Cependant Milon avait suivi Shoking.
Le trajet de la rue de Marignan à la rue de Lourcine, considérable autrefois, est relativement court maintenant par le boulevard des Invalides et le boulevard Montparnasse, qui s’appelle boulevard de Port-Royal, dans son prolongement à travers le faubourg Saint-Marcel et le quartier des Gobelins.
Au bout de cette dernière avenue, on prend la rue Pascal, on longe l’hôpital et on tombe dans l’antique rue du Champ-de-l’Alouette.
Ce fut là que Shoking conduisit Milon.
Là aussi on commence à pressentir un Paris nouveau ; mais un Paris encore informe, un champ de bataille plutôt qu’une ville, un monde qui sort du chaos.
La pioche des démolisseurs a déjà bouleversé ce vieux faubourg misérable et peu pittoresque du reste ; puis, après les démolisseurs, modernes Vandales, sont venus les Limousins reconstructeurs.
Mais ni les uns ni les autres n’ont achevé leur œuvre.
La vieille maison tombe çà et là par lambeaux ; la nouvelle sort à peine de terre.
C’est le manteau d’Arlequin en pierres et en gravats. Comme dans Chaillot métamorphosé, il y a beaucoup de terrains vagues à côté de maisons toutes neuves, et la pierre de taille qui monte au soleil a pour voisine encore la vieille baraque aux murs vermoulus, aux allées noires, aux cinq étages écrasés, ventrus, hideux, à la cour sans air et sans lumière de cinq pieds carrés, entre les pavés de laquelle pousse verte, humide et drue une herbe de cimetière.
Vers le milieu de la rue, sur la gauche, en entrant par la rue Pascal, il y avait une de ces maisons-là.
En face était un chantier de construction.
Devant le chantier un écriteau, et sur cet écriteau ces mots :
Milon, entrepreneur de maçonnerie.
– C’est ici, dit Shoking en montant l’allée noire de la vieille maison.
– En face de mon chantier, dit Milon.
– C’est parce que j’ai vu votre nom là, reprit Shoking, que j’ai pu me procurer votre adresse. Puis, comme vous m’aviez mal reçu, je n’osais plus revenir. Seulement, Jenny et moi, nous espérions toujours que vous viendriez visiter vos travaux et que vous auriez pitié de nous.
– Hélas ! dit Milon, j’ai tant de constructions en train dans Paris, que je ne puis les surveiller toutes et que je me repose pour les plus éloignées sur mes contremaîtres. Je suis pourtant venu ici l’autre jour.
– Je ne vous ai pas vu, dit Shoking. Depuis huit jours, du reste, j’avais trouvé un peu d’ouvrage. J’étais entré comme palefrenier chez un marchand de chevaux, du boulevard de l’Hôpital. Mais il a vendu la moitié de son écurie et il n’a plus besoin de moi.
Tandis que Milon et Shoking échangeaient ces quelques mots, deux hommes avaient passé et repassé plusieurs fois devant le chantier, et semblaient s’intéresser quelque peu à ce que pouvaient faire ensemble le pauvre Shoking en haillons et M. Milon, le riche entrepreneur.
Ces deux hommes n’avaient rien d’extraordinaire à première vue, et ils paraissaient même être de simples flâneurs du quartier, se promenant pour prendre l’air et rendre hommage au génie de M. le Préfet de la Seine.
Mais ils parlaient bas, et, à un moment donné, Shoking, auprès duquel ils passaient, tressaillit.
Il avait cru surprendre un mot d’anglais.
Ce geste de surprise de Shoking ne leur échappa probablement pas, car ils s’éloignèrent aussitôt.
– Qu’avez-vous donc ? demanda Milon.
– Il me semble que ce sont des Anglais, dit Shoking.
– Ce n’est guère le quartier pourtant.
– Méfions-nous-en…
– Pourquoi ?
– Parce que très certainement la police de Londres, qui nous a fait voler à notre arrivée à Paris, ne nous perd pas de vue.
Milon haussa les épaules.
– S’ils font les méchants avec nous, dit-il, je les ferai assommer par mes Limousins. Allons voir la mère et l’enfant.
Et tous deux s’engouffrèrent dans l’allée noire de la vieille maison ; mais les deux hommes qui parlaient anglais étaient demeurés au coin de la rue Pascal, et ils les avaient vus entrer.
Shoking n’avait point chargé le tableau de la maison où Jenny, Ralph et lui se trouvaient depuis leur arrivée à Paris.
Une pauvre chambre sans meubles, sans cheminée, ouvrant sur les toits par une tabatière, était tout leur logis.
La mère et l’enfant couchaient sur un grabat, Shoking s’accommodait d’un tas de paille.
Il y avait un morceau de pain et une cruche d’eau sur une table boiteuse.
Milon fut frappé de ce dénûment profond, en même temps que de la beauté un peu souffrante et du grand air de résignation et de dignité de l’Irlandaise.
Shoking sauta au cou de Jenny :
– Nous sommes sauvés, dit-il, voilà M. Milon, l’ami de l’homme gris, notre père.
Milon se prit à caresser l’enfant, qui le regardait avec ses grands yeux un peu étonnés.
– Mes amis, dit-il, vous ne resterez pas ici un jour de plus. Ma maison est grande, et vous y vivrez avec moi jusqu’à ce que le maître nous ait donné de ses nouvelles et m’ait transmis des ordres à votre égard.
Et comme les inquiétudes de Milon à propos de Rocambole le reprenaient, il se prit à la questionner.
Le récit de Jenny fut en tout semblable à celui de Shoking, et il se trouva que leur version coïncidait avec celle de Vanda, qui revenait de Londres.
Puis, Shoking lui raconta alors que, débarqués à Paris avec des lettres et de l’argent, ils avaient été volés.
Par qui ? Ils ne l’avaient pas su d’abord ; mais le maître de l’hôtel garni dans lequel ils étaient descendus s’était parfaitement souvenu qu’un autre Anglais avait occupé une chambre voisine sur leur carré et était parti précipitamment le jour du vol.
– Le mal n’est pas grand, leur dit Milon, puisque vous m’avez retrouvé et que j’ai de l’argent.
Alors il convint avec Shoking, à qui il remit une dizaine de louis, que celui-ci irait acheter des vêtements convenables pour eux trois, qu’il prendrait une voiture et se ferait conduire rue de Marignan, avec Ralph et Jenny.
Et, se souvenant de Marmouset, qui devait venir chez lui à quatre heures, et qui, certainement, pensait-il, renoncerait à voler les cent mille francs après avoir lu sa lettre, il les quitta et regagna son cabriolet.
Les deux hommes qui parlaient anglais étaient toujours dans la rue.
Ils regardèrent Milon s’éloigner, et Milon ne les vit pas.
Alors l’un des deux murmura :
– Il faut pourtant que nous sachions ce que ce gros homme est allé faire là-haut.