Donc miss Ellen et l’abbé Samuel, quittant Well-Close square s’étaient enfoncés dans le dédale de petites rues qui l’avoisinent.
Ils traversèrent ainsi Saint-George street, arrivèrent dans Pannington street, et là, l’abbé Samuel s’arrêta.
Miss Ellen vit alors devant elle une maison haute de quatre étages, qui n’avait que deux fenêtres sur la façade et paraissait habitée par des ouvriers et le monde le plus chétif.
Du linge et des loques pendant aux fenêtres, suspendues sur des cordes.
À travers les vitres de papier huilé brûlaient des lampes fumeuses.
Une petite porte bâtarde, la seule qui donnât accès dans cette maison, s’ouvrit quand l’abbé Samuel eut appuyé son doigt sur une virole de cuivre.
Miss Ellen se trouva alors au seuil d’une allée noire, d’où s’échappait un air froid.
Mais la patricienne ne recula point.
Pour sauver l’homme gris, elle eût pénétré dans le plus infect des bouges, elle eût bu des verres de gin avec des filles perdues.
– Venez, miss Ellen, reprit l’abbé Samuel, et marchez sans crainte.
– Je ne crains rien, répondit-elle.
Au fond de l’allée, il y avait une autre porte.
L’abbé Samuel frappa deux coups précipités, puis un troisième plus lentement, espacé.
Alors, cette porte s’ouvrit.
Une faible clarté frappa miss Ellen au visage.
Elle se voyait à l’entrée d’une cave dans laquelle on descendait par quelques marches usées, et qu’éclairait une lampe suspendue à la voûte.
L’abbé Samuel descendit le premier.
Au bas de l’escalier, qui avait dix-sept marches, on trouvait un second couloir pareillement éclairé.
Au bout de ce couloir, on apercevait une troisième porte, et, derrière cette porte, on entendait des voix confuses.
Alors, l’abbé Samuel dit à miss Ellen :
– Les fénians sont là.
– Bien, dit la jeune fille.
– Et vous pensez qu’ils ne vous attendent pas ?
– Ah !
– Il faut donc que je vous précède et que vous restiez ici.
L’abbé Samuel laissa donc miss Ellen dans le couloir et frappa sur la troisième porte.
Une voix dit au travers :
– Qui es-tu, toi qui viens à cette heure ?
– Un frère, répondit l’abbé Samuel.
– Entre, en ce cas.
Et la porte s’ouvrit.
Cette porte donnait sur une petite salle souterraine qui n’était autre, du reste, qu’une cave.
Il y avait au milieu une table et, assis sur des bancs, autour de cette table, une douzaine d’hommes qui se levèrent avec respect en reconnaissant l’abbé Samuel.
C’étaient les principaux chefs fénians.
L’un d’eux vint au-devant du jeune prêtre et lui dit :
– Mon père, vous nous avez convoqués, et nous sommes venus.
– Je vous ai convoqués pour vous parler de notre mère l’Irlande et de ceux qui l’ont servie fidèlement.
L’abbé Samuel fit un signe et tout le monde se rassit.
Lui seul demeura debout.
– Mes frères, reprit-il, il est un homme qui a voué sa vie et son sang à l’Irlande.
– Comme nous tous ! dirent plusieurs voix.
– Mais vous êtes des Irlandais, vous !
– Et cet homme dont vous parlez ?…
– Il est Français.
Les fénians froncèrent le sourcil ; l’abbé Samuel entendit même de légers murmures.
– Ah ! dit un des chefs, est-ce que vous venez encore nous parler de l’homme gris ?
– Oui, mes frères.
– L’homme gris n’est pas Irlandais.
– Mais a plus fait pour l’Irlande que beaucoup d’entre nous.
– Oh ! fit un sceptique, qu’a-t-il donc tant fait ?
– Il a sauvé John Colden.
– Et puis ?
– Il a sauvé celui que nous considérons comme notre chef futur.
– Mais il s’est laissé prendre à un piège grossier, ricana un des fénians.
– Vous vous trompez, mes frères.
– Enfin, est-il à Newgate, oui ou non ?
– Il y est.
– Vous voyez bien, alors !
– Mais il y est volontairement.
– Ah ! ah ! ricanèrent les fénians.
– Et c’est par dévouement pour vous et pour conquérir à votre cause notre plus mortelle ennemie qu’il s’est fait arrêter.
L’abbé Samuel partait avec un accent de conviction profonde qui finit par impressionner l’auditoire.
– Vous connaissez tous l’origine de cet enfant qui nous commandera un jour, poursuivit le jeune prêtre.
– Oui, oui.
– C’est le neveu de lord Palmure.
– Notre ennemi implacable, dit un des chefs.
– Oh ! fit un autre, moins implacable et moins terrible que sa fille miss Ellen.
– J’attendais cet aveu pour m’expliquer, dit froidement l’abbé Samuel.
Et comme on le regardait avec étonnement :
– Miss Ellen Palmure, dit-il, n’est plus l’ennemie de l’Irlande.
– Que dites-vous, mon père ?
– Miss Ellen est la fille respectueuse et dévouée de notre chère patrie.
– C’est impossible.
– Vous savez qui je suis, reprit le jeune prêtre et nul parmi vous n’oserait affirmer que j’aie jamais menti.
– Certes non, mon père.
– Eh bien ! au nom de notre mère l’Irlande, je vous jure que miss Ellen est avec nous.
Et, parlant ainsi, l’abbé Samuel rouvrit la porte et dit :
– Venez, miss Ellen, venez confirmer à ces hommes mes paroles.
Miss Ellen entra.
Elle portait haut la tête recouverte du capuchon de laine grise.
Un murmure d’étonnement courut parmi les fénians.
– Dites à ces hommes que je leur ai dit la vérité, miss Ellen, continua l’abbé Samuel.
Alors miss Ellen rejeta son capuchon en arrière, et tous la reconnurent.
– Quelle est belle ! murmurèrent plusieurs d’entre eux.
Miss Ellen était pâle, mais la résolution brillait dans ses yeux.
– Mes amis, dit-elle, j’ai poursuivi mes frères, j’ai été leur ennemie acharnée, mortelle. Un homme m’a convertie à votre foi, et cet homme va payer ma conversion de sa vie. Ne le sauverez-vous donc pas ?
Et alors miss Ellen raconta à ces hommes, muets de surprise et pénétrés de respect, sa longue lutte avec l’homme gris, – lutte dans laquelle elle avait été vaincue et elle s’écria :
– Je l’aime ! je l’aime ! et je vous supplie à mains jointes de me venir en aide.
Elle parlait avec des larmes dans la voix, avec des éclairs dans les yeux, avec une éloquence fougueuse et sauvage qui finit par enthousiasmer tous ces hommes.
Et l’un d’eux vint à elle et lui prit les mains.
– Miss Ellen, dit-il, au nom de notre mère l’Irlande, je te jure que nous le sauverons !
– Nous le jurons ! répétèrent les autres fénians, dussions-nous prendre Newgate d’assaut.
– J’ai foi en vous ! dit miss Ellen.
Et elle s’agenouilla devant l’abbé Samuel et lui dit :
– Mon père ! au nom de l’Irlande, pardonnez-moi.
– Ma fille, répondit gravement le prêtre, au nom de notre patrie, au nom de nos frères, je vous pardonne.