Cependant Milon, en rentrant chez lui, avait trouvé la lettre de Marmouset au lieu de le rencontrer lui-même.
Il avait lu cette lettre avant de monter dans son bureau, ce qui fit qu’il put réfléchir quelques minutes.
– Marmouset a raison, pensa-t-il.
Dès lors il fallait constater le vol et faire grand tapage.
Milon n’avait pas revu ses contremaîtres, à qui il avait donné rendez-vous, ce qui fit que, n’ayant pas été contre-mandés, ils arrivèrent à l’heure dite, c’est-à-dire comme quatre heures sonnaient.
Milon s’était arrêté au rez-de-chaussée de la maison et paraissait s’étonner beaucoup de la lettre de l’Anglais et de son impatience.
La servante lui disait qu’elle avait essayé vainement de le retenir.
Enfin, les deux contremaîtres étant arrivés, Milon leur dit :
– Un drôle d’homme que cet Anglais ! parce que je suis en retard d’un quart d’heure, il dit que je lui manque de respect.
– Il ne reviendra pas…
– Je m’en moque, dit encore Milon ; j’ai plus d’affaires que je n’en peux faire.
Et il ajouta :
– Je vous avais fait venir pour voir le terrain dont je lui avais parlé ; ça fait que je n’ai plus besoin de vous. Ah ! si fait ! montez tout de même…
Milon, comme on le voit, voulait jouer sa petite scène avec le plus de naturel possible.
– Je vais vous donner les plans du rez-de-chaussée de la maison de la rue Réaumur, dit-il.
Les deux contremaîtres le suivirent. Milon gravit l’escalier, traversa le premier bureau, poussa la porte de la caisse et jeta un cri.
Ce cri fut si naturellement poussé que les deux maîtres compagnons accoururent.
Milon était bouche béante, bras ballants, stupéfait devant sa caisse ouverte.
– Volé ! dit-il enfin. Il m’a volé cent mille francs !
Son air lamentable fut si naturel que les deux contremaîtres ne soupçonnèrent pas un seul instant la vérité.
La servante était accourue au cri de son maître. À la vue de la caisse ouverte, elle s’écria :
– Eh bien ! il est joli son milord ! Ce n’est qu’un filou !
Milon s’élança au dehors.
– Depuis quand est-il parti ? disait-il.
– Depuis un quart d’heure.
– Par où ?
– Il était en voiture et il est remonté vers les Champs-Élysées.
– En fiacre ?
– Oui, mais je n’ai pas regardé le numéro, je n’ai remarqué que le cocher.
– Le reconnaîtrais-tu ?
– Pardine !
Milon se précipita au dehors. La servante et les deux contremaîtres le suivaient.
La journée avait été belle, et les voitures retour du bois étaient pressées dans les Champs-Élysées comme un troupeau de moutons.
– Une aiguille dans une botte de foin ! murmura Milon qui parut pris d’un vrai désespoir.
– Patron ! dit un des contremaîtres, il faut aller chez le commissaire ; c’est le plus court.
– Oui, dit Milon, et vous allez venir avec moi tous les trois.
Le commissaire de police du quartier a son bureau rue de Ponthieu.
C’est là que Milon, ses deux contremaîtres et sa servante se présentèrent.
Milon était, du reste, personnellement connu de ce magistrat.
Il fit sa déclaration : ses contremaîtres, sa servante donnèrent le signalement exact du prétendu lord, et le commissaire leur dit :
– Je vais transmettre votre plainte à la préfecture.
En ce moment, je crois qu’on a sous la main un ou deux agents de police anglais.
– Ah ! fit Milon étonné.
– Mais, ajouta le magistrat, la police anglaise ne se fait pas gratuitement.
– Ah ! répondit Milon, je donnerai vingt-cinq mille francs s’il le faut.
Le commissaire ne se contenta point de sa déposition verbale, il commença une enquête et se transporta chez Milon ; la serrure de la caisse ne portait aucune trace d’effraction.
Par conséquent, le voleur l’avait ouverte avec une clef et une clef fabriquée en Angleterre comme la caisse.
– Il est probable, dit le commissaire de police en se retirant, que vous serez invité à passer dès demain matin à la préfecture.
– J’irai, dit Milon.
Et il s’enferma dans son bureau, comme un homme qui ne prend pas facilement son parti d’avoir été volé.
Mais, une fois seul, le calme revint sur son visage bouleversé, et ses bonnes grosses lèvres s’arquèrent en un sourire qui visait à la malice.
– On dit toujours que je suis un imbécile, murmura-t-il, et il y a même des jours où je le crois, mais il n’est pas moins vrai que j’ai enfoncé aujourd’hui un commissaire, ni plus ni moins que si j’étais Rocambole lui-même.
Et Milon, fort satisfait, se mit à faire ses comptes.
Tout à coup on frappa vivement à la porte, et la servante entra.
– Ah ! patron, dit-elle, en voilà bien d’une autre !
– Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Milon.
– Un autre Anglais qui se présente.
– Un autre ?
– Oui.
– Ah ! c’est juste, dit Milon, qui pensa à Shoking. Un pauvre diable.
– Mais non, il est mis comme un bourgeois.
– Avec une femme et un petit garçon ?
– Non, il est seul, il pleure, et il a l’air comme un fou. C’est encore une couleur, patron, méfiez-vous !
Milon descendit.
Il aperçut Shoking, tout de noir vêtu, qui s’était laissé tomber sur un banc dans le vestibule et qui pleurait à chaudes larmes :
– Ah ! disait-il en anglais, Jenny est partie, et Ralph aussi…
– Que chantes-tu là ? demanda Milon.
Et il se fit raconter ce qui s’était passé.
Shoking ne savait que deux choses ; la première, c’est qu’il avait été grisé par un gentleman ;
La seconde, c’est que l’Irlandaise et son fils avaient disparu, emmenés par un autre Anglais.
– Ah ! ma foi ! pensa Milon, ceci est beaucoup trop compliqué pour moi. Il n’y a que Marmouset qui puisse éclaircir cette affaire.
Il laissa Shoking chez lui, le recommandant à sa servante, se jeta dans une voiture et se fit conduire rue Auber.
Marmouset, redevenu lui-même, venait de rentrer.
Il écouta jusqu’au bout et sans mot dire le récit de Milon.
Puis, quand Milon eut fini, un sourire lui vint aux lèvres.
– Et te voilà bien embarrassé ? dit-il.
– Dame !
– Les gens qui ont enlevé la mère et l’enfant, cela est certain, reprit Marmouset, sont les mêmes qui ont fait disparaître miss Ellen.
– Vous croyez ?
– J’en suis sûr. Et comme nous sommes en train de leur tendre un piège, acheva froidement Marmouset, cela ne nous coûtera pas plus, quand nous les tiendrons, de leur reprendre l’Irlandaise et son fils en même temps que miss Ellen.
– Vrai, s’écria Milon, vous avez le génie du maître, Marmouset.
– Je ne sais pas, répondit modestement l’élève de Rocambole, mais je suis au moins un peu plus fort que toi, qui te noyes toujours dans un verre d’eau.