Tandis que miss Ellen s’éloignait au bras de l’abbé Samuel, Marmouset se mettait à la recherche de William le matelot, l’homme que Betsy aimait avec fanatisme, l’hercule enfin qui s’était mesuré avec l’homme gris et avait été vaincu par lui.
William était un hôte habituel des mauvais lieux du Wapping.
On le trouvait dans la taverne du Cheval Noir, à partir de minuit, ou, avant cette heure-là, au bal Wilson. Puis, à quatre ou cinq heures du matin, Betsy et lui s’en allaient manger des huîtres et des coquillages dans la rue de la Poissonnerie, tout auprès du monument, comme les Anglais appellent la colonne commémorative du grand incendie de Londres.
Pourquoi Marmouset voulait-il trouver William ?
C’est ce que sa conversation avec lui nous apprendra.
Marmouset s’en alla donc au bal Wilson.
Il y avait à la porte deux Irlandaises en haillons et belles comme des anges, qui, voyant un homme bien mis, un gentleman, s’accrochèrent à lui aussitôt.
– Paye-nous un verre de sherry, dit l’une.
– Volontiers, dit Marmouset.
Et il entra dans le bal, flanqué des deux Irlandaises.
Puis, quand il les eut fait asseoir dans une petite salle où on servait des grogs au gin, du sherry et du porter, il leur dit :
– Est-ce que vous connaissez William ?
– Quel William ? Est-ce le William qui est l’amant de Betsy, dit l’une.
– Ou bien William le pickpocket ? dit l’autre.
– C’est l’amant de Betsy.
– Le matelot ?
– Précisément.
– Un drôle de matelot ! dit Anne Justin, la première des deux Irlandaises. Voici trois ans qu’il n’a pris la mer, et c’est Betsy qui le nourrit.
– Est-ce que tu veux lui chercher querelle, mon amour ? demanda l’autre. Aussi vrai que je m’appelle Débora, tu aurais tort.
– Oh ! fit Anne Justin, on ne peut pas savoir, ma chère.
– Oh ! dit Débora, monsieur est gentleman et il a les mains trop fines pour lutter avec William.
– Te souviens-tu du Français ?
– Quel Français ? dit Marmouset, qui prit un air naïf.
Anne Justin reprit :
– Figure-toi, mon petit, que, voici sept ou huit mois, William était à la taverne du Black-Horse.
– Bon ! dit Marmouset.
– Betsy lui avait cherché querelle et il était de mauvaise humeur.
Il se mit à provoquer tout le monde selon son habitude, et personne d’abord ne lui répondit, car William assommait un bœuf d’un coup de poing.
– Ah ! vraiment ?
– Mais il y avait dans un coin un Français, qui ne soufflait mot, et qu’on appelait l’homme gris, à cause de son habit.
– Drôle de nom ! dit flegmativement Marmouset.
– C’était un homme dans ton genre, poursuivit Anne Justin, ni grand, ni petit, avec une jolie figure un peu pâle et de beaux yeux gris qui vous brûlaient quand ils se fixaient sur vous.
– Et qu’arriva-t-il alors ?
– Le Français se leva et dit à William : Je suis ton homme.
– Ah ! ah !
William se mit à rire.
– Alors je vais t’écraser entre deux doigts, dit-il.
Mais le Français le prit par le milieu du corps, l’enleva comme il eût fait d’une plume et le terrassa en dix secondes.
Jamais personne, avant lui, n’avait tombé William.
– Et personne ne l’a tombé depuis, dit Débora. Aussi crois-moi, gentleman, ne tente pas l’aventure.
– Mais, dit Marmouset, je ne veux pas me battre avec lui.
– Que lui veux-tu donc ?
– J’ai à lui parler de la part d’un de ses amis.
– Ah ! c’est différent.
– Savez-vous où il est ?
– S’il n’est pas ici, certainement tu le trouveras au Black-Horse.
– Tiens ! le voilà, dit Débora.
En effet, un homme entrait en ce moment.
Marmouset le regarda avec curiosité.
William était un homme trapu, au cou de taureau, aux épaules herculéennes, aux bras couverts d’un duvet rouge, rugueux et fourni comme le poil d’un singe.
Sa figure était bestiale, mais il avait l’œil intelligent, et ses grosses lèvres indiquaient une franchise brutale et une certaine loyauté.
– Qui parle de moi ? dit-il en entrant et regardant les deux Irlandaises.
– Moi, dit Marmouset.
William le regarda.
Par extraordinaire le matelot n’était pas encore gris.
– Qui es-tu, toi ? dit-il.
– Tu ne me connais pas, dit Marmouset, mais je viens te voir de la part d’un homme que tu connais.
– Et qui se nomme ?
Marmouset se leva, approcha ses lèvres de l’oreille de William et dit tout bas :
– L’homme gris.
William eut un geste de surprise.
– Sortons d’ici, lui dit Marmouset.
Et il donna deux shillings aux Irlandaises en leur disant adieu.
Puis il prit William et l’entraîna hors du bal Wilson.
– Ah ! disait le matelot, tu viens de la part de l’homme gris, gentleman ?
– Oui, mon cher.
– Un rude homme, l’homme gris, le seul qui m’ait jamais tombé.
– Et tu ne lui as pas gardé rancune ?
– Ah ! mais non ; c’est même, entre nous, à la vie, à la mort.
– Vrai ?
– Et si jamais il a besoin de moi…
– Il a besoin de toi, William, et c’est pour cela qu’il m’envoie te trouver.
– Eh bien ! parle, dit William, et s’il faut assommer quelqu’un pour lui faire plaisir…
– Non.
– Que faut-il donc faire ?
– L’homme gris est à Newgate.
– Ah ! diable !
– Et il te prie de faire ce que je te demanderai, comme si c’était lui qui te le demandât.
– Mais que veux-tu donc que je fasse ?
– Viens luncher avec moi demain, je te le dirai.
– Et où cela ?
– Dans Old Bailey, chez un épicier qui me loge.
– Master Love ?
– Non, son successeur.
– J’irai, dit William.
Marmouset tira sa montre.
Il y avait déjà près d’une heure qu’il avait quitté miss Ellen.
– Excuse-moi, dit-il, on m’attend.
Et il quitta William pour retourner dans Well-Close square.