Comme il l’avait dit, le Limousin n’était pas depuis l’âge de dix ans dans le bâtiment pour manquer d’équilibre et avoir le vertige.
Il passa lestement au-dessus de l’abîme et posa le pied sur l’entablement de la croisée de miss Ellen, qui venait de s’ouvrir.
Alors, deux petites mains le saisirent et l’attirèrent.
Puis une voix douce et harmonieuse lui dit tout bas :
– Ne faites pas de bruit, ou nous sommes perdus !
La chambre était sans lumière ; mais la lune y versait sa blanche clarté, et le pauvre Limousin voyait miss Ellen et la contemplait avec extase, comme si on eût été en plein jour.
C’était un rêve pour lui !
Un rêve étrange, bizarre, un rêve céleste que se trouver ainsi, lui, le pauvre enfant des montagnes de la Creuse et du Limousin, le maçon aux habits couverts de plâtre, dans ce boudoir de jeune file vêtue de soie et dont les deux mains mignonnes, blanches et parfumées, pressaient sa main calleuse, dont la voix tremblante murmurait à son oreille, à son oreille enivrée : « Ne faites pas de bruit », l’associant ainsi à son péril et l’élevant par là même jusqu’à elle.
Miss Ellen avait connaissance sans doute de ce petit trou que sir James avait percé dans la porte, afin de la pouvoir surveiller à toute heure, car elle entraîna le jeune ouvrier à l’autre bout de la chambre, en un coin où ils ne pouvaient être vus.
Et alors, lui tenant toujours les mains, elle approcha ses lèvres de son oreille et lui dit :
– Je ne vous connais pas, mais j’ai confiance en vous.
– Moi non plus, mademoiselle, répondit le naïf garçon, moi non plus je ne vous connais pas ; mais vous pouvez faire un signe et je me jette par la fenêtre, ou bien je m’en retournerai par où je suis venu.
– C’est-à-dire que vous m’êtes dévoué ?
– La dernière goutte de mon sang vous appartient.
– J’espère bien, dit-elle toujours émue et cependant souriante, j’espère bien que vous ne verserez jamais votre sang pour moi. Mais j’ai l’espoir aussi que vous pourrez me rendre un grand service.
– Parlez, mademoiselle, je suis prêt.
– En deux mots, dit miss Ellen, car nous n’avons pas de temps à perdre, je vais vous mettre au courant de la situation. Je suis la fille d’un lord anglais ; je me suis sauvée de chez mon père pour remplir un devoir impérieux, un devoir sacré.
– Sans cela, dit le Limousin, qui attachait sur elle un regard plein d’admiration et d’enthousiasme, vous ne vous seriez pas sauvée, j’en suis bien sûr.
Miss Ellen poursuivit :
– Je viens à Paris pour y chercher un homme que je ne connais pas, dont j’ignore le domicile et qu’il faut à tout prix que je retrouve. Cet homme se nomme Milon.
– Milon ! exclama le Limousin.
– Oui. Vous connaissez quelqu’un de ce nom ?
– Notre entrepreneur de maçonnerie, notre patron, comme nous disons, s’appelle Milon.
– Ô mon Dieu ! murmura miss Ellen, si c’était lui !
– Comment est-il, celui que vous cherchez ? demanda le Limousin.
– Je vous l’ai dit, je ne le connais pas… je ne l’ai jamais vu !…
– Savez-vous s’il est jeune ou vieux ?
– Pas davantage.
– Notre patron, poursuivit le Limousin, est un grand et gros homme, qui a les cheveux blancs et qui est bon comme du bon pain.
– Tout ce que je puis vous dire, reprit miss Ellen, c’est qu’il doit connaître une femme appelée Vanda.
– Bon !
– Et un homme appelé Rocambole.
– Cela me suffit, dit le Limousin. Ce matin même, j’irai trouver le patron et je lui dirai : Connaissez-vous M. Rocambole et Mme Vanda ? S’il me dit oui, c’est que c’est lui. Et la nuit prochaine, je viens vous le dire.
– Mais, dit miss Ellen, je voudrais sortir d’ici, pouvez-vous m’emmener ?
– Je ne demande pas mieux, dit le Limousin, dont un frisson parcourait le corps. Seulement, il faut que je repasse seul sur le bâtiment.
– Pourquoi ?
– Pour mettre une planche plus large.
– Oh ! dit miss Ellen, je suis courageuse et j’ai le pied sûr.
– Oui, dit le Limousin, mais la planche n’est pas assez forte, elle casserait sous le poids de nos deux corps.
Miss Ellen se mit à réfléchir.
– Au fait, dit-elle, mieux vaut attendre à la nuit prochaine. D’abord, vous verrez si le Milon dont vous parlez est celui que je cherche.
– Pour ça, oui.
– Ensuite, vous me chercherez loin d’ici, dans un quartier éloigné de Paris, un petit logement, et vous me procurerez les vêtements d’une femme du peuple. Voilà de l’argent.
Et elle mit une bourse dans la main du Limousin rougissant.
– J’exécuterai vos ordres, mademoiselle, dit-il, et demain, à pareille heure, tenez-vous prête. J’aurai une planche deux fois plus large et deux fois plus forte. Vous pourrez passer sans danger.
– Vous êtes un brave garçon et un noble cœur, dit miss Ellen.
Et la fille du pair d’Angleterre tendit la main au pauvre maçon, qui prit respectueusement cette main et la baisa.
Puis il s’élança sur le pont aérien et franchit de nouveau l’abîme.
Alors, miss Ellen se mit à genoux et remercia Dieu.
Elle avait enfin trouvé un libérateur.
Cependant, elle n’entendait plus les ronflements sonores de sir James Wood.
Mais elle avait parlé si bas qu’il était peu probable que le détective eût entendu sa conversation avec le maçon et eût même soupçonné cette nocturne entrevue.
Néanmoins, miss Ellen passa une nuit d’angoisse et ne se trouva rassurée que le lendemain, lorsqu’elle vit sir James Wood.
L’Anglais était calme et indifférent, et il lui dit :
– Vous n’avez plus que douze jours à supporter ma présence, miss Ellen, prenez patience !
– Moins que cela peut-être, pensa la jeune fille qui se prit à songer au Limousin.