XXVIII

Sir James Wood, le traître, l’Irlandais qui avait vendu à l’Angleterre le secret de ses frères, avait une petite histoire toute prête pour achever d’abuser Jenny.

– Ma sœur, lui dit-il, il n’y a que quelques heures que je suis parvenu à retrouver vos traces dans Paris, où je suis venu tout exprès pour vous chercher.

Jenny le regarda :

– Qui donc vous envoyait ? dit-elle.

– Deux hommes qui sont là-bas et dont l’un se nomme l’abbé Samuel.

Ce dernier nom eût ôté à la pauvre Irlandaise toute hésitation, si elle en avait eu encore. Mais le signe maçonnique des fénians était là pour la rassurer, et, nous le répétons, sir James Wood était peut-être le premier initié qui eût trahi.

– Depuis huit jours, continua sir James, je vous cherche.

– Vraiment ? dit-elle.

– Et je vous cherche, d’abord parce que j’ai ordre de vous retrouver, ensuite parce que, je vous le répète, une de nos sœurs va mourir et demande la bénédiction de notre maître futur.

Et de nouveau il adressa un respectueux regard à l’enfant de Jenny.

– Où est-elle donc, notre sœur ? demanda Jenny.

– Loin d’ici, il nous faudra près d’une heure de voiture pour arriver.

– Pouvons-nous être de retour avant la nuit ?

– Oui, certes, dit James.

Un pâle sourire vint aux lèvres de Jenny :

– Vous vous étonnez peut-être de ma question ? fit-elle.

Sir James eut un geste discret.

– Écoutez-moi, reprit l’Irlandaise, vous venez à moi de la part de l’abbé Samuel, n’est-ce pas ?

– Oui.

– Et de la part d’un autre homme encore ?

– Oui, ma sœur.

– Me diriez-vous son nom, à celui-là ?

– Il n’en a pas. On l’appelle l’homme gris.

Jenny tendit la main à sir James.

– Frère, dit-elle, si tous les deux vous envoient, je puis vous suivre, et ne dois rien vous cacher. Quand nous avons quitté Londres, l’homme gris nous a donné un guide et un compagnon…

– Shoking, dit sir James.

– Vous le connaissez ?

– Oui, et je croyais le trouver ici.

– Il est parti, mais il rentrera bientôt.

– Hélas ! dit sir James, si notre pauvre sœur n’était pas à l’agonie…

– C’est juste, dit l’Irlandaise. D’ailleurs, quand Shoking à de l’argent dans sa poche, il n’est jamais pressé de rentrer. Je vous dirai le reste de notre histoire en chemin.

– Je cours chercher une voiture, dit sir James.

Et il s’élança vers l’escalier.

Jenny jeta un châle sur ses épaules, et prenant son fils par la main :

– Viens ! dit-elle.

Mais l’enfant ne bougea.

Et comme la mère s’étonnait de cette résistance :

– J’ai peur, dit-il.

– Pourquoi donc as-tu peur, mon enfant ?

– N’allons pas avec cet homme, dit-il.

– Mais cet homme est un de nos frères.

– Non, dit-il encore, maman, n’y allons pas.

Et il avait des larmes dans les yeux en parlant ainsi.

Mais Jenny avait foi dans l’homme qui lui avait fait le signe mystérieux des fénians.

– Un homme ne doit pas avoir peur, dit-elle, et tu es un homme !

L’enfant se redressa avec fierté.

– Puisque tu le veux, dit-il, allons ! Mais tu verras qu’il nous arrivera malheur !

Jenny haussa imperceptiblement les épaules.

Dès lors son fils la suivit sans résistance et sans mot dire.

Sir James les attendait à la porte avec un fiacre à quatre places.

Ils y montèrent.

Alors Jenny dit au détective :

– Quand nous sommes arrivés à Paris, nous avions de l’argent, et, en outre, une lettre de crédit sur un homme qui est l’ami de l’homme gris. On nous a volé la lettre et l’argent, et nous sommes devenus bien misérables.

Mais, pendant que vous nous cherchiez, Shoking a battu le pavé de Paris en tous les sens, il a retrouvé l’homme sur qui nous avions une lettre de crédit, et celui-ci l’a cru sur parole : Il est venu à la maison, il nous a donné de l’argent, et il nous attend chez lui ce soir. C’est pour cela qu’il faut que nous revenions avant la nuit.

– Vous ne ferez que les deux chemins, dit sir James, et je vous ramènerai.

Tandis qu’ils causaient ainsi, le fiacre roulait.

En montant, sir James avait donné au cocher la marche à suivre.

Le fiacre gagna donc le boulevard d’Enfer, prit ensuite le boulevard Saint-Michel, traversa la Cité, arriva au boulevard Sébastopol, et s’engagea dans la rue Turbigo, une grande artère toute neuve qui arrive à la place du Château-d’Eau.

Jenny regardait de temps à autre par la portière.

– Est-ce encore bien loin ? demanda-t-elle.

– Non, dit sir James.

Le fiacre s’engagea sur le boulevard du Prince-Eugène.

Les maisons neuves qui le bordent auraient rassuré Jenny, si elle avait eu encore la moindre défiance.

Au delà du canal se trouve une église neuve, Saint-Ambroise.

Un peu plus loin est une mairie.

Tant qu’on longe le boulevard, on se croirait dans une grande ville qui date d’hier.

Le boulevard du Prince-Eugène est une route magnifique qui recouvre et dérobe à la vue les hideuses rues de ce vieux quartier de la Roquette et du faubourg Saint-Antoine.

On aperçoit bien ça et là une étroite ruelle, un passage sans vie et sans lumière, mais il a si vite disparu !

Un peu avant la mairie, on trouve une rue qui se nomme la rue du Chemin-Vert.

Le fiacre y entra.

Au bout de cette rue qui se nommait jadis la rue des Amandiers, se trouve l’avenue Parmentier, une avenue sans maisons, ou à peu près, et à gauche une sorte d’esplanade que bordent de petites ruelles et des maisons hautes et noires.

Le fiacre s’arrêta.

– Attendez-nous ici, dit sir James au cocher, à qui il donna cent sous.

– Nous descendrons ? dit Jenny.

– Oui, mais c’est à deux pas, répondit le détective.

Il voulut prendre l’enfant par la main ; mais celui-ci se jeta contre sa mère.

Alors sir James lui dit dans ce patois irlandais qui était si doux aux oreilles de l’enfant :

– Tu as donc peur de moi ?

L’enfant fut désarmé.

Et il prit la main du détective, qui les entraîna, lui et sa mère, et leur fit traverser l’esplanade, tournant ainsi le dos à l’avenue Parmentier.

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