Donc, tandis que le détective Edward partait pour Calais, d’où il devait se rendre à Londres, Marmouset s’était embarqué avec Vanda et miss Ellen à Boulogne, était débarqué à Folkestone et avait aussitôt repris le train de Londres.
Milon avait expédié ses autres compagnons par un précédant paquebot.
On le sait, Milon, Marmouset et Vanda connaissaient Londres admirablement et tous trois parlaient anglais.
À partir du moment où ils avaient mis le pied sur le paquebot, il avait été convenu que Vanda et miss Ellen d’une part, Marmouset et Milon de l’autre, ne se parleraient plus et qu’ils voyageraient en deux groupes.
À Folkestone, Vanda et miss Ellen qui passait pour sa femme de chambre et qui s’était si bien embéguinée sous une coiffe normande que lord Palmure lui-même n’eût pu reconnaître sa fille, Vanda et miss Ellen, disons-nous, montèrent dans le compartiment réservé aux dames.
Milon, en quittant Boulogne, avait bravement endossé une belle livrée.
Quand ils arrivèrent à Londres, Vanda et miss Ellen descendirent à la gare de Cannons’street ; Marmouset et Milon demeurèrent dans le train, qui repassa la Tamise deux fois avant d’arriver à Charing-Cross.
Vanda devait aller loger dans une maison de famille située dans la Cité, auprès du Post Office.
Marmouset et Milon, au contraire, s’en allèrent dans le Strand, à l’hôtel des Trois-Couronnes.
En débarquant sur le quai de la gare, Marmouset avait compilé sept ou huit policemen.
– C’est pour nous, avait-il dit à Milon.
– Déjà ?
Et Milon avait eu un geste d’effroi.
Mais Marmouset avait un air si britannique, il donna des ordres à Milon en anglais si pur, qu’en dépit de ses moustaches noires, les policemen le prirent pour un parfait gentleman des environs de Londres.
D’ailleurs, l’homme qu’ils avaient mission de rechercher ne voyageait-il pas avec une femme ?
Marmouset poussa même l’aplomb jusqu’à s’adresser à l’un d’eux pour le prier de lui faire avancer un cab.
– Ah çà ! maintenant, dit Milon, quand ils furent installés dans le parloir des Trois-Couronnes, qu’allons-nous faire ?
– Souper, dit Marmouset.
– Et puis ?
– Et puis nous coucher.
– Et demain ?
– Demain, nous nous promènerons ; nous lirons les gazettes ; nous regarderons les femmes qui se promènent dans les parcs.
– Nous n’irons pas voir Vanda ?
– Non, pas avant d’avoir revu Edward.
– Ah ! c’est juste. Vous lui avez donné rendez-vous à Evans Tavern demain soir ?
– Oui, fit Marmouset. Et tant que je ne l’aurai pas vu, mous ne pouvons rien faire.
– Pas même réveiller ce pauvre sir James Wood, qui dort depuis deux jours au fond d’une caisse, et que nous avons nourri, à Boulogne, en lui introduisant du bouillon par le nez.
– Oh ! si fait, dit Marmouset, nous pouvons le faire revenir à lui ! ce soir même.
– Et qu’en ferons-nous ?
– Nous lui donnerons la liberté provisoirement.
– Oui, dit Milon, pour qu’il nous trahisse.
– Il aurait pu nous trahir à Paris ; mais… à Londres… la chose est tout à fait impossible.
– Pourquoi ?
– Parce qu’il est maintenant, grâce à la lettre que j’ai écrite à l’abbé Samuel, complètement à la merci des fenians.
Comme Marmouset disait cela, un homme entra dans le parloir.
C’était un gentleman qui paraissait arriver de voyage.
– Dieu vous garde, gentleman ! dit-il.
Et il vint s’asseoir à la table sur laquelle on avait servi aux deux Français du roastbeef et un pot de pale ale.
Marmouset n’était pas fénian, comme on le pense bien, mais il avait écrit à l’abbé Samuel en prenant le titre d’ami de l’homme gris.
Le gentleman qui vint s’asseoir auprès de lui prit alors la parole en français.
– Vous êtes celui que l’abbé Samuel attend, n’est-ce pas ?
– Peut-être ! dit Marmouset.
Le gentleman tira de sa poche un papier.
C’était une lettre du prêtre irlandais.
– Fort bien ! dit Marmouset.
– Vous pensez bien que nous vous attendons avec impatience, reprit le gentleman.
Un de nous était à Cannons’street, l’autre à London-Bridge, moi à Charing-Cross.
Si on n’a pas visité vos bagages à la douane de cette dernière gare, c’est que l’un des nôtres est parmi les douaniers.
– Ah ! ah ! dit Marmouset.
Puis regardant le gentleman :
– Vous êtes des gens bien informés, dit-il.
– Nous avions envoyé deux des nôtres, l’un à Calais, l’autre à Boulogne. Une dépêche, en termes incompréhensibles pour d’autres que pour nous, nous a informés que vous nous ameniez le traître, plongé en léthargie dans une caisse.
– C’est parfaitement exact.
– Et je viens le chercher.
Marmouset fronça le sourcil.
– L’abbé Samuel ne compte-t-il donc pas tenir la parole qu’il m’a donnée ? fit-il.
– L’abbé Samuel n’a jamais manqué à sa parole.
– Alors, que voulez-vous faire de sir James ?
– Nous assurer de lui ; mais, soyez tranquille ; on ne lui fera aucun mal.
– Et le tiendra-t-on à ma disposition ?
– Parfaitement.
– C’est bien, dit Marmouset. Permettez-nous de souper, puis nous monterons dans notre chambre, où nous vous livrerons notre prisonnier.
– Avez-vous un moyen prompt de l’arracher à sa léthargie ?
– Ce sera l’affaire d’une minute.
Marmouset et Milon soupèrent en compagnie du gentleman.
Ils avaient causé si familièrement tous trois que les gens de l’hôtel des Trois-Couronnes s’imaginèrent que le troisième voyageur connaissait les deux premiers de longue date et qu’ils ne firent aucune difficulté de donner, à celui-ci une chambre voisine de celle de Marmouset.
Alors le fenian rejoignit Marmouset et s’enferma avec lui et Milon.
La fameuse caisse dans laquelle on avait ménagé des trous pour que sir James Wood ne fût pas asphyxié, fut ouverte.
Le détective était à l’état de cadavre.
Milon, qui était robuste, le prit dans sas bras et le porta sur un lit.
Puis Marmouset déboucha une petite fiole et versa quelques gouttes d’une liqueur verte qu’elle contenait sur les lèvres serrées du prétendu mort.
Soudain un tressaillement parcourut ce corps inerte jusque-là ; les yeux s’écarquillèrent violemment et les lèvres s’ouvrirent.
Marmouset versa quelques gouttes encore qui pénétrèrent dans la bouche.
Et aussitôt sir James se leva.
Puis regardant le gentleman, il jeta un cri d’effroi.
– Ah ! fit celui-ci avec flegme, je vois que tu me reconnais…
Sir James s’était pris à trembler de tous ses membres.