XLIII

Les forces de Jenny commençaient à s’épuiser ; mais l’apparition de cette tête d’homme penchée sur l’orifice de la citerne lui rendit le courage et l’espoir.

Jenny ne savait que quelques mots de français.

Cependant elle articula nettement un sauvez-moi ! que Polyte entendit fort bien.

– Soutenez-vous une minute encore, répondit Polyte.

Et il disparut.

Jenny comprit qu’il allait chercher du secours.

Le secours n’était pas loin, du reste, et il consistait en un objet matériel.

Cet objet était une longue échelle qui se trouvait rangée contre le mur dans l’escalier.

D’un coup d’œil Polyte jugea qu’elle serait assez longue.

Et, la chargeant sur son épaule, il revint dans la boutique et la plongea dans la citerne.

L’échelle toucha le fond et ressortit encore dans la boutique d’environ trois pieds.

Alors Polyte descendit.

Déjà Jenny s’était cramponnée à l’échelle libératrice, mais ces vêtements étaient si lourds, ses forces si épuisées, qu’elle n’aurait pu parvenir à remonter toute seule, si Polyte ne l’avait prise à bras le corps.

Polyte était à la fois un mauvais sujet et un bon garçon ; en ce moment, il oublia Chapparot, et le commissaire, et son petit plan machiavélique.

Il ne vit devant lui qu’une pauvre créature épuisée, mourante, qui réclamait tous ses soins.

Et il la transporta dans sa loge.

Sa mère, une vraie portière, bavardait sans doute dans le voisinage et ne se pressait pas de rentrer.

Mais Polyte n’y songea pas un instant.

Il se hâta de déshabiller Jenny, de la pousser auprès du feu et de lui jeter sur les épaules les couvertures du lit de sa mère.

L’Irlandaise grelottait, mais elle ne pensait guère à elle, la malheureuse ! et murmurait le nom de son fils en se tordant les mains de désespoir.

Polyte comprit ; et, à tout hasard, pour la rassurer, il lui dit :

– Ne craignez rien, votre fils n’est pas en danger ; d’ailleurs, je le sauverai, comme je vous ai sauvée !…

Jenny n’avait pas redouté un seul instant, du reste, qu’on tuât l’enfant. Elle savait trop quel prix lord Palmure, son mortel ennemi, attachait à son existence et quels efforts il avait faits pour s’en emparer.

Ces paroles dites au hasard par Polyte et plus encore la pantomime expressive du jeune homme lui rendirent donc un peu de calme.

En même temps Polyte commençait à réfléchir.

– Ma mère va revenir, pensait-il, et si elle trouve cette femme ici, ce seront des si et des mais et des questions qui n’en finiront plus ; et dans une heure tout le quartier saura l’aventure. Il faut que je l’emmène hors d’ici.

Alors Polyte songea à son grenier.

Et, prenant la main de Jenny, il lui dit :

– Si vous ne voulez pas qu’il arrive malheur à votre enfant, suivez-moi !

Elle se leva docile.

Alors il fit un paquet des vêtements qu’elle avait quittés et les poussa sous le lit.

La loge était sombre, et il était probable que la portière ne s’apercevrait pas de ce remue-ménage.

Polyte remit, du reste, un peu d’ordre dans le coucher.

Puis, cela fait, il prit l’Irlandaise par la main et la conduisit à son grenier.

Dans l’escalier, ils ne rencontrèrent personne.

Une fois dans le grenier, Polyte mit un doigt sur sa bouche et dit à l’Irlandaise :

– Si vous voulez que je sauve votre fils, il faut rester ici et ne pas bouger.

Et il lui indiqua le grabat qui lui servait de lit.

L’Irlandaise eut un geste de soumission.

Alors Polyte sortit, tira, la porte après lui, donna un tour de clef pour être plus sûr que l’Irlandaise ne s’en irait pas, et descendit.

À mesure que le sang-froid lui revenait, Polyte sentait revenir aussi ses petits projets d’ambition.

Seulement, il avait besoin de réfléchir, de s’orienter, de se faire un plan de conduite.

Arrivé dans la rue, il jeta un coup d’œil au coin de l’avenue Parmentier.

Le fiacre qui avait amené sir James, Jenny et son fils, avait disparu.

Polyte en conclut que sir James était parti.

Il entra donc dans le passage et se mit à flâner comme à l’ordinaire devant la boutique des blanchisseuses.

Chapparot était sur le seuil de sa porte.

L’Auvergnat paraissait fort tranquille, et une joie mal dissimulée éclatait sur son visage.

Plusieurs fois de suite il entra dans la boutique, alla jusqu’au fond, puis revint précipitamment.

Ce manège intrigua Polyte.

Le charbonnier, après avoir noyé la mère, avait-il donc tué l’enfant ?

Ou bien, le gentleman l’avait-il emmené avec lui ?

C’était là un terrible problème que Polyte n’osait résoudre.

Mais l’obstination du charbonnier à revenir au seuil de sa porte, comme s’il n’eût osé pénétrer dans la cour, semblait indiquer un dénouement fatal.

Polyte retourna rue des Amandiers.

Il grimpa jusqu’à moitié de l’escalier de sa maison, et, par une des fenêtres, il regarda dans la petite cour.

La cour était déserte.

Alors Polyte eut une idée hardie, presque sublime.

– J’ai traversé le canal Saint-Martin en hiver, se dit-il. Je n’ai pas peur de l’eau d’une citerne.

Et il se glissa de nouveau dans la boutique autrefois occupée par le charron.

Polyte avait compris tout de suite une chose, c’est que l’Irlandaise avait été précipitée dans la citerne par le trou qui existait dans la cave du charbonnier.

L’échelle plongeait toujours dans l’eau.

Polyte poussa la porte qui donnait dans l’allée, se déshabilla et, tout nu, se risqua sur l’échelle.

L’eau était froide.

Polyte se jeta bravement à la nage et attira l’échelle à lui.

L’échelle se mit à flotter.

Alors le gamin, avec un instinct merveilleux, se dirigea vers l’autre extrémité de la citerne, et retirant l’échelle à demi, il lui fit prendre un point d’appui sur le sol, qui était une couche de ciment, et l’appuya de l’autre bout contre une des parois.

L’échelle se trouva posée horizontalement, comme un plan très incliné.

Polyte se mit alors à grimper d’un échelon à l’autre, jusqu’à ce que ses mains, cessant de rencontrer la voûte en maçonnerie, heurtassent la planche qui avait tourné sous les pieds de l’Irlandaise.

Puis, se levant, il souleva cette planche avec ses épaules et se trouva la moitié du corps hors de l’abîme. L’obscurité qui régnait dans la cave était plus grande que celle de la citerne, laquelle recevait un demi-rayon de jour du côté de la boutique du charron. Mais les souvenirs d’enfance de Polyte le guidaient, et il se rappela que le tonnelier avait coutume de laisser, tout auprès de la citerne, dans un trou pratiqué dans le mur, une large palette en fer, sur laquelle était plantée une chandelle et auprès une poignée d’allumettes.

– Ce sont là des habitudes, pensa-t-il, que les locataires se transmettent.

Et après avoir un moment tâtonné, il trouva le trou dans le mur et y mit la main.

Ce n’était pas la même sans doute, mais enfin il y avait une palette.

Et tout à côté Polyte sentit des allumettes sous ses doigts.

Il en prit une et la frotta contre le mur.

Et comme la lumière se faisait dans les ténèbres, Polyte se dit encore :

– Le charbonnier paraissait tout à l’heure avoir trop de mal à quitter le seuil de sa porte, je crois que je puis être tranquille.

Et il alluma la chandelle.

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