XVII

Au sud de Whitehall, tout auprès de Scotland Yard, se trouve un établissement qui porte ce nom quelque peu compliqué :

The royal united service institution Museum

Ce qui peut se traduire ainsi :

Service de l’union royale du Musée

C’est un établissement multiple dont une section est consacrée aux manuscrits et à l’étude de toutes les langues. On trouve là des professeurs qui parlent couramment le sanscrit et d’autres qui lisent les hiéroglyphes les plus indéchiffrables.

Il n’y a pas un idiome, un dialecte, une langue morte ou vivante qui ne soit compris ou commenté au The Royal Museum.

En France on n’apprend guère que le français. En Angleterre on apprend tout.

Les Anglais qui voyagent perpétuellement veulent être compris sur tous les points du globe.

L’idée sublime qui venait de traverser le cerveau du sous-gouverneur de Newgate, sir Robert M…, était cependant bien simple et elle aurait dû lui venir plus tôt.

– Je vais courir au Muséum, se dit-il, et je demanderai tous les professeurs de langues orientales.

Il renvoya donc Dick dans sa prison, monta dans un cab.

Le concierge du Muséum est un personnage très important, quelque chose comme un gouverneur.

Sir Robert M… s’adressa à lui.

Le concierge-gouverneur eut un sourire majestueux.

– Ces gens-là, dit-il faisant allusion aux deux prisonniers, parleraient l’égyptien du temps des Pharaons, que nous avons des gentlemen qui les comprendraient.

Venez avec moi, sir, et nous choisirons ensemble les personnes dont vous avez besoin.

Une demi-heure après, sir Robert M… emmenait avec lui deux gentlemen qui avaient consacré leur jeunesse à l’étude des langues sémitiques et des langues orientales, et il les introduisait dans son cabinet.

Il était alors huit heures du soir.

Le premier gentleman se plaça contre l’appareil Hudson et prêta l’oreille.

Sir Robert M… suivait anxieusement les impressions de sa physionomie.

Or, au bout de quelques minutes, cette physionomie exprima un mouvement mêlé de stupeur.

– Quel jargon parlent-ils donc là ? dit-il enfin.

– Comment ! s’écria sir Robert M…, vous ne comprenez pas ?

– Je ne comprends pas un mot.

Le professeur de langue sémitique remplaça auprès de l’appareil le professeur de langues orientales.

– Je ne comprends pas davantage, dit-il.

Sir Robert M… s’arrachait les cheveux de désespoir.

Enfin le premier gentleman émit cet avis que les deux prisonniers pourraient bien parler un jargon océanien, quelque chose comme la langue des îles Sandwich.

Le second prétendit que certaines consonances lui avaient paru se rapprocher du patois que parlent les nègres de l’intérieur de l’Afrique.

Ce n’était pas la spécialité de ces messieurs ; mais il y avait au Muséum un ancien midshipman qui avait été prisonnier au Congo et avait ensuite parcouru tous les archipels de l’Océanie.

Or, ce langage bizarre que parlaient Rocambole et Marmouset prenait à leurs yeux les proportions d’un phénomène scientifique.

Ils s’empressèrent donc d’envoyer chercher le midshipman, dont ils indiquèrent le nom et l’adresse à un des gardiens de Newgate, qui partit aussitôt.

Le midshipman n’était plus au Muséum ; il habitait même à la campagne, sur la route de Hampsteadt.

Près de trois heures s’écoulèrent avant qu’il arrivât.

Mais les deux prisonniers ne paraissaient pas avoir envie de dormir.

Leurs voix bruyantes et leurs éclats de rire arrivaient à chaque instant aux oreilles consternées de sir Robert M…

Enfin, l’ancien midshipman parut.

Ses deux confrères du Muséum lui expliquèrent la situation en deux mots.

Il se plaça à son tour devant l’appareil, appuya son oreille à l’entonnoir et écouta.

– Mais ce n’est pas une langue humaine, cela ! s’écria-t-il enfin.

– Commuent, dit un des gentlemen, ce n’est pas un jargon océanien ?

– Non.

– Ni un patois nègre ?

– Pas davantage.

Le problème paraissait insoluble, et sir Robert M… ne parlait de rien moins que de sauver son honneur par un suicide, lorsque le professeur des langues sémitiques eut une inspiration.

– Vous dites que les prisonniers sont Français dit-il.

– Je le crois, du moins.

– Avez-vous entendu parler d’une langue que parlent les voleurs et qui se nomme l’argot ?

– Oui, certes.

– Eh bien ! c’est de l’argot.

– Et qui donc, s’écria sir Robert M…, peut comprendre l’argot en Angleterre ?

– Bah ! dit le gentleman, vous avez bien un autre prisonnier français quelque part ?

Sir Robert M… manda Master Dixon, le gardien chef, et le consulta.

Dixon affirma qu’il y avait un Français à Newgate et que ce Français était un filou qui avait longtemps exercé son industrie à Paris.

Sir Robert M… l’envoya chercher.

– Sais-tu l’argot ? lui dit-il.

– Mieux que l’anglais, répondit le filou.

– Alors mets-toi là et écoute.

Le filou obéit.

– Ce n’est pas de l’argot, dit-il enfin.

– Qu’est-ce donc ?

– C’est du javanais.

Les deux gentlemen haussèrent les épaules.

– Le javanais de la Maison d’Or, dit encore le filou.

– Qu’est-ce que cela ?

– Une langue qu’on parle à Paris.

– Et que tu comprends ?

– Non, il n’y a que les femmes à huit ressorts et les gentilshommes qui font courir leurs chevaux et leurs créanciers qui parlent ce langage.

– Alors, comment faire ? s’écria sir Robert M…, dont le désespoir était sans limite.

– Une chose bien simple, répondit le Français.

– Quoi donc ?

– Faire venir une petite dame de Paris qui sera dans la débine et lui promettre une jolie somme.

– Mais il faut trois jours pour cela !

– Ou bien encore pour demander par le télégraphe les lumières de M. Victor Noir, rédacteur en chef de la « Gazette de Java » dont les bureaux sont sur le boulevard Montmartre.

– Comment ! exclamèrent les trois savants, il se publie un journal dans cette langue !

– Un journal qui a soixante mille abonnés, répondit sans rire le prisonnier, qui était un loustic de première force.

– C’est à devenir fou ! murmurait le bon gouverneur de Newgate.

Et, comme il disait cela, master Dixon entra tout effaré.

– Ah ! Seigneur Dieu ! reprit-il, par saint George, monsieur, quelle sottise avons-nous donc faite ?

– Hein ! dit sir Robert M… ahuri.

– Nous avons emprisonné sous le nom de Rocambole l’ami intime du premier secrétaire de l’ambassade française, lequel secrétaire vient d’entrer à Newgate comme un ouragan et demande une éclatante réparation…

Sir Robert M… poussa un cri sourd et se laissa tomber sur un siège, foudroyé par ce dernier coup du sort !…

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