Le lendemain matin, la boutique de denrées coloniales vendue à Marmouset la veille par master Love, lequel était parti sur-le-champ, son argent en poche, pour aller planter ses choux dans son cottage de Greenwich, cette boutique, disons-nous, s’ouvrit comme à l’ordinaire, vers neuf heures du matin.
Le brouillard faisait relâche, et il y avait même dans le ciel gris comme une pâle clarté qu’on pouvait prendre pour la photographie d’un rayon de soleil.
Des ouvriers avaient travaillé la nuit à repeindre la devanture.
Quand les habitants d’Old Bailey s’éveillèrent, car le Londonien n’est pas matinal, ils virent la boutique extra-flambante, un gros homme en habit noir avec un tablier blanc sur le ventre, majestueusement appuyé contre la porte, et en dedans trois commis et une jolie dame de comptoir.
La dame de comptoir mettait les écritures en ordre, les trois commis allaient et venaient, et le maître épicier, Milon, ne bougeait pas plus qu’une de ces statues qui décorent tous les coins de la cathédrale de Saint-Paul.
À Paris, il y eût eu rassemblement devant la porte et, pendant une heure, tous les habitants du quartier eussent défilé devant la boutique, examiné les commis, lorgné la jolie dame de comptoir.
À Londres, on ne se dérange pas pour si peu.
C’est à peine si le marchand de poissons et le publicain qui étaient les plus proches voisins de l’épicier, échangèrent ces quelques mots :
– Voisin, il paraît que master Love a vendu.
– Oui, voisin.
– Et que l’acquéreur a pris possession.
– Comme vous voyez.
Et le poissonnier avait étalé ses langoustes et ses saumons, tandis que le publicain rangeait ses pots d’étain sur un comptoir de même métal.
Milon, toujours sur sa porte, ne bougeait.
Il avait les yeux tournés du côté de Kent street et paraissait attendre quelqu’un.
Enfin un cab monta rapidement Old Bailey et vint s’arrêter devant la boutique.
Milon parut tout joyeux.
Un homme descendit du cab et entra.
C’était Marmouset.
Marmouset s’était tout à fait anglaisé depuis sa sortie de prison.
Il portait un de ces costumes de fantaisie, jaquette, gilet, pantalon et guêtres de même étoffe que les Londoniens appellent une suite et par-dessus un macfarlane.
Son chapeau à bords étroits et haut de forme était tout à fait britannique.
Il avait, en outre, coupé ses moustaches et gardé ses favoris.
Et comme il parlait un anglais fort pur, personne n’aurait pu dire que ce gentilhomme n’était pas un enfant des Trois-Royaumes.
Donc Marmouset entra, après avoir payé le cabman et renvoyé le cab.
Et comme il n’y avait pas d’étrangers dans la boutique, il dit en français :
– Bonjour, mes enfants !
– Ah ! dit Milon, je vous attendais avec impatience.
– Et tu m’as attendu toute la nuit ?
– Cela est vrai.
– Ce qui ne t’a pas empêché de travailler, je le vois.
– Non, mais je commençais à être inquiet.
– À mon sujet ?
– Je ne savais pas ce qui s’était passé hier là-bas.
– Je vais te le dire : ils ont promis de le sauver.
– Ah ! dit Milon joyeux.
– Et j’ai rendez-vous ici avec un des chefs.
– À quelle heure ?
– Mais… dans la matinée…
Comme Marmouset disait cela, un homme entra dans la boutique.
C’était un pauvre diable tout déguenillé et qui demanda un hareng, tout en posant un penny sur le comptoir.
Milon fit un signe, et la Mort des braves, un de ses commis, se mit en devoir de servir ce premier chaland, qui paraissait être un Irlandais.
Alors celui-ci regarda Marmouset.
Marmouset tressaillit et fit un pas vers lui.
– Miss Ellen ! dit cet homme.
– L’homme gris, répondit Marmouset.
– C’est bien moi que vous attendez, dit l’homme au hareng.
Et il se dirigea vers un coin de la boutique, afin de pouvoir parler librement.
Marmouset le suivit.
L’Irlandais lui dit alors :
– Je suis envoyé par les chefs fénians.
– Fort bien, dit Marmouset.
– Après le départ de miss Ellen, nous avons tenu conseil, et il a été décidé que nous sauverions l’homme gris.
– Comment ?
– Voilà ce que nous me pouvons vous dire.
– Ah !
– Pour deux raisons.
Marmouset attendit.
– La première, dit le chef fénian, c’est que nous n’avons pas encore définitivement arrêté notre plan.
– C’est différent.
– La seconde, c’est que ni vous ni ceux que vous avez amenés avec vous ne sont fénians.
– Qu’importe ? dit Marmouset.
– Cela importe beaucoup, dit l’Irlandais. Les statuts secrets du fénianisme nous défendent d’employer comme instruments ou comme associés des gens qui n’ont pas le même but politique que nous.
– Mais l’homme gris ?
– Il est fénian.
– Mais nous sommes ses amis ?
– Eh bien ! dit froidement l’Irlandais, nous aurons la plaisir de vous le rendre.
Et sur ces mots, il sortit.
Marmouset fronça le sourcil.
Milon s’approcha de lui :
– Eh bien ! demanda-t-il, que vous a-t-il dit ?
– Ils veulent sauver le maître.
– Bon !
– Mais ils veulent le sauver sans nous.
– Ah ! mais non, dit Milon. Nous ne sommes pas venus à Londres pour rien.
– Certainement, dit Marmouset. Aussi…
– Aussi ? dit Milon.
– Nous allons, de notre côté faire notre petit travail.
– Mais, dame !
– Seulement, il ne faut pas perdre de temps.
– Ah ! dit Milon en serrant ses poings énormes, ils m’embêtent tous ces fénians !
– Et moi, donc ! fit Marmouset.
– Et je voudrais bien qu’ils arrivassent après nous, continua Milon.
– À l’œuvre donc ! reprit Marmouset.
– Comment, nous allons commencer en plein jour ?
– Non, mais nous allons faire un petit tour dans les caves de la maison.
– Ah !
– Et rechercher l’entrée des souterrains.
– Ça va, dit Milon.
Il alluma une chandelle posée sur une large palette de fer, en même temps que Marmouset tirait de sa poche le fameux plan de Londres qu’il avait acheté cent cinquante livres chez M. Simouns, le libraire de la rue Pater-Noster.
Puis Milon poussa une porte au fond de la boutique, et Marmouset le suivit.