XXVII

Qu’étaient devenus Ralph et Jenny ?

Sir James Wood avait fait sa confession à son collègue Edward le détective, – il avait été fénian.

Peut-être même était-il le premier traître de cette secte mystérieuse et redoutable, si menaçante pour l’Angleterre et pour l’orgueil britannique.

Réfugié dans un coin de l’Irlande, il était ensuite parti pour l’Amérique.

C’était ici sans doute qu’il était parvenu à faire perdre ses traces à ses anciens amis, car à Londres personne ne l’avait reconnu.

Or, sir James Wood comptait sur la toute-puissance de ce signe maçonnique qui permet aux fénians de se reconnaître entre eux.

Avant de quitter Londres et de venir en France rechercher miss Ellen d’abord, et ensuite cet enfant qui était l’espoir de l’Irlande, il avait eu plusieurs conférences soit avec lord Palmure, soit même avec le révérend Patterson, cet homme qui mettait le fanatisme religieux de la partie dans la guerre qu’il avait déclarée aux Irlandais.

Sir James était au courant de tout ce qui s’était passé à Londres, par conséquent.

Ce n’était que peu à peu, du reste, qu’il avait fait des confidences à son collègue, et il ne lui avait même pas tout dit. Or il y avait plus de huit jours que sir James préparait l’enlèvement du petit Irlandais, à l’insu du détective Edward.

On se souvient que, tant qu’il s’était constitué le gardien de miss Ellen, rue Louis-le-Grand, il ne la quittait jamais pendant le jour.

Mais le soir, il se départait volontiers de la surveillance, confiait la garde de la prisonnière à son collègue et sortait de neuf à onze heures.

On lui avait donné, à la préfecture de police de Paris, un homme qui devait le piloter et se mettre à sa disposition quand il en aurait besoin.

L’ambassade anglaise n’avait, du reste, pas fait mystère du but que le détective poursuivait.

Il venait à Paris non seulement pour y chercher une jeune fille en puissance de père, mais pour y surveiller des fénians.

S’il pouvait arrêter l’une et compter sur le secours de l’autorité, il ne pouvait pas arrêter les autres, mais il avait le droit de suivre leurs traces.

Or, dans l’homme qu’on lui avait donné, sir James avait rencontré un garçon habile, intelligent, véritable enfant de Paris, et qui en connaissait tous les mystères.

Paris n’est pas comme Londres, où le beau et le laid se coudoyent, où le brok street, ruelle des voleurs, touche à Piccadilly et à Haymarkett, le beau quartier.

Les Limousins ont envahi la rue de Choiseul et les abords de la place Vendôme, ils ont jeté bas des maisons encore neuves, mais ils n’ont pas découvert sur ce point le plus petit mystère.

Ce Paris-là était trop neuf encore.

Sir James avait besoin d’un quartier excentrique, où la surveillance de la police fût moins grande, la population plus habituée au tapage.

Emportez un enfant dans vos bras sur le boulevard des Italiens, et qu’il crie et se débatte, vous ne ferez pas cent pas devant vous.

On vous arrêtera, on vous questionnera, on prendra fait et cause pour l’enfant.

Que cela se passe à l’extrémité du boulevard du Prince-Eugène, dans le quartier de la Roquette, nul ne fera attention à vous.

Sir James était méthodique comme un Anglais.

Avant de se mettre à la recherche de Jenny et de son fils, dont il avait perdu les traces depuis le jour où il les avait fait voler, sir James s’était posé cette question :

– Quand je les aurai retrouvés, qu’en ferai-je ?

Il n’avait rien à attendre de l’autorité française.

À la requête de l’ambassade, la France voulait bien donner une hospitalité provisoire dans une de ses prisons à la fille d’un lord en rupture d’obéissance…

Mais la France ne voulait pas se faire la geôlière des fénians.

Aussi sir James s’était dit :

– C’est à moi tout seul à inventer une prison dans Paris, à l’insu de l’autorité.

Chaque soir donc, pendant huit ou dix jours, il avait rejoint l’homme de police français mis à sa disposition au café du Helder.

Puis ils allaient courir les quartiers éloignés où la pioche des démolisseurs a mis à découvert une foule de maisons du moyen âge, machinées comme des théâtres de féeries.

Sans doute qu’un beau soir sir James avait trouvé ce qu’il cherchait, car il dit à son collègue Edward :

– Maintenant, nous pouvons nous mettre à la recherche de l’Irlandaise et de son fils.

Trois jours après, sir James et son collègue erraient, comme on l’a vu, dans la rue du Champ-de-l’Alouette, et tandis que le second suivait Shoking à distance, sir James s’engouffrait dans l’allée noire de la vieille maison.

Le détective avait imaginé une petite fable à laquelle il était impossible que Jenny ne se laissât pas prendre.

Il savait, en outre, une chose, c’est que Shoking, l’ami, le compagnon des deux exilés, n’était cependant pas fénian.

Shoking s’était lancé dans le mouvement Irlandais, à la suite de l’homme gris et par pure admiration pour lui.

Mais Shoking était Anglais, non Irlandais, et tout ce qu’il avait fait jusque-là était pure chevalerie de sa part.

Et Jenny n’avait à Paris d’autre ami que Shoking ; le jour où un fénian lui apparaîtrait, il aurait évidemment sur elle plus d’influence que lui.

Sir James monta donc le petit escalier sombre et tortueux auquel une corde servait de rampe.

Au troisième étage, il rencontra une jeune fille et lui dit en bon français :

– Ma belle enfant, à quel étage demeurent les Anglais ?

– Tout en haut, monsieur, répondit-elle, la porte à droite sur le carré.

– Merci bien.

Et sir James continua de monter.

La porte de la mansarde était ouverte.

Jenny tenait son fils sur ses genoux.

En voyant approcher sir James, elle eut un premier mouvement d’effroi.

Mais sir James lui fit aussitôt le signe mystérieux.

Alors l’Irlandaise se leva et vint à lui :

– Frère, dit-elle, sois le bienvenu.

– Ma sœur, répondit sir James dans le patois irlandais qui fait le désespoir des habitants de Londres, il y a longtemps que je te cherchais.

– Moi ? fit Jenny.

– Toi et notre chef.

Et sur ces mots, sir James fléchit un genou devant l’enfant étonné et lui baisa la main.

Puis, d’une voix grave et triste :

– Un de nos frères se meurt dans cette grande ville où nous sommes venus chercher un refuge contre nos persécuteurs ; or ce frère implore la faveur de voir, avant de rendre le dernier soupir, CELUI en qui l’Irlande a mis l’espoir de ses destinées.

Lui refuseras-tu cette consolation ?

Jenny hésita un moment.

– Non, frère, dit-elle enfin, je suis prête à te suivre…

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