Cette esplanade déserte que longeaient sir James, Ralph et Jenny datait d’hier.
C’était l’emplacement des anciens abattoirs Ménilmontant, repoussés, comme les autres, au delà des fortifications.
Depuis qu’on avait rasé l’édifice, le quartier était devenu solitaire.
On ne voyait plus, à trois heures du matin, les cabarets ouverts ; on n’entendait plus rouler les voitures de bouchers partant comme l’éclair.
La nuit tout dormait. Le jour, la solitude régnait dans toutes ces ruelles qui mènent à l’hospice des incurables d’un côté et à la rue de la Roquette de l’autre.
Derrière l’avenue Parmentier, il y a un passage, une cité misérable, une impasse plutôt, qu’on appelle le passage des Amandiers.
Les Limousins n’y sont pas venus encore.
Les maisons sont hautes, les allées noires, les cours étroites.
Une population d’ouvriers travaillant au dehors vient y coucher chaque soir.
En plein jour on n’y rencontre guère qu’une femme ayant un nourrisson à la mamelle ou une nichée d’enfants jouant au seuil des portes.
Vers le milieu, à gauche, en entrant par la rue du Chemin-Vert, il y avait une maison plus haute, plus noire, plus enfumée que toutes les autres.
Un charbonnier occupait le rez-de-chaussée ; le premier et le second n’étaient pas loués ; les autres étages étaient habités par des ouvriers qui s’en allaient le matin pour ne revenir que le soir.
À partir de huit heures, le charbonnier était l’unique créature humaine qui vécût dans ce bouge.
Ce fut là que sir James entra.
Jenny avait vu les plus pauvres quartiers de Londres, elle avait habité Dudley street, où la misère a l’aspect le plus hideux du monde.
Elle entra donc sans hésitation ni répugnance, sur les pas de sir James, dans l’étroite allée de la maison.
En passant, sir James frappa à la porte du charbonnier.
Celui-ci, le visage barbouillé, apparut aussitôt.
C’était un homme de quarante ans environ, au front bas, à l’œil sournois, aux épaules herculéennes.
Il avait un mauvais sourire aux lèvres et quelque chose de féroce et de stupide à la fois dans l’ensemble de la physionomie.
Il était veuf.
Sa femme était morte mystérieusement, et d’étranges rumeurs avaient circulé dans le voisinage : on disait qu’il l’avait étranglée.
Mais une enquête judiciaire n’avait pas abouti, et Chapparot, – c’était son nom, – mis en état d’arrestation tout d’abord, avait été relâché.
Il avait une fille de quinze ans qu’il accablait de coups et de mauvais traitements.
Un beau jour, sa mère morte, la pauvre enfant s’était enfuie, et on ne savait ce qu’elle était devenue.
Chapparot ne s’était pas plus préoccupé de sa fille qu’il n’avait pleuré sa femme.
Il était travailleur et avare.
On disait même qu’il avait un gros sac d’écus, avec lequel il s’en retournerait en Auvergne au premier jour. En attendant, on le craignait, et personne ne s’avisait de lui chercher querelle.
Les bonnes femmes qui venaient chez lui chercher du charbon ou de la braise osaient à peine franchir le seuil de sa boutique.
Cet homme ne parlait pas, ne buvait pas, n’avait pas d’amis et était la terreur du quartier, bien qu’il ne cherchât jamais querelle à personne.
L’homme de police qu’on avait donné à sir James pour le piloter dans Paris avait dit un soir au détective :
– Vous m’avez demandé un homme résolu et capable de tout ?
– Oui, avait répondu sir James.
– J’ai votre affaire, venez avec moi.
Sir James, ce soir-là, avait endossé un paletot d’ouvrier par-dessus une blouse, coiffé une casquette, noirci ses favoris, qui étaient trop blonds, et il avait suivi l’homme de police.
Celui-ci l’avait conduit chez un marchand de vins du passage Saint-Pierre et lui avait montré Chapparot, qui mangeait un morceau de lard et buvait une chopine dans un coin.
– Voilà votre homme, avait-il dit ; moi je ne puis me mêler de rien et je m’en vais.
Chapparot, sans doute, était prévenu, car il avait fait bon accueil au détective.
Celui-ci s’était assis à sa table, avait demandé du vin ; puis, tandis que le cabaretier tournait le dos, il avait furtivement montré une poignée d’or au fils de l’Auvergne.
À partir de ce moment, Chapparot avait appartenu corps et âme à sir James Wood.
Ils s’étaient revus plusieurs fois, tantôt dans un cabaret, tantôt dans l’autre, et, un soir, après six heures, le détective s’était furtivement introduit dans la boutique du charbonnier.
Donc, en arrivant avec Jenny et son fils, sir James se glissa dans l’allée au lieu d’entrer par la boutique, et il frappa à une porte que Chapparot ouvrit aussitôt.
Un rapide coup d’œil fut échangé entre eux.
Puis le charbonnier fit un signe qui voulait dire :
– Suivez-moi.
Sir James tenait toujours l’enfant par la main.
Jenny le suivait.
La boutique dans laquelle ils entrèrent était un étroit boyau tout en longueur.
Elle était séparée d’une petite cour sans air et sans lumière, où, même en plein jour, régnait une demi-obscurité. De l’autre côté de la cour, il y avait une autre boutique, un hangar plutôt, sous lequel le charbonnier empilait le bois qui lui venait du chantier.
Il fit traverser cette cour à ses visiteurs, et ils entrèrent sous le hangar.
Jenny s’attendait toujours à voir un lit et sur ce lit une agonisante.
Quant à l’enfant, il avait plusieurs fois hésité. Mais sir James l’entraînait et faisait de temps en temps retentir à ses oreilles quelques mots de patois irlandais.
Et l’enfant rassuré continuait à le suivre.
Au fond du hangar, Chapparot ouvrit une porte. Alors sir James se trouva à l’entrée d’une troisième pièce, plongée dans l’obscurité.
Le charbonnier alluma une chandelle et entra le premier. Ils étaient dans une cave au niveau du sol.
La clarté de la chandelle était vacillante et un vent, humide la courbait sur la palette de fer dans laquelle elle était plantée.
En même temps sir James sentit un sol en planches et qui sonnait le creux sous ses pieds.
La chandelle éclairait si peu qu’on ne voyait pas le fond de la cave.
Le charbonnier marchait devant.
Après lui venaient sir James et l’enfant.
Puis Jenny fermait la marche.
Tout à coup le charbonnier s’arrêta.
En même temps l’enfant étonné le vit se baisser, comme s’il cherchait quelque chose à terre.
Puis il entendit un bruit sec.
Puis un grand cri…
Puis quelque chose comme la chute d’un corps dans un puits.
Et l’enfant éperdu, tournant la tête, ne vit plus sa mère.
Jenny avait disparu.
L’Irlandaise avait senti tout à coup le sol manquer sous ses pieds, et, une planche qui faisait la bascule cédant sous son poids, elle était tombée dans la citerne de la maison.