Le Wapping s’éveillait, et minuit allait sonner.
Ce quartier de Londres, que nous avons décrit si minutieusement autrefois, est un de ceux où la vie nocturne a le plus de racines.
À huit heures du soir, le passant ne rencontre plus dans les rues que de braves gens qui rentrent précipitamment chez eux pour dormir trois ou quatre heures.
Les magasins sont fermés, les public-houses déserts ; les enfants ont cessé de jouer dans les squares et ne se vautrent plus dans les ruisseaux.
À dix heures, un silence de mort règne partout, depuis les docks jusqu’à la rue Saint-George, depuis la Tour de Londres jusqu’à la Tamise.
Le Wapping est alors une véritable nécropole.
Mais tout à coup, un peu après onze heures, un murmure, vague d’abord, se fait entendre.
Une fenêtre s’ouvre ça et là.
Çà et là une lumière brille derrière les volets d’une boutique ou les persiennes d’une croisée.
Les établissements de nuit s’ouvrent un à un.
Une foule silencieuse descend dans la rue ; puis, à mesure qu’elle grossit, cette foule commence à murmurer à mi-voix d’abord, plus haut ensuite.
Est-ce une émeute qui gronde ?
Nullement, c’est le Wapping qui s’éveille, c’est la vie nocturne qui commence.
Les matelots envahissent les tavernes, et aussi les voleurs, les pickpockets et toute cette population sans aveu qui grouille dans l’East End.
Les belles de nuit accostent sans pudeur les passants ; les tables se dressent aux coins des rues, dans les carrefours, sur les places, sous le porche des temples, partout.
On soupe, on boit, on se querelle, mais à voix basse, afin de ne pas mécontenter le policeman qui se promène çà et là grave et silencieux.
– Ne dormez pas, si tel est votre bon plaisir, dit la loi anglaise, mais ne troublez pas le sommeil de votre voisin.
Elle dit aux filles de joie :
– La libre Angleterre n’admet pas le vice, elle ne l’élève pas à la hauteur d’une institution, elle ne veut pas vous connaître. En plein jour votre vue pourrait choquer les femmes honnêtes, les jeunes filles qui ont un fiancé, les mères de famille et les épouses chastes.
Mais la nuit vous ne les rencontrerez pas.
Faites donc ce que vous voudrez, pourvu que cela se passe convenablement et sans bruit.
Or donc, ce principe étant admis que la femme honnête ne circule pas la nuit dans les rues de Londres, la fille perdue est chez elle.
Elle peut rire, si son rire n’est pas trop bruyant, et tenir à ceux qu’elle rencontre les propos les plus cyniques…
Le policeman qui passe les entend et se prend à sourire.
Le policeman, du reste, est bon diable.
Toujours calme, toujours flegmatique, il ne se mêle que de ce qui le regarde et a le plus grand respect de la liberté individuelle.
Une femme honnête ne peut sortir, à pied, passé huit heures du soir, traverser les rues de Londres sans courir le risque d’être insultée.
Mais, à minuit, le risque devient certitude.
Il y avait dans Well-Close square une vingtaine de filles qui se querellaient à mi-voix, quand miss Ellen et Marmouset arrivèrent.
Mais miss Ellen avait revêtu le costume de dames des prisons, et, dès lors, elle n’avait rien à craindre.
La dame des prisons inspire un respect fanatique au peuple de Londres.
Quand on la voit passer avec une robe grise dont la cagoule lui couvre entièrement le visage, la foule s’écarte avec respect et le rire cynique de la fille de joie s’éteint.
Quelle est celle, du reste, de ces malheureuses qui n’ait un peu donné son âme et son cœur à quelque misérable comme elle, que la potence attend ?
Quelle est celle qui ne se souvient pas que durant la dernière nuit de cet homme qu’elle a aimé, une dame des prisons est venue le consoler et lui parler de la miséricorde infime de Dieu ?
Miss Ellen s’avança donc dans Weil-Close square, et le silence s’y fit tout à coup, comme par enchantement.
Les matelots cessèrent de chanter, leurs dignes compagnes de se quereller, et chacun s’écarta avec respect.
Marmouset était enveloppé dans un de ces manteaux ou plaids qu’on appelle macfarlanes, et il en avait relevé le collet, de sorte qu’on ne voyait guère que le haut de son visage.
Il conduisit miss Ellen vers le milieu du square, la fit asseoir sur un banc et s’assit auprès d’elle.
– L’abbé Samuel, dit-il, ne peut tarder à venir.
Et, en effet, comme il disait cela, une ombre qui se tenait immobile sous l’auvent d’une porte s’agita alors et se mit en marche.
Un homme s’avançait vers le banc où miss Ellen était assise.
Cependant, à deux pas de distance, il s’arrêta hésitant.
Le capuchon de miss Ellen ne lui permettait pas de reconnaître la jeune fille et il avait peur sans doute de se tromper.
Mais Marmouset fit un pas à sa rencontre.
– Êtes-vous l’abbé Samuel ? dit-il tout bas.
– Oui ; et vous êtes-vous le Français ?
– Oui, dit Marmouset à son tour, voilà celle que vous attendez.
Alors l’abbé Samuel qui était enveloppé d’un manteau couleur muraille, s’approcha de la jeune fille.
– Nous avons le temps, dit-il, attendons, miss Ellen.
– Cependant il est minuit, dit la jeune fille.
– Oui, mais le feu vert ne brille pas encore.
– De quel feu parlez-vous ?
Il étendit la main vers un coin de la place et montra le toit d’une maison.
– Tout à l’heure, dit-il, une flamme verte apparaîtra sur ce toit l’espace d’une seconde.
– Est-ce un signal ?
– Oui.
– Et nous attendons que cette flamme apparaisse ?
– Nous n’avons pas attendu longtemps, dit la jeune fille.
En effet, au même moment, une flamme verte couronna le toit, brilla quelques secondes et s’éteignit.
– Maintenant, dit l’abbé Samuel, venez, miss Ellen.
Puis, s’adressant à Marmouset :
– Quant à vous, monsieur, dit-il, où nous retrouverons-nous ?
– Ici, dit Marmouset.
– Peut-être nous ferons-nous attendre longtemps.
– Oh ! répondit Marmouset, j’ai des cigares. Et puis l’homme gris m’a donné de la besogne.
– Ah !
– Je dois aller au bal Wilson chercher des amis à lui, entre autres un matelot nommé William et une fille du nom de Betzy.
Je vous demande une heure.
– Allez, dit l’abbé Samuel.
Et marchant à côté de la sœur des prisons, il ajouta :
– Votre habit me sert d’égide, miss Ellen.
– Ah ! fit la pauvre fille.
– J’ai fait des miracles pour arriver jusqu’ici sans être arrêté. Mais à présent je ne crains plus rien. Quel est le policeman qui oserait s’approcher d’un homme qui accompagne une sœur des prisons ?
Miss Ellen prit le bras du prêtre, et ils parvinrent bientôt dans le dédale des petites rues qui avoisinent Well-Close square.