XXIII

Ces deux hommes qui parlaient anglais et qui avaient examiné Milon et Shoking avec tant d’attention, n’étaient autres que sir James Wood et son collègue, l’autre détective.

– Vous voyez, Edward, lui dit sir James Wood, que nous n’avons pas perdu notre temps depuis hier, puisque nous avons mis en sûreté miss Ellen et que nous avons retrouvé les traces de Shoking, de l’Irlandaise et de son fils.

– Assurément non, répondit le second détective ; seulement je me demande ce que nous allons faire à présent.

– Que voulez-vous dire ?

– Nous avions mission de nous assurer de la personne de miss Ellen.

– Sans doute.

– Mais quelle est notre mission vis-à-vis de ces trois mendiants ?

Sir James Wood se prit à sourire :

– Jusqu’à présent, dit-il, j’ai été la tête qui pense et vous étiez simplement le bras qui agit. Mais vous m’avez donné depuis quinze jours assez de marques de sagacité et de prudence pour que je vous initie au but véritable de notre voyage en France.

– Je vous écoute, dit le second détective.

– Ne restons pas ici, reprit sir James. Bien que le quartier soit peu fréquenté, il est inutile d’attirer l’attention. Promenons-nous de long en large, sans toutefois perdre de vue cette maison.

Et sir James montrait la masure où se trouvaient Shoking, Ralph et Jenny.

Puis, prenant son compagnon par le bras :

– Nous sommes envoyés à Paris, non seulement par lord Palmure, mais encore par le révérend Patterson, qui, vous le savez, est le chef occulte de la religion anglicane.

– Ah ! fit Edward.

– Jamais l’Irlande ne s’est autant remuée qu’en ce moment, et le fénianisme a pris des proportions telles que l’Angleterre commence à trembler, poursuivit James.

– Mais ces Irlandais qui sont là-haut sont donc des fénians ?

– Oui.

– Et… miss Ellen ?

– Miss Ellen est la fille de lord Palmure ; mais elle s’est prise d’un fol amour pour un Français connu à Londres, sous le nom de l’homme gris, et c’est lui qui l’a envoyée en France pour y chercher du secours, car il est en prison à Londres, lui, et on ne peut arriver à lui faire son procès. Nous avions donc pour mission d’abord de retrouver miss Ellen et d’empêcher à tout prix qu’elle ne se mît en relation avec les personnes qu’elle venait chercher.

– Et ces personnes, les connaissez-vous ?

– Non, mais je les connaîtrai.

– Fort bien.

– Maintenant, parlons des Irlandais.

– Ceux-là ne me paraissent pas bien redoutables.

– Vous vous trompez, Edward.

– Vraiment ?

– Ce mendiant du nom de Shoking, était à Londres le bras droit de l’homme gris.

– Et la femme ?

– La femme est veuve du frère puîné de lord Palmure, qui est mort pour l’Irlande.

– Oh ! oh !

– Et son fils cet enfant de dix ans que vous avez aperçu, n’est autre que le chef futur des fenians.

– Eh bien ! que devons-nous faire ? Les arrêter ?

– Cela est impossible pour le moment.

– Les enlever alors ?

– Peut-être…

– Mais comment ?

– Vous allez voir. Le mendiant Shoking était sans ressources ce matin même encore. On lui a fait voler ses papiers à son arrivée en France, et avec eux une lettre de crédit sur un certain Milon, entrepreneur.

– Mais c’est l’homme que nous venons de voir ?

– Justement.

– Comment se sont-ils retrouvés ?

– Shoking se sera souvenu du nom. L’entrepreneur est venu ici pour s’assurer sans doute qu’il n’avait pas affaire à un aventurier.

– Bon !

– L’Irlandaise et son fils lui auront fait un récit conforme à celui de Shoking et il aura donné de l’argent. Peut-être même va-t-il vouloir les emmener chez lui.

– Et nous le laisserons faire ?

– Je vous l’ai dit, nous n’avons de mandat d’arrestation que pour miss Ellen, mais nous pouvons enlever l’enfant. Le révérend Patterson et Lord Palmure, avec qui j’ai eu un long entretien à mon départ, de Londres, m’ont promis une somme de dix mille livres sterling si je ramenais le petit Irlandais.

– Et savez-vous ce qu’on en veut faire ?

– Je l’ignore.

– Le faire disparaître à jamais, sans doute.

– C’est probable. Il y a donc cinq mille livres pour vous, mon cher Edward, si nous ramenons le petit Irlandais à Londres.

– Mais, dit encore le second détective, alléché par la promesse des cinq mille livres, il me semble que nous pourrions agir tout de suite ?

– Cela dépend. Shoking va probablement sortir.

– Bon !

– L’Irlandaise et son fils resteront seuls.

– Et alors ?…

– Attendez, dit sir James, il faut que je vous fasse une confession.

– Parlez…

– Je n’ai pas toujours été détective.

– Ah !

– J’ai été fénian, moi aussi.

– Vous !

– Et je me suis vendu à l’Angleterre. Que voulez-vous ? dit l’homme de police avec cynisme, je ne suis pas un homme de principes, moi.

– Ce qui fait que vous êtes initié aux pratiques du fénianisme ?

– Et que je sais les signes mystérieux à l’aide desquels ils se reconnaissent entre eux.

Comme sir James Wood parlait ainsi, ils aperçurent Shoking qui sortait de la maison.

– Mon cher Edward, dit alors le détective, il faut suivre cet homme.

– Lui parlerai-je ?

– Certainement, et vous lui direz que, l’ayant reconnu pour un Anglais et le voyant misérable, vous voulez le secourir. Vous tâcherez de l’emmener de l’autre côté de la Seine, sous prétexte de lui donner de l’argent. Mais enfin, quoi qu’il arrive, gardez-le une heure. C’est plus de temps qu’il ne m’en faut.

– Et vous, qu’allez-vous faire ?

– Je vais redevenir fénian et monter chez l’Irlandaise.

Shoking se dirigeait vers la rue Pascal.

Les deux détectives se séparèrent.

Edward se mit à suivre Shoking.

Quant à sir James, il s’engouffra dans l’allée noire de la vieille maison.

– Il me faut l’enfant, murmura-t-il.

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