brave homme qui, légalement, vous a dépouillé, et dont la vertueuse intervention vous a fait perdre les douze millions du bonhomme Kermor de Kermarouet. Pour celui-là, je vous accorde tout ce que vous voudrez. Sacrifiez-lui les intérêts des Valets-de-Cœur, notre prospérité, notre argent, tout ! J’en serai personnellement vexé, mais, enfin, vous êtes le chef… et à tout seigneur tout honneur ! Mais Fernand Rocher, mais Léon Rolland, Cerise, Hermine, Baccarat, tous ces comparses… Allons donc ! acheva Rocambole en jetant son bout de cigare dans le feu ; écrasons-les en passant, si nous en avons le temps, mais ne leur faisons point l’honneur de négliger pour eux nos affaires sérieuses. Voilà !
Et l’ancien gamin de Paris regarda effrontément sir Williams, qui, tout pensif, avait écouté ce discours avec une grande attention.
– Mais enfin, dit-il, selon toi, que devons-nous faire ?
– Parbleu ! songer aux cinq millions de la belle Daï-Natha.
– C’est juste, dit-il.
Ces mots réveillèrent tout à fait l’intelligence assoupie du baron Andréa.
– Le temps nous presse, mon oncle.
– Depuis combien de jours Daï-Natha a-t-elle bu le poison ?
– Ce sera demain le quatrième écoulé.
Sir Williams bondit sur son siège.
– Par Satan ! s’écria-t-il, tu as grandement raison, mon neveu ; et, en effet, j’ai tout oublié pour caresser ma vengeance. Il n’y a pas une minute à perdre maintenant, et si la marquise n’est pas morte dans trois jours, ce sera Daï-Natha qui s’en ira dans l’autre monde, et alors les cinq millions suivront pour nous le chemin des lettres de change.
– Par conséquent, mon oncle, ajouta Rocambole, laissons un moment Baccarat tranquille.
– Il le faut bien.
– À propos, vous a-t-elle reconnu ?
– Non.
– Pensez-vous qu’elle ne vous soupçonne pas ?
– Ah ! dit le baronet, ceci est une toute autre chose ; je n’en sais rien. Cette femme est un mystère pour moi.
– Un mystère, dit Rocambole, dont nous aurons la clef bientôt.
– Par qui ?
– Par Chérubin.
– Tu crois ?
– Évidemment : elle l’a reçu deux fois. Il a renoncé au pari ; le comte le croit évincé, et cependant Baccarat lui ouvre sa porte à onze heures du soir.
– Sang-Dieu ! exclama sir Williams, dont une vision traversa le cerveau, alors nous sommes devinés ?
– Pourquoi ?
– Mais parce que Baccarat est peut-être déjà sur la trace de l’affaire Van-Hop. Crois-tu donc sérieusement qu’elle puisse aimer Chérubin ?
– Diable ! murmura Rocambole, ceci est une chose à examiner.
Sir Williams ne répondit pas. Le front caché dans ses mains, il se livrait à une méditation profonde. Et lorsqu’il releva enfin la tête et regarda Rocambole en face, une phrase tomba de ses lèvres, froide et acérée, comme le delenda est Carthago de Caton d’Utique.
– Mon avis est, dit-il, qu’il faut absolument nous défaire de Baccarat, ou nous sommes perdus.
– Amen ! dit Rocambole.
Et ces deux hommes demeurèrent en présence, occupés à méditer la perte de leur redoutable ennemie, sans, toutefois, perdre de vue l’affaire Van-Hop.
Sir Williams était bien réellement cet homme à l’esprit inventif pour lequel il n’était jamais d’impasse, et qui trouvait toujours en quelques minutes le moyen de résoudre la plus âpre difficulté. Après un moment de réflexion, il releva la tête ; un sourire vint à ses lèvres, ce sourire diabolique et cruel que nous lui avons vu tant de fois à l’heure où il trouvait ses combinaisons infernales.
– Mon bel ami, dit-il à son complice, tu vas voir que je deviens un homme raisonnable, un homme positif, comme tu dis.
– Bah ! fit Rocambole d’un ton moqueur.
– Ainsi, n’écoutant que mes instincts d’artiste, j’aimerais assez, poursuivit sir Williams, faire subir à Baccarat les supplices les plus inouïs.
– C’est fort bien cela, mon oncle.
– Mais, bah ! le temps nous presse et il faut aller vite en besogne.
– Alors, que faire ?
– La tuer tout simplement et sans crier gare.
– Par quel moyen ? D’un coup de poignard ?
– C’est dangereux ! D’abord il faut trouver un homme sûr ; car je suppose que ni toi ni moi ne voulons agir personnellement ?
– Certes, non.
– Ensuite, Baccarat assassinée chez elle, et la marquise tuée par son mari deux jours après, constitueraient deux grands meurtres avec effusion de sang qui finiraient par donner bel et bien l’éveil à la justice et nous forceraient peut-être à de nouvelles migrations.
– Faut-il l’étrangler ? demanda Rocambole.
– Pas davantage.
– L’empoisonner ?
– Oui, fit sir Williams d’un signe de tête, accompagné d’un sourire effroyable.
– C’est difficile, mon oncle.
– Tu crois ?
