Sir Robert M…, radieux, était retourné à Newgate. En quittant la prison, il avait donné ses ordres, et un appareil Hudson avait été posé par une dizaine d’ouvriers dans la cellule voisine de celle qui renfermait Marmouset et Rocambole.
Rien n’est plus simple, du reste, que cet appareil : longue suite de tuyaux en caoutchouc qui se rejoignent et aboutissent à un entonnoir renversé placé dans la pièce où on doit entendre ce qui se dit au point de départ, malgré une distance considérable. On avait fait passer l’appareil dans le tuyau du gaz, ce qui faisait qu’il était impossible de le voir.
L’entonnoir se trouvait dans le cabinet même du directeur.
Et sir Robert M… assista à la fin du travail en se frottant les mains et se disant :
– Enfin ! je tiens mes deux drôles.
Cependant une pensée mélancolique vint tout à coup attrister sa joie.
Il se souvint des paroles de Marmouset lui disant :
« – Supposons que je ne sois pas Rocambole… »
Sir Robert M… connaissait parfaitement la loi anglaise et savait qu’elle ne plaisante pas quand il s’agit de réparer les torts faits à des particuliers.
Et Marmouset lui avait dit une chose tout à fait raisonnable :
« – Si cela était, vous seriez responsable tout comme un autre, puisque vous auriez écroué un homme sous un nom qui n’est pas le sien et sans vous assurer de son identité… »
Et sir Robert M… eut un peu de mélancolie à cette pensée ; car enfin tout est possible, même l’impossible.
Et puis sir Robert M… était père de famille. Il n’était pas riche, il avait besoin de son traitement.
Cependant une autre pensée, ou plutôt une autre réflexion, venait aussitôt à son idée.
– La preuve, se disait-il, que cet homme est bien Rocambole et qu’il est le complice de l’homme gris, c’est qu’ils causent entre eux dans une langue qu’ils croient incompréhensible.
S’ils n’avaient pas de secrets à se confier, ils causeraient en anglais ou en français.
Il faisait toutes ces réflexions tout en assistant à la pose de l’appareil Hudson.
Quand ce fut fini, il se fit suivre du gardien chef et fit une nouvelle visite à ses deux personnes.
– Votre Honneur est vraiment bien bon, lui dit Rocambole avec une pointe de raillerie, de nous visiter ainsi deux ou trois fois par jour.
– Quand je vois M. le Gouverneur, dit à son tour Marmouset, je me sens tout réjoui.
– Ah ! ah ! dit sir Robert M…
– Il est certain, reprit Rocambole, qu’un visage aussi parfaitement réjoui que celui de Votre Honneur est fait pour reposer la vue des pauvres prisonniers comme nous.
– Hélas ! mes amis, dit sir Robert M…, je vous apporte une nouvelle désagréable.
– Vraiment ?
– Vous étiez bien ici ?
– Admirablement.
– Je vais être obligé de vous changer de cellule.
– Et pourquoi cela, Votre Honneur ?
– Parce que celle-ci est trop grande, maintenant que vous n’êtes plus que deux.
– Comment ? fit Rocambole, l’Irlandais ne va pas revenir ?
– Non.
– Ah bah !
– Sa peine a été commuée, vous le savez.
– Bon !
– Et on l’a transféré à Bath-square.
Rocambole ne sourcilla pas, bien qu’il fût certain que sir Robert M… mentait.
– Mais, au moins, dit-il, remplacez-vous notre jeu de whist par un jeu d’échecs ?
– Si cela peut vous être agréable, dit sir Robert.
Et regardant Marmouset :
– Jouez-vous aux échecs, gentleman ?
– Sans doute, répondit Marmouset. Mais… je crains de ne pouvoir faire longtemps la partie du gentleman.
– Et pourquoi cela ?
– Mais, cher monsieur, parce que je sortirai d’ici demain matin.
– Bah ! dit sir Robert qui essaya un sourire et n’obtint qu’une grimace. Vous m’avez déjà fait cette plaisanterie-là.
– Vous verrez qu’elle est sérieuse.
– Oh ! dit le gouverneur, nous verrons bien.
Et il s’en alla, laissant retentir un gros sourire, mais, au fond, très ému de l’insouciance de Marmouset.
Une demi-heure après, les deux prisonniers avaient été transférés dans l’autre cellule.
Alors sir Robert M… fit venir Dick le matelot.
– Dans combien de mois sortirons-nous d’ici ? lui dit-il.
– Dans trois mois.
– Si je suis content de toi, j’obtiendrai qu’on réduise ta prison à six semaines.
– En vérité, Votre Honneur…
– Et quand tu t’en iras, on te donnera vingt-cinq livres de prime.
– Que faut-il donc faire pour mériter ainsi les bontés de Votre Honneur ?
– T’asseoir là dans ce fauteuil.
– Et puis ? dit Dick étonné.
– Et appuyer ton oreille à cet entonnoir.
– M’y voilà.
– Entends-tu quelque chose ?
– Oui, des voix humaines.
– Écoute bien.
– J’entends fort distinctement.
– Que disent-elles ?
– Mais je ne comprends pas.
– Hein ?
– Je reconnais la voix des deux prisonniers avec qui vous m’avez confronté ce matin.
– Ah !
– Mais ils ne parlent plus la même langue.
Sir Robert M… jeta un cri de rage.
– Écoute bien, dit-il ensuite, il peut se faire que la distance…
– Oh ! non, non, Votre Honneur, je les entends aussi nettement que s’ils étaient auprès de moi.
– Vraiment ?
– Mais, je le répète à Votre Honneur, je ne comprends pas un mot de ce qu’ils disent.
– Voilà qui est trop fort ! s’écria sir Robert M… Dans quelle langue peuvent-ils bien parler ?
– Je ne sais pas, mais ils ont l’air de bien bonne humeur.
– Enfin, penses-tu que ce soit une langue orientale ?
– C’est possible. Tenez, Votre Honneur, écoutez vous-même.
Sir Robert M… s’approcha de l’appareil et prêta l’oreille à son tour.
Rocambole et Marmouset étaient en effet de fort belle humeur, et deux ou trois éclats de rire moqueurs parvinrent à sir Robert M…
Mais de leur conversation pas un mot intelligible.
Ils s’étaient remis à parler javanais.
Non pas la langue qu’on parle dans l’île de Java, mais le javanais de Paris qui tombe en cascades rieuses des lèvres des petites dames.
Alors sir Robert M… murmura :
– Oui, ce doit être une langue orientale… Oh ! ces hommes !
Puis il se frappa le front et se leva vivement comme un homme à qui il vient une bien belle idée !…