Nous connaissons de longue date le bon Shoking, et nous savons que la fortune bonne ou mauvaise avait sur son humeur et son caractère une notable influence.
Shoking pauvre, misérable, était un garçon judicieux, prudent, plein de sagacité.
Avait-il en poche quelque argent, ces précieuses qualités s’émoussaient sensiblement.
On se rappelle encore combien Shoking, métamorphosé en lord, avait été naïf à Londres ; et combien de gaucheries il eût faites sans la surveillance rigoureuse de l’homme gris.
Depuis qu’il était à Paris, Shoking avait fait des prodiges pour faire vivre Jenny l’Irlandaise et son fils, et retrouver Milon, le correspondant de Rocambole.
Baragouinant à peine quelques mots de français, il était parvenu à trouver de l’ouvrage et il avait soutenu avec la misère un duel.
Son but atteint, Milon retrouvé, sa poche, vide naguère, remplie de louis, Shoking redevint subitement un imbécile.
Une heure auparavant, il avait regardé avec défiance ces deux hommes qui rôdaient, en parlant anglais, dans la rue du Champ-de-l’Alouette ; et s’il était sorti comme il était rentré, c’est-à-dire sans un sou dans sa poche, il n’aurait pas manqué de regarder autour de lui et de voir si les deux personnages n’y étaient plus.
Mais Shoking avait de l’argent.
Il sortit donc sans même retourner la tête et se dirigea vers la rue Pascal.
Le détective Edward le suivit à distance.
Où allait Shoking ?
Il descendait vers les beaux quartiers ; il allait se vêtir convenablement et acheter des habits pour Jenny et pour son fils.
Or, un homme qui est vaniteux comme Shoking ne s’amuse pas à aller à pied quand il peut aller en voiture.
Au bout de la rue passait un omnibus.
Shoking grimpa sur l’impériale et se promit de prendre un fiacre au retour.
Deux minutes après l’omnibus s’arrêta pour prendre un voyageur qui avait fait un signe, et Shoking vit monter à côté de lui le détective.
Chose bizarre ! il ne le reconnut pas et ne fit même pas attention à lui.
Ce ne fut que lorsque le conducteur monta sur l’impériale en faisant entendre d’une voix nasillarde son fameux : places, s’il vous plaît ! que Shoking tressaillit.
Avec un accent fortement anglais, le détective avait demandé une correspondance.
À quoi le conducteur répondit qu’on n’en donnait pas à l’impériale.
– Aoh ! fit le détective, je croyais qu’on donnait toujours des correspondances.
– Nô ! répondit Shoking.
Alors le détective le regarda d’un air étonné.
– Vous, Anglais, aoh ! fit-il.
– Yes, répondit Shoking.
Et Shoking ne reconnut pas en lui l’un des deux hommes qui rôdaient tout à l’heure dans la rue du Champ-de-l’Alouette.
Le détective était mis comme un gentleman.
À Londres, il n’eût pas même regardé Shoking ; mais en ce moment l’esprit de nationalité parut l’emporter sur sa fierté.
Il se mit à causer avec Shoking.
– Vous êtes ici depuis longtemps, sir ? lui demanda-t-il.
– Depuis un mois, répondit Shoking.
Le détective jeta sur son accoutrement misérable un regard de compassion.
– Vous êtes venu conduire des chevaux, peut-être ?
– Non, dit Shoking.
– Chercher de la besogne ?
– Non, dit encore notre ami Shoking, que la compassion de son national parut choquer.
– Je suis riche, continua le détective, et je n’ai jamais laissé un compatriote dans l’embarras. Voici ma carte.
– Merci, gentleman, répondit Shoking, qui mit la carte dans sa poche.
L’omnibus s’arrêta dans la rue de Vaugirard à l’Odéon.
Shoking descendit ; le détective descendit pareillement.
Puis, tandis que l’omnibus s’éloignait, il frappa sur l’épaule de Shoking :
– Mon cher compatriote, dit-il, un fils de la libre Angleterre ne saurait en rencontrer un autre sur le sol étranger sans lui faire raison d’un verre de porto ou de xérès. Me refuserez-vous ?
– Assurément non, répondit Shoking.
Le détective le prit par le bras.
– Entrons là, dit-il.
Et il mit la main sur le bouton de la porte du café Tabouret.
Quelques étudiants, qui se trouvaient dans le café, regardèrent curieusement cet homme bien mis et cet homme en haillons qui entraient bras dessus bras dessous.
Mais, avec un flegme tout britannique, Shoking et le détective allèrent s’asseoir à une table, dans un coin, et le second demanda une bouteille de porto.
Le porto n’est pas un vin à la mode en France ; mais on en fabrique a Cette et à Montpellier et le café Tabouret en a.
Le porto versé, le détective renouvela ses offres de service.
Shoking ne dit ni oui ni non.
Seulement un sourire mystérieux passa sur ses lèvres.
– Peut-être, reprit le détective, luncheriez-vous volontiers ?
– Oh ! yes, dit Shoking, le lunch me convient beaucoup.
Le détective appela le garçon et lui demanda une bouteille de bordeaux, du jambon, du roatsbeef froid et des sardines.
Shoking se mit à manger et à boire comme quatre ; mais Shoking était un rude buveur, on ne le couchait pas facilement sous la table.
Son sourire mystérieux prenait peu à peu des proportions plus vastes.
– Excusez-moi, gentleman, dit-il quand il n’eut plus ni faim ni soif : mais j’ai des affaires très pressées, et je vais être au regret de vous quitter.
Ce disant, il appela le garçon.
– Que faites-vous ? demanda le détective étonné.
– Je paye, dit froidement Shoking.
Et il tira sa poignée d’or de sa poche et mit, à la grande stupéfaction du garçon, un louis sur la table.
Et comme le détective paraissait non moins stupéfait, Shoking, qui avait prémédité depuis un quart d’heure cette petite scène, dit en souriant :
– L’habit ne fait pas le moine, gentleman. Je suis un lord excentrique ; je voyage pour étudier les mœurs des différents pays, et quand vous m’avez trouvé, je venais de parcourir le faubourg Saint-Marcel. Très curieux, très curieux, ce faubourg ; il ressemble à Spitheafield de Londres.
– Mais, dit le détective qui parut instantanément saisi de respect, Votre Seigneurie daignera-t-elle au moins m’apprendre son nom ?
– Je m’appelle lord Vilmot, répondit Shoking, dont la nature fanfaronne et vaniteuse avait tout à coup repris le dessus.
Et il se leva avec la dignité d’un vrai lord quittant son siège au Parlement.