– D’abord nous n’avons plus aucune intelligence dans l’hôtel de la rue Moncey. Tous les gens de cette Baccarat sont bien à elle.
– Ceci est un détail.
– Un détail qui me paraît sérieux.
– Tu oublies Chérubin ?
– Diable ! mon oncle, c’est grave, ce que vous dites-là.
– En quoi ?
– Vous songez à Chérubin pour empoisonner Baccarat ?
– J’y songe.
– Vous avez tort, mon oncle.
– Pourquoi ?
– Mais parce qu’il veut gagner son pari. Or, si Baccarat mourait, il perdrait cinq cent mille francs et demeurerait à la discrétion du comte Artoff.
Sir Williams se prit à sourire.
– Tu es toujours jeune, dit-il.
– Je dis pourtant une chose sensée.
– Elle le serait si nous avions la simplicité de dire à Chérubin : « Votre Baccarat nous gêne singulièrement, et vous allez nous en débarrasser. » Mais il y a moyen de faire que Chérubin l’empoisonne sans le savoir.
– Par exemple ! dit Rocambole, je suis curieux de savoir comment ?
– Tu le sauras tout à l’heure. Mais, interrompit sir Williams, tu dois avoir quelque part une petite fiole bleue que nous avons rapportée d’Amérique.
– Le poison des sauvages ?
– Oui.
– Je la conserve précieusement. Elle est là, dit-il en indiquant du doigt un meuble de boule placé dans une encoignure de son fumoir.
– Tu sais, reprit sir Williams, que deux gouttes de ce poison, qui n’existe pas en Europe et que les Indiens seuls connaissent, mélangées avec une essence ou une eau quelconque, corrompent cette essence à ce point qu’il suffit d’en humer l’odeur pour être mortellement atteint ?
– Je sais cela, mon oncle.
– Mais ce que tu ne sais peut-être pas, poursuivit sir Williams, ce sont les bizarres effets de ce poison, qui tue par le seul fait de l’aspiration. D’abord, la mort n’est point instantanée ; on ne succombe même ordinairement qu’au bout de vingt-quatre à trente heures. Les premières atteintes du mal, qui ont lieu sur-le-champ, dans l’espace de quelques secondes, se manifestent par un accès de gaieté, de bonne humeur, qui dégénère bientôt en loquacité. L’homme qui a respiré le poison éprouve sur-le-champ une sorte d’ivresse qui lui délie la langue, lui fait oublier toute prudence, toute mesure, et révéler les secrets qu’il avait jusque-là enfouis avec soin au fond de son cœur. Cette fièvre dure environ deux heures. Puis un morne abattement succède petit à petit, une sorte de lassitude morale et physique, approchant de ce marasme plein de béatitude qui se manifeste chez les peuples qui font abus du hatchich. À partir de ce moment, les forces physiques et les facultés intellectuelles vont s’affaiblissant par degrés et avec une foudroyante rapidité. On ne meurt pas, on s’éteint.
– Mais, dit Rocambole, voilà un merveilleux moyen de nous débarrasser de Baccarat.
– Parbleu ! dit sir Williams. Sans compter que nous saurons par Chérubin le secret de sa conduite.
– Mais je doute qu’Oscar de Verny consente.
– Mon cher ami, dit froidement sir Williams, si je le voulais bien, il faudrait qu’il consentît à tout. Mais je trouve inutile d’en faire notre complice, lorsqu’il est beaucoup plus simple de le faire agir à l’état d’instrument passif et ignorant.
– Comment faire ?
– Oh ! c’est très simple. D’abord tu iras demain matin chez un parfumeur, et tu y achèteras un flacon de vinaigre de toilette odorant.
– Bien. Après ?
– Après, tu rentreras chez toi et tu mettras des gants et un masque en verre. Ah ! dame ! fit sir Williams en souriant, avec ce jouet-là, il faut prendre des précautions.
– Et puis ? demanda Rocambole.
– Et puis tu déboucheras le flacon de vinaigre, puis la fiole ; tu verseras dans le premier deux gouttes de la liqueur contenue dans la seconde, et tu reboucheras le tout avec les mêmes précautions.
– Très bien ! je comprends.
– Après quoi tu remettras ce flacon à Chérubin et tu lui diras : « Je ne sais pas jusqu’à quel point Baccarat est au moment de vous aimer, mais je vous jure que si elle respirait, dix secondes, l’odeur qui s’exhale de ce flacon, elle éprouverait sur-le-champ une fièvre nerveuse telle qu’elle vous adorerait au bout de dix minutes, et tournerait aux sentiments tendres et affectueux. »
– Corbleu ! mon oncle, s’écria Rocambole, voilà une fameuse idée, et je vous en fais mon compliment.
– À présent, acheva sir Williams avec calme et peu sensible aux éloges de son élève, causons de ce que tu nommes les affaires sérieuses.
– Vous voulez parler de Daï-Natha ?
– Oui.
– Dois-je aller voir ?
– Sans doute, et je vais te donner mes instructions.
Et l’oncle et le neveu eurent alors un long entretien dont il ne nous appartient point de révéler les détails, mais pendant lequel la marquise Van-Hop fut condamnée en dernier ressort.
Nous verrons bientôt quel plan abominable avait conçu ce démon dont le génie audacieux ne reculait devant aucun forfait.