C’était bien, en effet, le premier secrétaire d’ambassade, à qui Marmouset avait écrit, qui se présentait à Newgate à cette heure matinale.
Il pouvait être alors quatre heures du matin.
À Londres, on vit la nuit presque autant que le jour.
C’est le soir que siège le Parlement.
C’est à minuit que le peuple envahit les tavernes et que les gens de haute vie fréquentent les clubs.
Fidèle aux instructions de Marmouset, Milon ne s’était présenté que fort tard, le soir, à l’ambassade de France.
Le premier secrétaire était au bal.
– Je l’attendrai, avait dit Milon.
À deux heures du matin, un huissier avait dit au colosse :
– Si vous voulez absolument voir M. le premier secrétaire, allez dans Pal Mal au West-India Club, vous l’y trouverez.
Milon avait couru à West-India.
Un des laquais du club lui dit qu’en effet le premier secrétaire de l’ambassade de France faisait partie du club, mais qu’il n’y venait jamais avant deux ou trois heures du matin.
Milon attendit patiemment.
Enfin, le haut personnage arriva.
Alors Milon lui remit la lettre de Marmouset et joua son rôle en conscience.
Marmouset était depuis six ans si honorablement connu dans le monde élégant de Paris, que la pensée m’aurait pu venir à personne qu’il se fût fait mettre à Newgate en vue de quelque projet ténébreux.
Le premier secrétaire témoigna donc une véritable indignation.
Il demanda sa voiture sur-le-champ, fit monter Milon à côté de lui et se rendit en toute hâte à Newgate.
À pareille heure on ne pénètre pas dans une prison.
Mais le premier secrétaire parla si haut, avec une telle autorité, menaçant de l’intervention de l’ambassadeur, que le portier-consigne se décida à aller chercher master Dixon, le gardien chef.
Celui-ci accourut.
– Vous avez un Français ici ? dit le secrétaire.
– Nous en avons plusieurs.
– Mais vous en avez un qui a été arrêté dans le Strand, à l’hôtel des Trois-Couronnes ?
– Oui, c’est un malfaiteur des plus dangereux.
Le premier secrétaire se mit à rire.
– Un homme du nom de Rocambole ?
– Vous êtes un niais ! répliqua le premier secrétaire.
L’homme qu’on a arrêté et que vous détenez en prison est un parfait gentleman de mes amis, dont je réponds complètement, et que vous allez faire sortir sur-le-champ.
– Mais, monsieur, avait dit master Dixon tout bouleversé, je ne suis pas le gouverneur.
– Eh bien ! allez chercher le gouverneur.
– À cette heure ?
– Mais sans doute. S’il est couché, il se lèvera. Faut-il vous répéter que je suis le premier secrétaire de l’ambassade de France !
Master Dixon, pris d’une salutaire terreur, était arrivé en toute hâte, comme on l’a vu, dans le cabinet de sir Robert M…
Et sir Robert M… s’était laissé tomber comme foudroyé sur un siège.
Mais, le premier secrétaire ayant suivi le gardien chef, il était entré presque aussitôt.
Alors le bon et jovial gouverneur, qui, certes, ne riait pas en ce moment, s’était levé en balbutiant et baissant les yeux sous le regard irrité du premier secrétaire d’ambassade.
– Monsieur le gouverneur, avait dit celui-ci, sans faire attention aux trois savants, je viens vous prier de faire mettre en liberté, sur-le-champ, un de mes bons amis qui est ici la victime d’une erreur.
– Monsieur, balbutia sir Robert M… d’une voix étouffée, n’auriez-vous pas été plutôt induit en erreur vous-même ?
Le premier secrétaire haussa les épaules.
– On m’a amené ici un Français du nom de Rocambole, poursuivit sir Robert M…
– Mais, mon cher monsieur, dit froidement le secrétaire d’ambassade, si vous croyez qu’il y a une erreur de ma part et non une bévue de la police, il y a un moyen bien simple d’éclaircir la chose.
– Lequel ? dit le gouverneur, qui perdait littéralement la tête.
– C’est de me montrer votre prisonnier.
Sir Robert M… se rattacha à un dernier espoir.
Il était impossible qu’un homme si haut placé que le secrétaire d’ambassade connût un malfaiteur.
Or, pour sir Robert M…, un homme qui parlait une langue mystérieuse et s’entretenait pendant toute la nuit avec un bandit comme l’homme gris, ne pouvait être qu’un malfaiteur qui, peut-être, avait volé les papiers d’un gentleman, et se réclamait, au nom de ce gentleman, à l’ambassade de France.
Sir Robert M… accepta donc avec empressement la proposition qui lui était faite.
– Venez ! monsieur, venez ! dit-il.
Et il se précipita le premier hors de son cabinet.
Master Dixon ouvrit la formidable porte de fer qui sépare le greffe et les appartements du gouverneur de l’intérieur proprement dit de la prison.
Les deux professeurs de langues orientales et le midshipman qui avait vécu parmi les sauvages de l’Océanie suivirent sir Robert M… et le premier secrétaire de l’ambassade.
Milon demeura au greffe.
Il y avait une émotion terrible et suprême que redoutait le colosse.
Il craignait de voir Rocambole et de se trahir.
Marmouset lui avait bien recommandé de ne pas se montrer.
Quand la porte de la cellule où le vrai et le faux Rocambole étaient enfermés se fut ouverte, Marmouset jeta un cri de joie.
Et se levant de son lit, sur lequel il était couché tout vêtu, il se précipita vers le premier secrétaire.
– Oh ! cher ami, dit celui-ci, en vérité, je suis indigné de ce qui vous arrive.
– Ah ! dit Marmouset en riant, je ne me suis pas trop ennuyé.
Rocambole était impassible.
– Et puis, dit Rocambole, ce brave homme et moi, nous nous sommes un peu moqués de sir Robert M…
– Vous vous êtes moqués de moi ?… balbutia le gentleman.
– Eh ! sans doute, cher monsieur.
Sir Marmouset, regardant Rocambole, dit encore :
– Monsieur est Français. Pourquoi est-il ici ? Je l’ignore. Vous avez absolument voulu que je fusse son ami et complice. Alors je lui ai proposé une petite comédie, et il m’a donné la réplique.
Monsieur est un gentleman et un homme d’éducation.
Il a peut-être commis des crimes, mais il parle merveilleusement le javanais.
– Une langue infernale ! dit sir Robert M…
– Une langue charmante, dont je vous donnerai la clef, mon cher gouverneur.
Mais le premier secrétaire d’ambassade fit, sur ces mots, un geste d’adieu à Rocambole, et dit à Marmouset :
– Mon cher ami, venez ; on vous doit une réparation, et je vous jure qu’elle sera éclatante !…
*
* *
Une demi-heure après, Marmouset quittait Newgate, laissant sir Robert M… en proie aux plus vives angoisses.
Car enfin Marmouset pouvait demander une forte indemnité, et le jury ne se priverait pas de se montrer sévère envers un gouverneur aussi léger dans sa conduite.
Et sir Robert M… n’était pas riche…
Et il était père de famille.
Quant à Rocambole, il s’était couché tranquillement et n’avait pas tardé à s’endormir.