La rue Marignan est solitaire comme toutes les rues nouvelles du quartier des Champs-Élysées. Milon et Shoking étaient donc sur le trottoir absolument aussi isolés que s’ils se fussent trouvés en tête-à-tête dans le bureau de l’entrepreneur.
– Vraiment ? reprit Milon, qui parvint à dompter l’émotion qui s’était emparée de lui, vous dites que cette miss Ellen est la mortelle ennemie de Rocambole – pardon, de l’homme gris ?
– Oui.
– Quelle preuve pouvez-vous m’en donner ?
– Venez avec moi, dit Shoking. Jenny et son fils vous répéteront mes paroles.
– Qu’est-ce que Jenny ?
– La mère de Ralph.
– Et Ralph ? demanda Milon.
– C’est l’enfant qui sera un jour le chef de l’Irlande régénérée.
– Et ils sont en France ?
– Ils sont à Paris. C’est moi qui les ai amenés. L’homme gris nous avait donné de l’argent quand nous sommes partis, et puis une lettre de crédit sur vous. Huit jours après notre arrivée, on nous a volés.
– Et vous n’avez pas porté plainte ?
Un sourire triste passa sur les lèvres de Shoking.
– Ceux qui nous ont volés, dit-il, sont plus puissants que nous, et la loi ne les atteint pas.
– En France, dit Milon, la loi atteint tout le monde.
Shoking secoua la tête.
– Ceux-là ne sont pas Français, du reste ; ce sont nos ennemis de Londres qui nous ont suivis, et l’homme gris n’est plus là pour nous protéger.
– Et où sont cette femme et cet enfant ?
– Ils habitent avec moi une mansarde à deux pas de l’hôpital de Lourcine, dans le plus pauvre quartier de Paris, le faubourg Saint-Marcel.
– Tiens, dit Milon, j’ai précisément un chantier par là ; allons les voir, je ferai d’une pierre deux coups.
Puis, revenant toujours à son idée :
– Ainsi vous dites que miss Ellen était l’ennemie de l’homme gris ?
– L’ennemie acharnée, mortelle, et j’ai bien peur que mon pauvre maître ne se soit enterré avec elle.
– Comment cela ?
– Il prétendait qu’il forcerait miss Ellen à l’aimer.
– Ah ! dit Milon, qui songea à ce don merveilleux de fascination que possédait Rocambole.
Mais ces derniers mots de Shoking ne pouvaient pas modifier l’impression première ressentie par Milon.
– Attendez-moi là, dans ma voiture, dit-il à Shoking, je rentre une minute chez moi, et puis je vous rejoins et nous irons ensemble voir la mère et l’enfant.
Comme Milon n’était qu’à quelques pas de sa maison, il y retourna à pied, remonta dans son bureau et écrivit la lettre suivante :
« Le vol est inutile. Nous n’avons plus à nous occuper de miss Ellen. J’ai revu l’Anglais qui venait au nom de l’homme gris. Il m’affirme que miss Ellen est une ennemie et non une amie, et qu’elle est acharnée à la perte de Rocambole.
« Au lieu de vous en aller, attendez-moi, je vais jusqu’à la rue de Lourcine, et je reviens.
« MILON. »
Puis il remit cette lettre à sa servante et lui dit :
– Quand le milord viendra, tu l’introduiras dans mon cabinet.
– Oui, patron.
– Et tu lui remettras cette lettre en le priant de m’attendre.
– Oui, patron, répéta la servante en prenant la lettre.
– Plus souvent, murmura le naïf Milon, que nous porterons secours aux ennemis du maître !
Et il s’en alla rejoindre Shoking.
*
* *
À quatre heures moins un quart, une voiture s’arrêta devant la maison de Milon.
Le mylord anglais, – c’est-à-dire Marmouset, – en descendit.
La servante lui remit la lettre ; puis elle l’introduisit avec force révérences dans le cabinet du patron.
Marmouset ouvrit la lettre et la lut.
– Ma foi ! murmura-t-il, décidément, Milon a raison quand il dit lui-même qu’il est un peu naïf.
Et s’asseyant devant le bureau de l’entrepreneur, Marmouset prit une plume et écrivit :
« Tu es un niais. Si Miss Ellen était une amie de Rocambole, il fallait la délivrer.
« Si elle est une ennemie, il faut la délivrer d’autant plus et s’en servir au besoin comme d’un instrument.
« Par conséquent, j’emporte les cent mille francs, et je t’engage à ne pas perdre une minute pour aller faire ta déclaration à la police. »
Cette lettre écrite, Marmouset poussa le verrou de la porte, afin de n’être pas dérangé.
Puis il tira de sa poche un rossignol et un ciseau à froid.
– Voyons, se dit-il en souriant, si je me souviens encore de mon ancien métier.
Et il se dirigea vers le placard qui renfermait la caisse.
En un tour de main, le placard fut forcé.
Milon, on s’en souvient, avait laissé la caisse ouverte.
Marmouset prit le portefeuille et le fit disparaître dans une des poches de son waterproof.
Après quoi, il referma la porte du placard, et comme la serrure ne fonctionnait plus, il mit une chaise devant.
Il attendit encore environ un quart d’heure.
– Maintenant, filons, se dit-il.
Et il sortit du cabinet la lettre à la main.
La servante était au rez-de-chaussée de la maison, et n’avait rien entendu du bruit que Marmouset avait été obligé de faire pour forcer le placard.
– Aoh ! lui dit-il, votre maître manquait complètement d’éducation en faisant attendre un lord comme moâ. Vous lui remettre cette lettre de moâ.
Et prenant un air majestueux et blessé, il mit deux louis dans la main de la servante un peu étonnée, se dirigea vers la porte et remonta dans sa voiture.
Tout cela fut fait très rapidement, et le fiacre qui avait amené milord était déjà loin, que la pauvre servante n’était pas encore revenue de sa surprise.
Marmouset se fit conduire aux Champs-Élysées, s’arrêta au coin de la rue de Morny, paya le cocher et descendit.
Puis il gagna à pied les terrains vagues dans lesquels se trouvait l’entrée de cette cave qui avait servi de lieu de réunion aux compagnons de Rocambole la nuit précédente. Il avait relevé le col de son waterproof, de sorte qu’il n’attira point l’attention des rares passants qu’il rencontra.
Il entra dans les terrains vagues, gagna l’escalier de la cave et s’y engouffra.
Marmouset allait changer de costume, se dépouiller de ses favoris roux et de son gros ventre et reprendre son apparence ordinaire.
Son cocher, qui avait un mot d’ordre sans doute, l’attendait au Trocadéro.
Marmouset, après cette nouvelle métamorphose, sortit de la cave, reprit la rue de Morny, gagna le Trocadéro, remonta dans son coupé et retourna tranquillement chez lui, rue Auber, en se disant :
– Mais si miss Ellen est notre ennemie, raison de plus pour la retrouver ! Décidément, je ne ferai jamais rien de ce pauvre Milon.