Sir James Wood avait dit à son confrère le détective qu’une heure lui suffisait pour enlever l’enfant et le mettre en lieu sûr.
Or il y avait bien plus d’une heure que Shoking et lui lunchaient.
Le détective Edward pensa qu’il pouvait donc laisser aller Shoking où bon lui semblait.
Shoking triomphant lui tendit la main d’un air protecteur.
– Venez donc me voir à mon hôtel un de ces soirs et prendre le thé, lui dit-il.
– Ce sera beaucoup d’honneur pour moi, dit le détective.
– J’habite hôtel de la Paix, place Vendôme, poursuivit Shoking. Excusez-moi, je n’ai pas de cartes sur moi.
Shoking était ravi d’avoir jeté de la poudre aux yeux.
– Adieu, sir, dit-il encore.
– Au revoir, milord, répondit le détective.
Ils se quittèrent à la porte du café Tabouret.
Le détective parut vouloir suivre la rue de Vaugirard, et Shoking descendit vers le carrefour de l’Odéon.
Shoking était un peu gris, mais gris à la façon des Anglais, qui ont une si grande habitude de l’ivresse et une peur si salutaire de la cour de police, qu’ils marchent droit et, par un effort de volonté suprême, ne battent jamais les murs.
Il arriva donc sans encombre au carrefour de l’Odéon.
C’est le quartier par excellence des marchands d’habits.
On trouve chez eux du vieux et du presque neuf.
Shoking entra dans une boutique, s’exprima de son mieux en montrant trois louis et fut servi à souhait.
Pour soixante francs, il eut habit et pantalon noirs, bottes, chapeau, pardessus et en outre une chemise blanche.
Il était entré mendiant, il sortit gentleman.
Un gentleman ne saurait se passer de gants.
Shoking entra chez une mercière et se paya une paire de gants peau de chien, du plus beau rouge sang-de-bœuf.
Alors seulement il songea à Jenny et à son fils.
– Diable ! se dit-il, mais je ne me connais guère en nippes de femme. J’aurais mieux fait d’emmener Jenny avec moi.
Et il se mit à tenir le haut du pavé, en jetant un regard complaisant dans toutes les glaces qui se trouvaient sur son chemin, et il arriva de nouveau ainsi dans la rue de Vaugirard.
En la traversant, il entra dans le Luxembourg.
La première personne qu’il aperçut dans le jardin fut le détective Edward.
Celui-ci avait acheté un journal, s’était assis sur un banc et paraissait plongé dans sa lecture.
Shoking eut un nouvel accès de vanité.
Il s’approcha du détective.
Sir Edward ne leva même pas la tête.
Alors Shoking toussa.
Le détective quitta son journal et il eut un petit mouvement de surprise.
– Sir, dit Shoking, vous n’allez peut-être pas me reconnaître.
– Ah ! milord, est-ce possible !
– En vous quittant, dit Shoking je me suis jeté dans une voiture et je suis allé changer de vêtements à mon hôtel.
Maintenant je vais assister à la séance du Sénat.
Le détective salua.
– Mais auparavant, poursuivit Shoking, trop ivre déjà pour n’avoir pas soif, nous allons boire une nouvelle bouteille de porto.
– Je n’ai rien à refuser à Votre Seigneurie ; et même, continua Edward, bien que je ne sois qu’un simple gentleman, tout au plus esquire, je supplierai Votre Seigneurie de me laisser payer cette fois.
– Je vous le promets, dit Shoking toujours protecteur.
Et ils retournèrent au café Tabouret, où Shoking n’était pas fâché de montrer une pelure nouvelle.
Le détective pensait :
– On ne sait ce qui peut arriver. Sir James n’a peut-être pas fini sa besogne. Autant amuser cet imbécile un bout de temps.
Et ils s’attablèrent.
Shoking était déjà gris, nous l’avons dit. Il fit honneur à la bouteille de porto du détective ; puis, toujours magnifique, il en demanda une seconde et une troisième.
Mais il ne l’acheva pas et roula sous la table.
Alors le détective s’approcha du comptoir et expliqua à la dame, en fort bon français, que Shoking était un Anglais excentrique, très riche et pas mal ivrogne, comme on pouvait le voir, et qu’on n’avait qu’à le porter sur un banc du Luxembourg, où il cuverait tranquillement son vin ; ce qui fut exécuté sur-le-champ par deux garçons et sous ses yeux.
*
* *
Les ivrognes de profession ont l’ivresse courte.
Trois ou quatre heures après, Shoking s’éveilla et ouvrit les yeux.
Il rassembla ses souvenirs et la mémoire lui revint.
– Double brute que je suis ! se dit-il.
Et il songea à Jenny et à Ralph qui l’attendaient, et à Milon qui lui avait donné rendez-vous dans la soirée.
Qu’était devenu le gentleman Edward ?
Shoking ne se le demanda même pas.
Il prit ses jambes à son cou, traversa le jardin en courant, car on allait fermer les grilles, et se trouva sur le boulevard d’Enfer.
Une chose consolait Shoking de sa mésaventure, – l’absence de l’homme gris, le seul homme qu’il eût craint dans sa vie et devant lequel il eût jamais rougi de son intempérance.
Shoking se jeta dans une voiture et indiqua au cocher la rue du Champ-de-l’Alouette.
– Bah ! se dit-il tandis que le véhicule se mettait en chemin, il n’y a pas grand mal à tout cela. Je vais garder la voiture, j’y ferai monter Jenny et son fils ; nous irons ensemble acheter des habits et nous nous ferons conduire ensuite chez Milon.
Un quart d’heure après, le fiacre s’arrêtait à la porte de la pauvre maison où ils occupaient une mansarde depuis trois semaines.
Shoking monta lestement l’escalier.
Au dernier étage il s’arrêta stupéfait : la porte était ouverte et la mansarde était vide.
En même temps une voisine, une petite ouvrière qui demeurait sur le carré, dit à Shoking :
– Votre femme et votre enfant sont partis.
– Partis ! exclama Shoking.
– Oui.
– Mais quand ? mais comment ? pourquoi ? balbutia-t-il.
– C’est un de vos compatriotes qui est venu les chercher.
– Un Anglais ?
– Oui.
Shoking sentit ses cheveux se hérisser et la sueur perler à son front.
Et, se souvenant pour la première fois alors de ces deux hommes qui rôdaient autour de la maison quand il était venu avec Milon, et songeant au gentleman qui l’avait grisé, Shoking jeta un cri de terreur et s’élança dans l’escalier comme un homme qui a subitement perdu la raison.